Cet article est le troisième d’une série consacrée à la notion de monde chez Nietzsche. Retrouve les deux autres ici.

Dans notre dernier article sur le concept de monde chez Nietzsche, nous avons vu qu’il avance que le cosmos est chaos. Selon lui, la notion de monde n’est en effet qu’une projection faite par l’intelligence, qui dénature le réel, son imprévisibilité et son désordre. Est-ce à dire que le monde n’est rien pour Nietzsche ?Autrement dit, n’y a-t-il aucune cosmologie possible ?

Que nous dit alors, éthiquement, cette vision du monde – s’il n’y a aucun ordre, n’y a-t-il aucune morale, et donc aucune structure qui puisse nous guider vers le bonheur ? Et si tel est le cas, pourquoi faut-il alors désirer l’éternel retour du monde ? Plongeons-nous donc une dernière fois dans le détail de la philosophie nietzschéenne du monde, pour comprendre notamment en quoi celle-ci constitue une véritable philosophie de la joie.

I – SI LE COSMOS EST CHAOS, QUE RESTE-T-IL DU MONDE ?

A. Le monde ne se définit pas : il s’interprète

Si le monde est désordre, est-ce à dire que tout discours sur le monde est vainSelon Nietzsche, tenter de penser une essence du monde est effectivement vain, pour toutes les raisons que nous avons évoquées. Dès lors, effectivement, il n’y a pas chez Nietzsche de pensée du monde, au sens où le monde comme cosmos, comme ordre, n’est qu’ordonnocement d’un réel qui ne correspond aucunement à une telle structure.

Mais c’est justement par son travail philosophique sur le monde que Nietzsche donne les conditions pour atteindre la “[s]a secrète sagesse, [s]a gaya scienza” (Gai savoir, §377). C’est en effet en détruisant cette idée de monde, c’est-à-dire d’ordre, que se dévoile le réel dans son caractère infini :

Le monde pour nous est redevenu infini, en ce sens que nous ne pouvons pas lui refuser la possibilité de prêter à une infinité d’interprétations.

 Or, si le réel est infini, alors on ne peut pas le connaître. C’est là une autre conséquence de la mort du monde. Mais c’est également dire que notre rapport au réel doit changer : s’il n’est pas connaissable, il reste néanmoins interprétable.

Dans son infinité, le réel doit donc être appréhendé comme multiple, ce qui ouvre donc le champ à l’interprétation infinie de ses déclinaisons. La construction de l’idée de monde, elle, était précisément “une erreur d’interprétation de certains phénomènes de la nature” (Gai savoir). Elle ne respectait justement pas le caractère erratique de la nature. Encore une fois, celle-ci n’est pas intelligible : la nature n’a pas de structure donnée comme l’aurait un monde ; une infinité de points de vue peuvent la décrire.

 

B. Accepter l’incohérence du monde : contre l’intelligible

Nietzsche opère ainsi un glissement : du devenir, il thématise l’incohérence du réel. Nous avons vu qu’il s’oppose à l’ousia platonicienne pour penser le réel comme genesis. Or, c’est également dire quelque chose du rapport de la raison au monde. Ainsi, contre l’idéalisme et son obsession de l’intelligibilité, Nietzsche souligne que le propre de la vie est de ne pas être intelligible.

Plus, c’est dire que ce qu’on pensait être intelligible (le monde) n’est en fait que vie (la nature), et donc incohérence : affirmer que le cosmos est chaos, c’est dire qu’il est vain de penser le monde comme ordre, puisqu’il n’y a que de la vie, c’est-à-dire du mouvement imprévisible. C’est donc dire qu’il faut quitter le règne de la raison, de la structure et donc du limité, pour embrasser l’infini.

 

C. Quand l’inintelligibile se fait infini : le cosmos comme mer, le chaos comme océan

Nietzsche – comme Dante – emploie alors la métaphore de la mer (limitée) et de l’océan (infini). Il appelle ainsi son lecteur à avoir le courage de quitter le monde pour se lancer “dans l’horizon de l’infini” , titre du §124 du Gai savoir :

Nous avons quitté la terre et sommes montés à bord ! Nous avons brisé le pont qui était derrière nous, — mieux encore, nous avons brisé la terre qui était derrière nous ! Eh bien ! petit navire, prends garde ! À tes côtés il y a l’océan : il est vrai qu’il ne mugit pas toujours, et parfois sa nappe s’étend comme de la soie et de l’or, une rêverie de bonté. Mais il viendra des heures où tu reconnaîtras qu’il est infini et qu’il n’y a rien de plus terrible que l’infini. Hélas ! pauvre oiseau, toi qui t’es senti libre, tu te heurtes maintenant aux barreaux de cette cage ! Malheur à toi, si tu es saisi du mal du pays de la terre, comme s’il y avait eu là plus de liberté, — et maintenant il n’y a plus de « terre » !

 C’est donc dire qu‘il faut non pas penser le monde comme ordonné, c’est-à-dire prévisible et simple, mais le réel comme désordonné. En tant qu’il est infini, il ouvre ainsi sur une infinité d’interprétations, mais également de possibilités. C’est en cela “qu’il n’y a rien de plus terrible que l’infini” : accepter le caractère illimité du réel – et donc du possible -, c’est accepter la possibilité du meilleur des bonheurs comme du pire des malheurs.

Là réside le coeur de la philosophie nietzschéenne, qui est, contrairement à ce que l’on pourrait croire, une philosophie du bonheur. La joie ne s’atteint qu’en acceptant qu’on pourrait ne pas l’atteindre, en tant qu’on ne vit justement pas dans le meilleur des mondes possibles.

II – L’OCEAN INFINI : LA MORT DU MONDE, PORTE OUVERTE SUR L’ETERNEL RETOUR

A. L’infini des possibilités : dire oui à l’anéantissement, ou assentir à la vie

C’est donc le sens de l’éternel retour : vouloir que tout arrive de nouveau, même le pire. Comme il l’écrit dans ses Fragments posthumes,

 [Cette] éternelle joie du devenir lui-même (…) comporte la joie de l’anéantissement.

Autrement dit, si le monde est désormais infini, si “il n’y a plus de “terre”” , alors il existe une infinité de possibilités : or, parmi celles-ci se trouve également la possibilité de la mort, “de l’anéantissement” , et de n’importe quel malheur qui puisse affecter un Homme. C’est dire qu’en acceptant l’océan, on accepte l’anéantissement ; ou plutôt, on accepte sa possibilité.

Or, c’est justement parce qu’on accepte cette possibilité qu’on fait désormais preuve d’une volonté de puissance affirmée. La véritable force réside donc dans l’acceptation de sa finitude. C’est donc encore une fois contre l’enseignement platonicien que Nietzsche s’oppose. Dans le Phédon, Socrate annonce en effet l’impératif de quitter le corps, “tombeau de l’âme” , pour se loger dans l’intelligible :

Tous ceux qui s’appliquent à la philosophie et s’y appliquent droitement ne s’occupent de rien d’autre que de mourir et d’être morts.

Or, cela signifie ici non pas accepter sa finitude, le caractère mortel de l’Homme, mais au contraire quitter le monde sensible pour rejoindre l’éternel, le lieu des Formes. C’est donc pour Nietzsche nier la vie, valeur des valeurs à ses yeux. Au contraire, il ne faut pas, de son point de vue, quitter le monde sensible ; mais surtout, il ne faut pas vouloir quitter le monde sensible. Il s’agit donc de modifier sa volonté, pour vouloir le réel tel qu’il est.

B. L’éternel retour : vouloir véritablement le monde tel qu’il est

L’éternel retour consiste à la fois en “le poids le plus lourd” (titre du §341 du Gai savoir qui lui est consacré), et à la solution pour développer une véritable joie. Lisons sa définition dans le détail.

Si, un jour ou une nuit, un démon venait se glisser dans ta suprême solitude et te disait : « Cette existence, telle que tu la mènes, et l’as menée jusqu’ici, il te faudra la recommencer et la recommencer sans cesse ; sans rien de nouveau ; tout au contraire ! La moindre douleur, le moindre plaisir, la moindre pensée, le moindre soupir, tout de ta vie reviendra encore, tout ce qu’il y a en elle d’indiciblement grand et d’indiciblement petit, tout reviendra, et reviendra dans le même ordre, suivant la même impitoyable succession,… cette araignée reviendra aussi, ce clair de lune entre les arbres, et cet instant, et moi aussi ! L’éternel sablier de la vie sera retourné sans répit, et toi avec, poussière infime des poussières ! » … Ne te jetterais-tu pas à terre, grinçant des dents et maudissant ce démon? (…)
Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t’anéantirait ; tu te demanderais à propos de tout: « Veux-tu cela? le reveux-tu ? une fois? toujours? à l’infini? » et cette question pèserait sur toi d’un poids décisif et terrible ! Ou alors (…) il faudrait que tu t’aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !

On voit donc que la condition sine qua none pour “aim[er] la vie” est de vouloir qu’elle se reproduise à l’infini telle qu’on l’a vécue, mais avec tous ses détails : “tout ce qu’il y a en elle d’indiciblement grand et d’indiciblement petit” doit pouvoir être à nouveau désiré ; c’est-à-dire, donc, ses joies comme ses peines, avec “la moindre douleur” comme “le moindre plaisir“.

C’est donc dire que l’anéantissement des arrière-mondes, qui mène à l’amour du sensible, doit s’accompagner d’une volonté particulière : celle d’une vie éternelle non pas dans sa nature, mais dans le rapport qu’on lui porte. Autrement dit, la vie n’est évidemment pas éternelle, et Nietzsche n’affirme rien de la sorte : il faut simplement quitter les arrière-mondes et faire comme si notre vie allait être éternelle, ou plutôt, comme si elle allait revenir éternellement. Ce n’est qu’à cette condition – qui demande une force considérable, une véritable volonté de puissance – que le monde sensible se fait vecteur de joie.

Ce qu’il faut retenir du concept de monde chez Nietzsche : le nihilisme actif, ou la démolition du monde comme philosophie de la joie

Récapitulons donc tout ce qu’on a vu sur la notion de monde chez Nietzsche, pour tenter de recoller au mieux les wagons.

Le monde, hérésie idéaliste héritée de Platon, doit, selon Nietzsche, être supprimée à jamais : “le monde-vérité” n’est qu’un “esthétism[e] humai[n]”  , une projection de la raison sur le réel qui découle d’une volonté de puissance faible. Platon, Kant et les chrétiens sont donc les représentants du nihilisme passif : celui de “l’homme contemplatif” qui se tient à distance du monde, et croit en l’illusion de l’ousia, en un royaume lointain et salvateur.

Or, le véritable nihiliste est actif : s’assurant de la démolition du monde, il s’embarque “sans peur” sur l’océan infini. C’est dire que la joie véritable, le “gai savoir” , ne s’atteint qu’en détruisant le monde : alors seulement s’ouvre un horizon indéterminé, rempli de possibilités.

Mais ces possibilités sont aussi prometteuses que potentiellement mortifères : accepter l’infini, c’est accepter, du même geste, une infinité de possibles. Le bonheur réside alors non seulement dans l’amour du devenir, du réel tel qu’il est, sans structure de la raison qui le dénature, mais également et surtout dans l’amour de tout ce que ce devenir permet. Ainsi, l’expérience de pensée de l’éternel retour sert à défendre le besoin d’embrasser le réel dans la totalité non pas de ce qu’il contient, mais de ce qu’il peut contenir. Alors deux choix se présentent : on peut soit être anéanti, maudire ce retour, soit l’embrasser. Ce n’est qu’avec la deuxième option que notre volonté de puissance atteint son paroxysme.

Celui qui “aime la vie” ne peut donc que l’accepter dans toutes ses déclinaisons : c’est dire que la joie vient donc effectivement avec l’anéantissement. Somme toute, la mort du monde ouvre la voie à la plénitude, qui n’advient donc qu’à condition d’embrasser le chaos.