Miguel Abensour (1939-2017) est un philosophe français, spécialiste de philosophie politique. L’utopie constitue un de ses grands sujets de recherche. Il lui a consacré une série de quatre livres, intitulée Utopiques.

En nous focalisant sur le recueil d’articles Utopiques II : l’homme est un animal utopique, nous allons voir ce que sa pensée de l’utopie peut apporter à la réflexion sur le monde. Nous nous appuierons principalement sur les articles “La conversion utopique: l’utopie et l’éveil” (p.13 à 60), et “Persistante utopie” (p.159 à 190).

Aux origines de l’utopie

Le mot utopie vient du livre de Thomas More, L’Utopie (1516), dont tu peux retrouver une présentation ici. Dans le livre II, Thomas More décrit une société idéale, située sur l’île imaginaire d’Utopie.

Par extension, “utopie” désigne une tentative d’imaginer une société juste, pour mieux contester l’injustice de la société actuelle. Miguel Abensour la définit ainsi (p.19) :

Le mouvement par lequel l’homme ou le collectif se détourne de l’ordre existant pour se tourner vers un monde nouveau.

Mais comment ce mouvement vers un ordre nouveau s’opère-t-il ? Comment est-ce qu’une personne ou un collectif se “tourne vers un monde nouveau”  ? Comment ce mouvement permet-il de contester l’ordre du monde tel qu’il est ?

L’utopie : un monde nouveau contre l’ordre établi

La pesanteur du monde tel qu’il est

Lorsqu’il n’est pas remis en cause, l’ordre social se manifeste comme ce qui ne peut pas être autrement, ce qui va de soi.

C’est ce qu’Abensour appelle le dogmatisme froid de l’ordre établi(p.25). C’est l’idée que le monde est comme ça et pas autrement, et que ça ne peut pas changer. L’ordre établi, c’est ce qui

paraît bon, ce qui convient et donc ce qui va de soi, tellement de soi que ça échappe à toute interrogation, à tout questionnement, examen, a fortiori à toute critique, car l’ordre tel qu’il se pose, se situe, se produit et se reproduit en deçà de toute problématicité.

Cette phrase (p.25) signifie que l’ordre établi n’est pas juste ce qui “paraît bon”. C’est également ce qui va “tellement de soi” qu’on ne pense même plus à le remettre en question.

Autrement dit, le monde tel qu’il est est tellement bien établi qu’on n’arrive même plus à imaginer qu’il pourrait être différent. Il “échappe à toute interrogation” et ne pose donc pas de problème, au sens du questionnement.

La “conversion utopique”

Or, en imaginant un monde différent, l’utopie permet justement de s’opposer à ce “dogmatisme froid” . En effet, imaginer un autre monde permet de remettre en question certains aspects de notre monde, qui auparavant nous semblaient tellement évidents que la question ne se posait même pas.

Cela explique la définition d’Abensour citée plus haut (le “mouvement par lequel l’homme ou le collectif se détourne de l’ordre existant pour se tourner vers un monde nouveau”). A ses yeux, l’utopie n’est pas un simple genre littéraire. C’est une invitation à adopter une nouvelle attitude vis-à-vis de l’ordre établi. L’utopie nous permet en effet de voir que le monde tel qu’il est n’est qu’un monde parmi d’autres mondes possibles, et donc qu’on peut le remettre en cause.

Il emploie un mot très fort pour désigner ce mouvement : il parle de conversion utopique”, et même de “conversion à l’utopie”. Le mot peut étonner : on parle habituellement de conversion lorsqu’on adopte une religion.

Abensour n’avance pas pour autant que l’utopie est une forme de religion. Il s’agit plutôt de définir une “disposition” , c’est-à-dire un type d’attitudes spécifiques qui seraient rendues possibles par l’utopie. Le terme de conversion permet d’insister sur le “mouvement” (ou “déplacement”) qu’est l’utopie.

La conversion utopique permet ainsi de se détourner de l’ordre établi, de même que quelqu’un qui se convertit à une religion ou à une idée se détourne de ses croyances antérieures. Cette conversion permet alors d’adopter un nouveau rapport au monde, un rapport critique.

La haine de l’utopie

Le mot “utopie” est le plus souvent employé de façon péjorative. Elle serait alors ce qu’on ne peut pas réaliser, quelque chose de complètement irréaliste.

Mais au début de son livre (p.15), M. Abensour affirme que s’il a autant travaillé sur l’utopie, c’est justement pour s’opposer à “la haine de l’utopie” . Il explique que son “obstination” à parler autant d’utopie découle d’une “révolte” face à cette haine. Mais il ne fait pas que se révolter face à la haine de l’utopie : il donne aussi des outils pour comprendre pourquoi l’utopie est autant détestée.

Quels sont donc les reproches faits à l’utopie ? M. Abensour cite le procureur qui condamne le socialiste Auguste Blanqui en 1849. Dans son verdict, il dénonce les “utopies impossibles et coupables” (p.174) du mouvement socialiste.

Pour les conservateurs, en effet, l’utopie “devient synonyme de projet chimérique, déraisonnable, “irréaliste” , impraticable, voire impossible” (p.173). Autrement dit, pour ceux qui veulent défendre l’ordre établi, l’utopie est une évasion en dehors de la réalité. Elle est donc quelque chose d’impossible à réaliser.

Dans ces reproches, on reconnaît justement le dogmatisme de l’ordre établi dont nous avons parlé plus haut. Si l’utopie est impossible et irréaliste, c’est parce que le monde ne peut pas être autrement que ce qu’il est.

Selon M. Abensour, ces critiques opèrent une “naturalisation de l’histoire” (p.173). Autrement dit, les conservateurs qui s’opposent à l’utopie confondent “les impossibilités qui proviennent de la nature” (par exemple, devenir immortel ) avec “celles qui résultent de l’histoire” , c’est-à-dire ce qui est impossible dans un ordre social donné (par exemple, l’abolition de la propriété privée dans une société capitaliste).

Ce faisant, les conservateurs font comme si l’ordre établi était tellement naturel qu’on ne pouvait pas le remettre en cause. C’est pourquoi ils détestent les utopies, qui permettent précisément de rompre avec ce dogmatisme. Mais alors pourquoi l’utopie renaît-elle sans cesse ?

Persistance de l’utopie

Dans l’article “persistante utopie”, Abensour se demande pourquoi l’utopie “renaît” sans cesse, “refait jour” (p.163) dans des périodes historiques très différentes. Comment expliquer que même “au plus noir de la catastrophe”, l’impulsion vers un autre monde continue d’exister ? Comment comprendre que même quand le monde existant paraît impossible à transformer, même quand toutes les utopies ont été défaites, l’utopie ressurgit et jaillit à nouveau ?

L’utopie est-elle toujours le miroir du monde ?

Les conservateurs parlent d’une “éternelle utopie” (p.163). Selon eux, au fond, les utopies se ressemblent toutes. Elles inventent des sociétés fermées sur elles-mêmes, et statiques. Ainsi, en cherchant à imaginer le monde parfait, elles ne feraient que réinventer à chaque fois le même monde. Or, dans celui-ci, tout est prévu, et rien ne peut changer. L’utopie reviendrait toujours sous la même forme, parce que la démarche de l’utopiste serait toujours la même.

Abensour s’oppose à cette idée. Il ne parle pas d’éternelle utopie, mais bien de persistante utopie. Contrairement à ce que les conservateurs pensent, les utopistes inventent tous des mondes très différents. Ce qui persiste, ce n’est pas le contenu de l’utopie, mais l’impulsion à inventer des utopies, c’est-à-dire à imaginer un monde juste, comme il l’écrit p.163.

L’expression “persistante utopie” désigne une impulsion obstinée, tendue vers la liberté et la justice -entendons, la fin de la domination, des rapports de servitude et la fin des rapports d’exploitation.

Cette idée est liée à celle de conversion utopique, que nous avons vue plus haut. Ce qui persiste dans l’histoire, c’est le mouvement de détachement par rapport à l’ordre établi et d’invention d’un monde meilleur. Le contenu des utopies peut changer, mais l’utopie elle-même persiste.

Il y a donc un “mouvement toujours renaissant” (p.164) vers l’utopie : pourquoi ? Pour proposer deux explications complémentaires de la persistance de l’utopie, M. Abensour fait appel à deux philosophes différents : Ernst Bloch et Emmanuel Lévinas.

Ernst Bloch : l’utopie et l’inachèvement de ce qui est

Il propose tout d’abord une lecture d’Ernst Bloch (1885-1977). Ce philosophe allemand a notamment écrit L’esprit de l’utopie et Le principe espérance, livres qui réhabilitent la notion d’utopie.

Selon Bloch, l’utopie vient de ce que l’Être est inachevé : les choses ne correspondent pas à ce qu’elles devraient être. C’est pourquoi nous sommes en proie à la privation. De même que quand nous avons faim, nous cherchons à manger, cette privation nous pousse à chercher des moyens de la combler. Ce mouvement pour réduire l’inachèvement de l’Etre, Bloch l’appelle le “Pas encore” (p.167).

L’utopie vient donc de là. Si elle existe et persiste, c’est parce que le monde est toujours inachevé. Il n’est pas conforme à ce qu’il devrait être idéalement, et nous le sentons. L’utopie serait donc un mouvement pour sortir de ce monde inachevé, qui pousse à imaginer un monde meilleur.

Lévinas : “l’utopie de l’humain”

Par une lecture de Lévinas, Abensour suggère que la persistance de l’utopie pourrait également venir des relations entre les êtres humains.

Lévinas est en effet un penseur important de l’éthique et de la relation à autrui, qui a consacré certains textes à l’utopie. M. Abensour explique ainsi qu’il “invite à penser l’utopie sous le signe de la rencontre, de la relation à autrui comme tel dans son unicité d’incomparable” (p.170).

Le point de départ de l’utopie est donc, pour Lévinas la rencontre avec autrui, c’est-à-dire la relation avec une autre personne, où celle-ci est prise “dans son unicité d’incomparable, c’est-à-dire comme une personne unique.

Quel rapport avec l’utopie? Ethymologiquement, l’utopie, c’est ce qui est hors de tout lieu. Or, se rapporter à quelqu’un comme à une personne unique, la rencontrer véritablement, c’est la détacher des catégories qui servent à le connaître en le ramenant à soi (son métier, son âge, sa description physique…) en se tournant vers ce qui le rend unique.

C’est pourquoi Lévinas parle de “l’humain utopique” pour désigner cette relation proprement humaine qui va toujours au-delà des catégories fixées pour définir les personnes, et les vise dans ce qu’elles ont d’unique. C’est une autre origine possible de l’utopie : elle viendrait alors de la relation à autrui, dans la mesure où la rencontre véritable avec autrui met en cause les catégories fixées pour le définir.

Etablir un rapport entre l’utopie et la relation à autrui nous aide donc à comprendre que l’utopie n’est pas une forme de savoir : imaginer un autre monde n’aide pas à connaître ou à comprendre celui-ci. L’utopie a plutôt à voir avec un mouvement de sortie des catégories établies, analogue à la relation à autrui telle que la pense Lévinas. Mais alors, comment lancer ce mouvement ?

La “disposition utopienne”

Dans la conclusion de “Persistante utopie” (pp. 184 à 189), Abensour revient sur le type d’attitude que produit la conversion utopique. Selon lui, la “vertu” d’un livre comme L’utopie de More n’est pas tellement de montrer ce que serait une société idéale.

L’utopie ne doit en effet pas être considéré comme un manuel, qui donnerait des solutions aux problèmes rencontrés par la société. Les utopies, comme genre littéraire, permettent surtout de créer une “disposition utopienne”, c’est-à-dire un type d’attitude spécifique à la conversion utopique. C’est cette disposition qui persiste dans l’histoire.

Inventer de nouveaux mondes

La disposition utopienne est une disposition à “être susceptible d’imaginer sans relâche de nouvelles figures d’une communauté politique libre et juste. M. Abensour s’oppose ainsi à une des critiques principales faites contre l’utopie, selon laquelle ses auteurs imagineraient un monde idéal déjà tout formé qu’il suffirait d’appliquer tel quel, et serait donc incompatible avec la nouveauté et l’évolution des sociétés. Autrement dit, puisque les utopies sont des sociétés parfaites, les imaginer rempêcherait de penser la nouveauté.

Mais à ses yeux, cette critique n’a pas lieu d’être. Au contraire, la disposition à penser des utopies est une disposition à imaginer de nouveaux mondes. Elle est donc un mouvement vers la nouveauté, et n’est pas figée ou fermée sur elle-même.

En effet, dans l’utopie, “ce n’est pas tant le résultat qui compte que le chemin vers ce résultat” . L’important, c’est le fait même d’imaginer un nouveau monde, qui conduit à remettre en cause le monde tel qu’il est. Le “résultat” , c’est-à-dire le contenu de l’utopie en question, n’est pas une solution toute faite qu’il faudrait appliquer : il faut toujours continuer à inventer de nouvelles utopies.

La disposition utopienne est donc une disposition dans laquelle “tout enfermement, toute installation dans un lieu devient inconcevable” . Il ne s’agit pas d’arriver à une société parfaite dans laquelle plus rien ne devrait être changé : au contraire, le mouvement vers l’utopie est destiné à toujours se maintenir ; il faut toujours inventer de nouveaux mondes pour remettre en cause celui-ci.

L’utopie et la catastrophe

Cette conception de l’utopie intervient à un moment historique précis : après “les catastrophes du XXème siècle”, à savoir “les camps de la mort, les camps d’extermination, la Shoah dans son unicité, les génocides qui ont suivi, dans leur égale spécificité”. En effet, après ceux-ci, peut-on encore croire à l’utopie ?

Pour Abensour, la réponse est oui : en effet après la catastrophe “surgit une nouvelle sommation utopique, le “plus jamais ça” se traduisant au-delà de la banalité de la formulation, par l’exigence de l’utopie”. Face à la catastrophe surgit l’exigence qu’elle ne se reproduise plus, qui se traduit par la nécessité de penser un monde meilleur qui empêche qu’elle ait lieu.

Cependant, si Abensour évoque la catastrophe, c’est pour insister sur le fait “qu’il ne s’agit pas d’une persistante utopie triomphante. La “société émancipée” vers laquelle l’utopie tourne notre regard “portera nécessairement les stigmates des souffrances des générations passées”.

Autrement dit, face à la catastrophe, il est plus que jamais nécessaire de penser de nouveaux mondes, mais ces mondes nouveaux porteront nécessairement la trace des souffrances produites par le monde ancien. L’utopie devient donc à la fois nécessaire et fragile.

Conclusion

Récapitulons. Que nous apprend Abensour sur l’utopie ? Une idée est omniprésente dans ses articles : l’utopie n’est pas seulement un genre littéraire ; elle est aussi et surtout un mouvement vers un monde meilleur.

Inventer des utopies ou en lire, c’est donc remettre en cause la pesanteur de la réalité. L’utopie permet de remettre en question ce qui, autrement, nous paraîtrait évident. Le plus important n’est donc pas le contenu de l’utopie, mais bien le fait même d’inventer des utopies.

Face au dogmatisme, l’ordre établi et la haine de l’utopie, Abensour propose de montrer ce que l’utopie peut avoir de fécond. Il salue ainsi la persistance de l’utopie à travers l’histoire, en montrant que si l’utopie renaît toujours, c’est parce qu’elle exprime l’espoir d’un monde plus juste. Il ne faut donc pas chercher des “solutions” dans les utopies, mais s’inspirer de l’attitude utopique, qui consiste à penser que le monde pourrait être différent de ce qu’il est.

Nous espérons que l’exemple d’Abensour te sera utile en dissertation. Consulte également toutes nos autres fiches sur “Le monde” ici, ainsi que notre podcast avec autant d’exemples classiques qu’originaux. Bon courage pour tes révisions !