Maupassant, auteur majeur du courant réaliste et disciple reconnu de Flaubert, est déjà bien installé dans la sphère littéraire parisienne lorsqu’il écrit Pierre et Jean en 1888. Il se permet ainsi de préfacer lui même son recueil, où il définit à grands traits ce que doit être la doctrine naturaliste. Celle-ci apporte répond à de nombreuses questions sur la notion de monde, telles que celles-ci : « Que peut-on dire du monde ? Comment peut-on dire le monde ? Quelle vérité y a-t-il dans un monde raconté ? ». Si tu veux lire le texte toi-même, il est très court : c’est ici. Et si tu préfères une analyse toute faite, avec les thèses et citations à retenir, en voici une !

Introduction

Définissons le Monde comme « totalité ordonnée de l’existant ». Cela correspond à son sens grec (kósmos), moins son sous-entendu « d’harmonie ». Le monde est ainsi un ensemble (une totalité) de ce qui est (l’existant), ordonné selon un principe organisateur. On parlera d’une réalité pour désigner un ensemble d’existant, ou une fraction de la totalité des existants.

Toute la difficulté dans la définition du monde est donc de choisir, découvrir ou construire le principe organisateur qui l’ordonne. Ainsi, dans cette préface, Maupassant défend l’idée que le principe organisateur du monde est insufflé par ceux qui font l’expérience du monde. En cela, il n’y a pas un monde, mais des mondes, propres à chaque individu.

Il y a un art de dire ces mondes à partir de la réalité : c’est tous le projet du roman réaliste que d’y parvenir. Ces constructions de monde permettent, dans la multiplicité des mondes dont nous pouvons faire l’expérience, d’extraire une certaine vérité des réalités dont nous faisons l’expérience. Mais si les mondes sont si multiples, comment peut-on prétendre les dire ?

I. De l’absurdité de penser dire le monde

Le roman réaliste prétend dire « rien que la vérité, toute la vérité ». Mais comment la vérité du monde peut-elle être dite par plusieurs romans à la fois ? Est-il légitime de penser qu’il est possible de dire le monde ?

Il n’y a pas de réalité universelle

La totalité de l’existant n’a pas de principe explicatif unique. Les romans réalistes sont construits à l’aide de certaines vies. Habilement expliquées par quelques principes simples, elles semblent prendre un sens nouveau. Ces vies, transformées en histoires, permettent aux artistes d’écrire des romans réalistes.

Mais ces vies peuvent être transformées de bien des façons, et selon des principes différents. Il n’existe donc pas un unique principe explicatif qui seul donnerait du sens à une vie. Il existe encore moins un principe explicatif qui donnerait du sens, un ordre, à l’ensemble des choses existantes, prises comme un tout.

Ainsi, pour Maupassant, la réalité, au sens d’une réalité unique et universellement partagée, n’existe pas. « Quel enfantillage, d’ailleurs, de croire à la réalité puisque nous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes », écrit-il.

De fait, il n’y a pas de monde universel

La totalité de l’existant est connue à travers les sens et l’interprétation que l’esprit en fait. Notre esprit (nos pensées) et nos sens (nos organes), de part leur goût, leur histoire, et l’ensemble de leur particularité, engendrent pour chacun une réalité unique qui sera la leur. Toutes sont des colorations différentes de la réalité dont ils font l’expérience. En conséquence, chacun fait l’expérience d’une réalité différente, même s’il serait faux de dire que toutes nos réalités n’ont rien de commun entre elles.

En effet, toutes ces réalités se languissent d’un ordre, d’un principe explicatif qui pourra faire d’elles un monde. Puisque ces réalités et les principes explicatifs sont multiples, les mondes possibles le sont également. Il est donc absurde de vouloir dire le monde, puisque les mondes que nous connaissons nous sont à chacun propres.

Puisque les réalités n’existent que pour nous, les mondes que nous connaissons ne peuvent donc que nous être propres ! Mais cela signifie-t-il que la réalité ne peut jamais se faire monde, alors que c’est le projet-même du roman réaliste ?

II. Comment dire la réalité pour en faire un monde ?

Pour Maupassant, il est donc absurde de vouloir dire le monde de façon absolu. Néanmoins, tout l’objet du roman réaliste est de dire un monde à partir du réel. Celui-ci est compris comme une fraction de l’ensemble de l’existant. Comment cette construction se fait-elle, et quel genre de monde engendre-t-elle ?

Comment construire un monde

Il est évident qu’il est impossible de dire un monde en épuisant tous les existants qu’il contient. En effet, il serait absurde de décrire l’ensemble des évènements qui composent une journée. Le romancier doit donc choisir parmi les évènements du réel : « Raconter tout serait impossible, car il faudrait alors un volume au moins par journée, pour énumérer les multitudes d’incidents insignifiants qui emplissent notre existence ».

Une fois ce choix d’élément établis, il faut les réarranger. Car si un monde pouvait être dit à partir de fragments choisis d’une réalité sans que ceux doivent être réarrangés, alors l’ensemble de ces fragments choisis formeraient déjà un monde, sans qu’il n’y ait besoin d’y insuffler un sens. Le sens serait donc déjà présent dans les fragments choisis de cette réalité, et la réalité formée uniquement de ces fragments choisis serait déjà un monde. Il n’y aurait donc rien à faire, et un monde pourrait être perçu sans qu’un ordre extérieur lui soit donné.

Or, cela ne correspond absolument pas à l’expérience commune. Si un ordre pouvait être trouvé dans un ensemble choisi de fragment d’existants, alors il n’y aurait nul besoin de raconter des histoires. En effet, les histoires existeraient déjà dans le quotidien.

Maupassant écrit donc que « la vie (…) est composée des choses les plus différentes, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates ; elle est brutale, sans suite, sans chaîne, pleine de catastrophes inexplicables, illogiques et contradictoires qui doivent être classées au chapitre faits divers ». Il est donc bien nécessaire, une fois les évènements choisis, de les réarranger si l’on veut dire un monde. Par quel procédé ce ré-arrangement a-t-il lieu ?

Le monde émerge de la logique ordinaire

Comment réarranger les évènements du réel pour en faire un monde ? Il faut pour cela leur insuffler un ordre qui ne les habite pas. Cet ordre, pour le roman réaliste, est celui de la logique ordinaire. En effet, la vie commune est dépourvue de cette logique ; ou du moins, elle n’est pas assez présente pour qu’on puisse en faire un principe explicatif.

Or, décrire le réel tel qu’il est, accidenté et absurde, serait justement le priver du principe explicatif dont on veut le doter. « Pouvons-nous faire tomber une tuile sur la tête d’un personnage principal, ou le jeter sous les roues d’une voiture, au milieu d’un récit, sous prétexte qu’il faut faire la part de l’accident ? ». Il convient donc d’insuffler dans l’ensemble de fragments de réel qui ont été choisis les éléments de la logique ordinaire. Ceux-ci viendront tout naturellement rendre les évolutions des protagonistes nécessaires.

Mais que l’on ne s’y trompe pas : cette logique est bien insufflée au réel, ce n’est pas une caractéristique cachée qui en est révélée ! En effet, « faire vrai consiste (…) à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession ».

Somme toute, pour faire d’un réel un monde, c’est-à-dire quelque chose d’ordonné, il faut choisir ses éléments, et les réarranger afin d’insuffler en eux la logique ordinaire. C’est, selon Maupassant, le rôle-même des réalistes. En effet, ils «devront souvent corriger les événements au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car “Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable” » . De plus, « le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même » .

Les artistes sont ceux dont les mondes se rapprochent le plus du réel

Ainsi, chacun dispose de sa réalité, et par le processus de construction de monde, dispose de sa vérité. Pourtant, certains individus sont dotés d’une vision plus perçante, d’une plus grande patience ou d’une plus grande perspicacité. Ainsi, ils sont capables de partager leur vision du réel et les mondes qu’ils construisent. Ils peuvent ainsi les imposer à ceux qui les reçoivent.

Ce sont bien sûr les artistes : « Illusion du beau qui est une convention humaine ! Illusion du laid qui est une opinion changeante ! Illusion du vrai jamais immuable ! Illusion de l’ignoble qui attire tant d’êtres ! Les grands artistes sont ceux qui imposent à l’humanité leur illusion particulière ».

Il n’y a cependant pas, comme chez Platon, une idée absolue du Beau, qui puisse être juge des mondes créés. Il n’y a pas, comme le prétendent certains critiques, de laid qui puisse discréditer certains autres mondes. Il n’y a pas, comme chez Kant, de maximes systématiques. Et il n’y a rien de suffisamment repoussant pour qu’aucun homme ne s’y risque. En effet, ce qui est repoussant, par essence, attire les curieux.

Ainsi, les grands artistes ne sont pas ceux qui révèlent le monde tel qui l’est, mais qui dépeignent des mondes suffisamment puissants, « plus réels que le réel » .

Ils sont donc capables de convertir les mondes internes de leur public, selon leur propre vision. Mais alors, une notion de vérité autre que relative est-t-elle atteignable ? Pour Maupassant, oui, mais seulement en partie.

III. Quelle vérité quand les réalités et les mondes se multiplient ?

Roman d’analyse pure et roman d’objectivité

Il est possible de prédire avec certitude que « “tel homme de tel tempérament, dans tel cas, fera ceci” ». Mais il n’est pas possible de prédire « toutes les secrètes évolutions de sa pensée qui n’est pas la nôtre, toutes les mystérieuses sollicitations de ses instincts qui ne sont pas pareilles aux nôtres, toutes les incitations confuses de sa nature dont les organes, les nerfs, le sang, la chair, sont différents des nôtres ».

Ces deux objectifs, prédire les pensées et prédire les actes, sont respectivement les programmes du roman d’analyse pure, et du romans objectif. Ces types de romans présentent tout deux des mondes où l’action semble avancer de manière mécanique et nécessaire. Cependant, ils utilisent deux procédés très différents.

Le roman d’analyse pure

Les romans d’analyse pure décrivent avec détail et minutie les états mentaux de leurs protagonistes. L’action devient presque secondaire.

Ce faisant, ils prétendent expliquer la réalité grace à une compréhension fine des états mentaux : « Il faudrait donc, d’après eux, écrire ces œuvres précises et rêvées où l’imagination se confond avec l’observation, à la manière d’un philosophe composant un livre de psychologie, exposer les causes en les prenant aux origines les plus lointaines, dire tous les pourquoi de tous les vouloirs et discerner toutes les réactions de l’âme agissant sous l’impulsion des intérêts, des passions ou des instincts ».

Cependant, cette approche n’est pas féconde aux yeux de Maupassant. En effet, selon lui, il est impossible de prédire avec exactitude l’enchainement des états de pensée « d’une pensée qui n’est pas la nôtre ». Puisque les réalités différentes proviennent des expériences différentes de la chaire, il n’est pas possible de connaitre précisément la manière dont les pensées d’autrui s’organisent.

Dans le cas contraire, nous pourrions faire l’expérience des mêmes réalités et des mêmes mondes. Or, nous l’avons vu : pour Maupassant, une telle aspiration n’est qu’illusion.

Le roman d’objectivité

Le roman d’objectivité, lui, se contente de décrire les actes des protagonistes. Il ne s’attarde par sur leurs états de pensée, qu’il laisse à deviner.

Pour Maupassant, un tel roman y gagne en intérêt à la lecture, et surtout en sincérité. En effet, il est plus vraisemblable, plus proche de l’expérience que nous nous faisons du monde. Le romancier, plutôt que d’exposer froidement à une dissection psychologique, fait vivre au lecteur l’expérience qui à conduit l’auteur à construire son monde tel qu’il le raconte.

De plus, il est malhonnête pour l’auteur de prétendre raconter la psyché des autres, car il ne connait que la sienne. L’observateur honnête raconte ce qu’il voit, ou plutôt, ce qu’il a choisi de donner à voir.

Les artistes sont ceux qui peuvent imposer les mondes qu’ils créent

La seule vérité atteignable est donc celle du roman d’objectivité. Le roman d’analyse pure, lui, peut produire de l’art et du beau, mais il ne peut dégager de vérités. En effet, il est construit sur un égarement : celui de croire pouvoir penser comme autrui.

Le roman d’objectivité, lui, donne une vérité : celle de l’auteur, de sa réalité et des mondes qu’il construit. Maupassant écrit ainsi que « nous ne diversifions donc nos personnages qu’en changeant l’âge, le sexe, la situation sociale et toutes les circonstances de la vie de notre moi que la nature a entouré d’une barrière d’organes infranchissable. ».

Autrement dit, c’est en faisant la synthèse d’une situation particulière que l’artiste donne à voir son monde. Il opère cette synthèse en soulignant par une phrase tout ce qu’une situation à d’unique et de remarquable. Ce faisant, il nous dit quelque chose de vrai sur le réel.

Sans ce mot juste, sans l’interprétation de l’artiste, cette situation observée serait semblable à mille autres. Ainsi, l’artiste donne à voir une vérité qu’il a su trouver dans le réel, mais qui n’aurait pas existé sans son action créatrice.

Conclusion : l’intérêt de la préface de Pierre et Jean pour “Le monde”

Les 5 thèses à retenir

  • Un Monde est une totalité ordonnée de l’existant.
  • Une réalité est une fraction de la totalité de l’existant. Un monde est ainsi une réalité dont tous les existants sont ordonnés selon un principe organisateur.
  • L’âme de l’artiste comprend l’ordre du monde et le révèle dans le roman.
  • Cet ordre n’est pas le seul possible : il n’est pas absolu. Mais il n’en est pas moins vrai.
  • La réalité est ce que l’on perçoit de la totalité de l’existant. La réalité devient un monde quand on lui insuffle un sens : la démarche naturaliste permet de faire émerger un monde de la réalité.

Les 5 citations à ressortir dans une copie

  • « [Les auteurs réalistes] devront souvent corriger les événements au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car “Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable” » .
  • « Le réaliste, s’il est un artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même » .
  • « La vie (…) est composée des choses les plus différentes [, les plus imprévues, les plus contraires, les plus disparates ;] elle est brutale, sans suite [, sans chaîne,] pleine de catastrophes inexplicables [, illogiques et contradictoires] qui doivent être classées au chapitre faits divers » .
  • « Quel enfantillage de croire à la réalité puisque nous portons chacun la nôtre dans notre pensée et dans nos organes » .
  • « Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde [, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer]» .

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