Dans un ouvrage paru initialement en 1947 et intitulé Le Musée imaginaire, André Malraux propose de renouveler le regard occidental sur le musée comme lieu canonique de conservation des œuvres d’art. En questionnant la matérialité du musée à l’heure de la mise en images des œuvres d’art (photographie, albums, catalogues, cinéma), de leur circulation, et de leur démocratisation, il met en lumière l’existence du double idéal de tous les musées, par essence mental et non réalisé : le “Musée imaginaire” .

Nous te proposons ici d’explorer l’approche malrucienne des images d’art comme mémoire collective de la création.

Introduction

André Malraux (1901-1976) est l’un des pères du patrimoine. Fasciné par l’art khmer, qu’il découvre par les photographies de ruines alors en circulation à Paris dans les années 1920, les statues exposées chez les antiquaires, ainsi que les expositions coloniales, il porte ses regards sur cette aire culturelle lointaine. Il l’explore lors de son séjour en Indochine, où le dépêche le ministère des Colonies français entre 1923 et 1926. Il participe également, pour le compte du musée Guimet, aux fouilles archéologiques de temples de Cochinchine (actuelle Siem Reap) aux côtés de l’Ecole française d’Extrême-Orient.

C’est également aux colonies qu’il développe ses idées révolutionnaires et antifascistes, par l’intermédiaire du journal L’Indochine, sur lesquelles il revient après la Seconde Guerre mondiale. D’abord ministre de l’Information dans le gouvernement du général De Gaulle de 1945 à 1946, il milite pour son retour en 1958, et obtient le poste de ministre des affaires culturelles.

André Malraux s’est tôt intéressé aux images d’art et au rapport que celles-ci entretiennent avec les œuvres artistiques. Ces images tirées à de nombreux exemplaires répliquaient alors, dans des formats et sur des supports standardisés, les objets les plus précieux que contenaient les sites archéologiques et les collections publiques et privées du monde entier.

Le développement de la production et de la circulation des images

Dès les années 1940, la production et la circulation de ces images se sont considérablement intensifiées, sous l’effet d’un double mouvement. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il répondait à l’augmentation rapide du nombre d’œuvres d’art reconnues comme telles par l’Occident, mais aussi à la démocratisation des images d’art. Celle-ci permet la diffusion de ces œuvres auprès du plus grand public, et principalement auprès de ceux qui ne pouvaient voir les œuvres originales de leurs propres yeux.

Le renouveau des images de l’Occident

De nouvelles images sont d’abord apparues avec l’extension de l’horizon du patrimoine occidental. Le renouveau des méthodes et techniques en archéologie a permis l’identification de sites et d’artefacts jusqu’alors inconnus. On pouvait désormais s’extasier devant les peintures rupestres de la grotte de Lascaux, découverte en Dordogne au début des années 1940, et les comparer aux grottes de l’Inde, dont la statuaire monumentale évoquait quant à elle celle du Bayon d’Angkor. Certains artistes, comme Pieter Breughel, Jean Siméon Chardin ou Francisco Goya, dont certaines toiles étaient restées marginales, ont été révélés, et leur style remis en avant par le travail d’historiens de l’art.

Le renouvellement des sciences de l’Homme, autour de l’école de Marcel Mauss, appuyé par des missions en contexte colonial, ainsi que le dépassement des fantasmes orientalistes du XIXe siècle, ont contribué à la rénovation des images du monde fréquentées par l’Occident. Il s’est familiarisé avec de nouvelles périodes et de nouveaux supports, et il s’est ouvert à de nouvelles aires culturelles embrassant les arts africains, asiatiques, océaniens ou précolombiens. Ainsi a-t-il fait entrer dans son univers mental les masques de danse dogon, les figures des grottes de Longmen, les têtes de Palenque ou les fétiches polynésiens.

Conservation et valorisation

En France, la conservation n’était déjà plus l’apanage de collectionneurs privés depuis la création en 1830 des Monuments Historiques par le ministre Guizot et leur direction par l’écrivain Prosper Mérimée. Cette dynamique d’expansion du champ de la conservation s’est confirmée par l’attribution à l’Etat français d’une nouvelle prérogative, le chargeant désormais de piloter la conservation patrimoniale dans des domaines aussi variés que les arts représentatifs, l’architecture ou les ouvrages d’art dans l’espace public. La création en 1964 de l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques acte cette entreprise naturaliste de classification de l’ensemble du patrimoine français et le nouveau paradigme d’inventaire des oeuvres d’art que se sont ensuite approprié l’ensemble des curateurs contemporains. Mais la diffusion des images d’art est avant tout liée à la possibilité idéologique et technique de la production en série de ces images.

Ces images d’art ont d’abord été le fait des préromantiques voyageant dans toute l’Europe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’aristocratie européenne valorisait alors les mobilités à l’échelle européenne, à travers la pratique du Grand Tour. Les jeunes aristocrates, principalement britanniques, confirmaient leur prestige social et parachevaient leur éducation par un voyage initiatique d’envergure continentale dont la mise en images était l’une des étapes inévitables. Ils visitaient et croquaient les principaux monuments et sites archéologiques, au cours d’un pèlerinage qui les conduisait jusqu’aux ruines latines, que le voyageur embrassait d’un regard avec la baie de Naples, depuis les hauteurs du Vésuve.

Archéologie des images

En effet, l’éducation moderne et la passion pour les Anciens avaient conduit les artistes à valoriser l’image d’un paysage campanien pacifique où le pèlerin marchait dans les pas de Virgile et où le récit antique était la pierre de touche du spectacle contemporain. L’intérêt renouvelé pour les antiquités des jeunes aristocrates était alors avivé par la publication de nombreux ouvrages énumératifs et descriptifs, parfois illustrés. Ceux-ci compilaient ainsi des souvenirs visuels et collectaient des images monumentales, jusqu’à orienter le tracé de leur itinéraire italien.

Les images que ces ouvrages faisaient circuler évoluaient au gré des découvertes archéologiques contemporaines, comme celles d’Herculanum, de Pompéi, de la Domus Aurea de Néron et des artefacts du musée Portici, toutes exhumées au XVIIIe siècle. Le nombre de ces images s’accroissait également par les commandes artistiques de ces aristocrates, tandis que leur contenu traduisait la sélectivité du regard européen lors du voyage d’agrément. Elles prenaient la forme de la veduta, un genre pictural extrêmement travaillé articulant les éléments paysagers les plus remarquables et isolant l’image retenue du paysage plus banal dans lequel elle s’insérait. .

Ordonner le regard” par l’image

Ces images constituaient alors le point d’apogée du voyage de ces jeunes aristocrates, immortalisés en voyageurs méditant sur les ruines antiques. L’historien A. Corbin écrit ainsi dans son ouvrage L’Occident et le désir du rivage :

A propos de la villégiature, quatre images ordonnent le regard : l’attractivité du paysage de Pouzzoles et sa déchéance présente, le séjour scandaleux de Tibère à Capri, qui autorise le déploiement de fantasmes érotiques, la délicieuse maison de Pollius Felix, l’ami de Stace et le tunnel édifié par Domitien et dénoncé par Sénèque.

Mais ces images restaient très limitées en nombre, et leur aire de diffusion très circonscrite à l’Europe occidentale. Une révolution se produit avec l’apparition d’images produites “en série” et leur diffusion globale par le biais d’innovations techniques au cours du XIXe siècle.

Or, pour Malraux, la production et la fréquentation de ces images a joué un rôle décisif dans la constitution d’un musée d’images hypothétique, car intangible et non réuni, qui habite chacun. Les oeuvres qui le composent s’actualisent au gré de la fréquentation que chacun peut faire de leurs reproductions au cours de sa vie :

Nous disposons de plus d’œuvres [reproduites] significatives, pour suppléer aux défaillances de notre mémoire, que n’en pourrait contenir le plus grand musée. Car un “Musée imaginaire” s’est ouvert, qui va pousser à l’extrême l’incomplète confrontation imposée par les vrais musées : répondant à l’appel de ceux-ci, les arts plastiques ont inventé leur imprimerie.

Le Musée imaginaire

Le “Musée imaginaire” comme collection d’images mentales

Le “Musée imaginaire” tel que le définit André Malraux n’est pas radicalement étranger à ceux que connaît l’Occident. Ces musées “traditionnels” sont apparus dans l’Europe moderne comme une innovation décisive dans le rapport que les hommes entretiennent à l’art. Ils étaient fondés sur la contemplation par le sujet d’objets mis en scène dans une portion limitée de l’espace.

L’intellectualisation de notre rapport à l’art par une nouvelle forme d’image : l’image mentale

Cette nouvelle pratique de l’exposition n’a pas eu alors sa pareille en Extrême-Orient. Ll’accès aux œuvres d’art y prenait la forme d’une visualisation temporaire pour qui les possédait, et le monopole détenu sur ces œuvres, fréquentées selon le bon vouloir de leur propriétaire, était le premier critère du plaisir esthétique éprouvé. L’existence du musée est donc contingente. Ces derniers ne se sont diffusés dans les espaces extra-européens qu’à la suite de la colonisation, puis du mouvement accusé de mondialisation culturelle de la fin du XXe siècle.

Les musées “traditionnels” ont ainsi transformé le rapport aux collections artistiques et le statut des objets qu’elles contenaient. Cette transformation a pris la forme d’une “intellectualis[ation]” du rapport à l’art, c’est-à-dire d’une production d’images mentales des oeuvres exposées. Elle détache ainsi ces œuvres de leur fonction première, tout en distinguant leur qualité nouvelle d’images suscitant le plaisir esthétique.

L’effacement du modèle au profit de l’image

Cette réflexion malrucienne est révélatrice de sa psychologie de l’art : l’apparition du musée accompagne l’évolution de l’environnement mental des images. La contemplation muséale comme nouvelle modalité d’accès à l’œuvre d’art détermine l’effacement de la dimension explicitement référentielle de l’œuvre d’art, au profit d’un dégagement total vis-à-vis du modèle qui l’a inspirée et des scories du contexte de création. L’œuvre d’art s’émancipe de la contingence par sa mise en image et son insertion dans une collection plus globale composée de toutes les œuvres d’un patrimoine défini.

Malgré les cartels et les parcours didactiques proposés par les curateurs, le modèle s’efface, selon Malraux, au profit de l’image dont seule est rappelée la paternité, par le recours à la métonymie. Aussi ne connaît-on pas L’homme au casque d’or (c. 1650) ni L’homme au gant (1520-1523) ou Le portrait du comte-duc d’Olivares (1638), mais le Rembrandt, le Titien ou le Velazquez. Ainsi,

Jusqu’au XIXe siècle, toutes les œuvres d’art ont été l’image de quelque chose qui existait ou qui n’existait pas avant d’être des œuvres d’art […]. Et le musée supprime de tous les portraits (le fussent-ils d’un rêve), presque tous leurs modèles, en même temps qu’il arrache leur fonction aux oeuvres d’art : il ne connaît plus palladium, ni saint, ni Christ, ni objet de vénération, de ressemblance, d’imagination, de décor, de possession ; mais des images des choses, différentes des choses mêmes, et tirant de cette différence spécifique leur raison d’être.

Le Musée imaginaire

Ce processus de fabrication d’images mentales est favorisé par la juxtaposition de chef-d’œuvres dans les musées “traditionnels” . Toutefois, la dispersion de la production artistique à l’échelle mondiale et le sentiment d’incomplétude que suscite la fréquentation d’un musée, aussi grand et complet soit-il, appelle à lui un musée qu’aucun mur ne peut contenir.

Cette dimension lacunaire du musée “traditionnel” convoque dans l’esprit des artistes, entendus chez Malraux comme l’ensemble des créateurs et amateurs d’art, la collection des images de tous les chefs-d’oeuvres et les agence dans un espace des possibles, par essence idéal et non réalisé : le “Musée imaginaire”.

Le “Musée imaginaire” et le patrimoine

Ce “Musée imaginaire” se présente comme une allégorie de la configuration de la connaissance. Il s’agit d’un état de la production artistique de l’humanité, d’un aperçu insaisissable de la vastitude du patrimoine mondial :

Le musée [“traditionnel”] est formé des œuvres qu’on a pu réunir ; mais l’acharnement le plus heureux ne permet encore que la collection d’un petit nombre d’œuvres […]. Mais il appelle d’une façon impérieuse tout ce qui lui manque : il est lui-même un appel, de par la confrontation qu’il impose. Et avec notre siècle commence à s’établir dans notre esprit quelque chose qui va succéder au musée, et que j’appellerai le Musée imaginaire.

Malraux, Discours prononcé le 4 novembre 1946 à l’Unesco

Ces images mentales sont une des formes que peut prendre la patrimonialisation. En effet, elles participent à l’intégration de l’œuvre d’art à un bien commun qui a vocation à être légué à la génération suivante. Elles remplissent ainsi un rôle de conservation.

Malraux envisage ainsi ce “Musée imaginaire” comme un panthéon dépositaire de la mémoire des œuvres et des artistes. Cette mémoire prend la forme d’un agencement d’images immortalisées par le processus de création et la reproduction de l’œuvre d’art, qui l’affranchit des contraintes de sa matérialité :

Le temps de l’art ne coïncide pas avec celui des vivants. Les grands artistes ne sont pas tout à fait des morts, leurs images non plus. Ces interlocuteurs des hommes disparus le seront aussi des hommes le seront aussi des hommes à naître ; Rembrandt, Baudelaire, ont manifestement concouru à créer leur peuple futur (…). J’ai dit à Picasso que le vrai lieu du Musée imaginaire est nécessairement un lieu mental.

La tête d’obsidienne

Le “Musée imaginaire” rassemble ainsi à une collection d’images mentales, et l’exposition idéale qu’il donne à voir se construit à partir de nombreux procédés.

La mise en images de l’art et la genèse du musée imaginaire

L’influence de Benjamin : la reproduction en série des images

Pour Malraux, les images concrètes et reproductibles sont les premiers outils de l’intellectualis[ation]” du rapport à l’art et de la mise en ordre du “Musée imaginaire”. La pensée qu’il développe à propos des images d’art doit beaucoup à celle de Walter Benjamin. Nous te rappelons brièvement ici quel est son propos sur la reproduction des œuvres d’art.

Pour Benjamin, l’oeuvre d’art a toujours été reproductible. Les artistes ont d’abord copié les chefs-d’œuvres avec lesquels ils avaient été en contact, comme la statuaire romaine a copié les modèles grecs, ou le disciple de Léonard de Vinci, Marco Oggiono, a contribué à la diffusion de sa Cène en proposant de la reproduire à l’identique en 1506.

Mais la reproduction en série, par l’intermédiaire de la gravure, a ensuite affranchi les artistes de la répétition du geste. L’amélioration du procédé par la lithographie, au XIXe siècle, a permis l’écoulement sur le marché d’images produites en série avec une précision inégalée. A sa suite, la photographie a contribué à améliorer la précision des images produites. Enfin, le cinéma, que Benjamin présente comme une évolution de l’image en puissance dans la photographie, les a mises en mouvement et leur a surimposé une bande sonore.

Dans L’oeuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, Benjamin écrit ainsi que :

Avec la lithographie, la technique de reproduction atteint un plan essentiellement nouveau […]. Mais la lithographie en était encore à ses débuts, quand elle se vit dépassée, quelques dizaines d’années après son invention, par celle de la photographie […]. Et comme l’oeil perçoit plus rapidement que ne peut dessiner la main, le procédé de la reproduction de l’image se trouva accéléré à tel point qu’il put aller de pair avec la parole.

Malraux souligne ainsi que l’émergence de la “reproduction technique”, emblématique de la période contemporaine, a constitué une révolution par la possibilité d’augmenter le nombre d’images en circulation, de les diffuser auprès d’un plus vaste public, mais également de faire connaître des œuvres qui ne faisaient pas partie du canon artistique jusqu’alors.

Par ce procédé, il est désormais possible à chacun d’être exposé au cours de sa vie à un panel d’œuvres plus conséquent que par le passé :

La photo, d’abord modeste moyen de diffusion destiné à faire connaître les chefs-d’œuvre incontestés à ceux qui ne pouvaient en acheter la gravure, semblait devoir confirmer les valeurs acquises. Mais on reproduit un nombre toujours plus grand d’œuvres à un nombre toujours plus grand d’exemplaires, et la nature des procédés de reproduction agit sur le choix des œuvres reproduites. La diffusion de celle-ci est nourrie par une prospection de plus en plus subtile et de plus en plus étendue. Elle substitue souvent l’œuvre significative au chef-d’œuvre traditionnel, le plaisir de connaître à celui d’admirer ; on gravait Michel-Ange, on photographie les petits maîtres, la peinture naïve et les arts inconnus. On photographie tout ce qui peut s’ordonner selon un style…

Le Musée imaginaire

L’impact des images sur la mémoire et le regard qu’on y porte

Ces images, à l’instar des gravures qu’elles ont remplacé, travaillent le matériau de la mémoire de ceux qui les fréquentent en s’y inscrivant durablement. Le procédé de reproduction technique a permis l’émergence d’images mentales dont le détail et l’exhaustivité sont fonction de la familiarité entretenue par le sujet avec les multiples reproductions de l’oeuvre d’art. Ainsi,

La reproduction n’étant pas la cause de notre intellectualisation de l’art, mais son plus puissant moyen, ses astuces, et quelques hasards, servent encore celle-ci.

Le Musée imaginaire

De plus, la production d’images d’art contribue à sélectionner un certain regard sur l’œuvre d’art. Celui-ci, selon les paramètres de l’image retenus, peut participer à renforcer l’inscription mémorielle de l’œuvre en question. Ainsi, le cadrage, l’angle, l’éclairage mettent en relief l’aura de l’œuvre d’art. Seule l’image d’art seule parvient à la faire émerger, à rebours de la neutralité du modèle original :

Le cadrage d’une sculpture, l’angle sous lequel elle est prise, un éclairage étudié surtout – celui des œuvres illustres commence à rivaliser avec celui des stars – donne souvent un accent impérieux à ce qui n’était jusque-là que suggéré.

Le Musée imaginaire

Confronter les oeuvres : l’image comme invitation à la comparaison

L’autre potentialité de ces images réside dans la confrontation des œuvres d’art qu’elle permet. Emancipant les œuvres d’art de leur matérialité et réunies par le bon vouloir de l’équipe de rédaction d’un magazine d’art, par l’arbitraire d’un amateur adepte de collage ou par un commissaire d’exposition, ces images juxtaposent des œuvres d’art qu’aucun musée “traditionnel” ne pourrait contenir, par rejet du disparate ou par l’ampleur des impératifs logistiques qu’un tel agencement supposerait.

Cette invitation à la comparaison est également renforcée par le nivellement des contrastes de taille entre les œuvres d’art. L’absence de repère dans le cadre de l’image d’art rend impossible toute estimation de taille :

En outre, la photographie en noir “rapproche” les objets qu’elle représente, pour peu qu’ils soient apparentés. Une tapisserie, une enluminure, un tableau, une sculpture et un vitrail médiévaux, objets fort différents, reproduits sur une même page, perdent leur couleur, leur matière (la sculpture, quelque-chose de son volume), leurs dimensions, au bénéfice de leur style commun […]. Les oeuvres d’art perdent leur échelle.

Le Musée imaginaire

Cet écrasement des proportions que provoque la mise en images des œuvres d’art a alors deux effets. Il inscrit tout d’abord les œuvres dans un panthéon égalitaire et propose une histoire de l’art à parts égales, décentrant le regard européen sur les œuvres issues d’autres aires culturelles.

Ensuite, il permet l’inscription dans le canon artistique d’œuvres de taille réduite, apparentées aux arts mineurs, souvent déconsidérés :

L’agrandissement fait de certains arts mineurs, depuis longtemps étudiés comme tels, des rivaux de leurs arts majeurs.

Le Musée imaginaire

Enfin, la mise en image favorise également le rapprochement des œuvres d’art entre elles par les détails qui les composent et qu’elles partagent. Pour ce faire, il isole des éléments communs sur lesquels peut s’attarder l’oeil, des détails précisés par un cadrage adapté, qui les mettent en lien par delà leurs différences de taille, d’époque ou d’aire culturelle :

La vie particulière qu’apporte à l’œuvre son agrandissement prend toute sa force dans le dialogue que permet, qu’appelle, le rapprochement des photographies […]. L’album isole, tantôt pour métamorphoser par l’agrandissement, tantôt pour découvrir ou comparer, tantôt pour démontrer. Et par le fragment, le photographe réintroduit d’instinct telles œuvres dans notre univers privilégié, comme les œuvres du musée de jadis s’y trouvaient introduites par leur part d’italianisme.

Le Musée imaginaire

Conclusion

Ainsi, le “Musée imaginaire” d’André Malraux reflète ses ambitions dans le domaine de la conservation de l’art. Il souligne son aspiration à une forme de patrimonialisation par les images d’art et la mémoire visuelle. Il situe l’émergence de celle-ci à la fin du XIXe siècle, en lien avec la révolution que constitue la “reproduction technique” des oeuvres d’art par la photographie.

Le “Musée imaginaire” est ainsi cet espace hypothétique où seraient contenues toutes les images des œuvres d’art mondiales, appréhendées égalitairement pour leur valeur artistique en dépit de leurs différences, et qui constituerait pour le public un espace d’interrogation. Les potentialités de la production sérielle, qui façonne les images mentales de ce “Musée imaginaire” , permet un tel questionnement. La photographie d’art permet ainsi de définir un certain regard sur les oeuvres, propice à leur mise en valeur, mais également de les confronter, de les isoler voire de les agrandir. Ces innovations permettent de réunir les œuvres dans la mémoire de ceux qui fréquentent ces photographies.

Malraux a tenté, en 1973, de réaliser ce “Musée imaginaire” . La réunion à la fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence d’oeuvres d’art d’époques, de supports et d’aires culturelles variées avait ainsi pour ambition de matérialiser le champ mental dans lequel s’agençaient les images qui avaient donné lieu à l’exposition. L’imparfaite confrontation des œuvres et la différence irrémédiable entre les images mentales originelles et leur matérialisation ont cependant confirmé la nature de ce “Musée imaginaire” : son caractère irrémédiablement utopique.