Dans notre premier article sur la notion de monde chez Nietzsche, nous avons vu que le monde intelligible, à ses yeux, est le symptôme d’une volonté affaiblie. Nous allons revenir ici sur cette construction du concept de monde par la métaphysique. En effet, Nietzsche affirme qu’au fur et à mesure de l’histoire de la philosophie, l’Homme a crée le monde à son image. Essayons de comprendre ce que cela signifie.
I – LA CRITIQUE NIETZSCHEENNE DU MONDE DE LA METAPHYSIQUE
A. Généalogie du concept de monde : Platon, Kant et le christianisme
Nietzsche critique la notion de monde développée par les philosophes idéalistes. Plus précisément, il s’oppose à l’idée d’un monde intelligible au-delà de notre réalité sensible, c’est-à-dire un monde supérieur tel que le topos noetos chez Platon ou le kosmos noetos chez Plotin.
En effet, à ses yeux, ces métaphysiciens ont crée des arrière-mondes. Voici comment il décrit, dans le Crépuscule des idoles, l’histoire de cette création :
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Le « monde-vérité », accessible au sage, au religieux, au vertueux (…) Périphrase de (…) : « Moi Platon, je suis la vérité” (…)
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Le « monde-vérité », inaccessible pour le moment, mais permis au sage, au religieux, au vertueux (…) [au] pécheur qui fait pénitence.
Progrès de l’idée : elle devient (…) plus insidieuse (…) elle devient chrétienne (…) -
Le « monde-vérité », inaccessible, indémontrable, que l’on ne peut pas promettre, mais, même s’il n’est qu’imaginé, une consolation, un impératif.
(L’ancien soleil au fond, mais obscurci par le brouillard et le doute ; l’idée devenue (…) kœnigsbergienne.)
Ce chapitre s’intitule “Comment le monde-vérité devint enfin une fable” . Il s’agit d’y dévoiler le véritable sens du concept de monde. Selon Nietzsche, ce dernier n’est qu’un mensonge, une “fable” déguisée. Le concept de monde n’est en effet rien de plus que le concept de vérité déguisé.
B. Le monde comme valeur et objet de la morale
Ce concept de vérité traduit une donation de valeur. C’est une projection faite par les penseurs sur le réel. L’ordre que l’on perçoit dans le réel n’est qu’un produit de notre imagination. Le monde est donc pour Nietzsche construit, et non donné, comme il l’écrit dans le Gai savoir (1882) :
Ce qui n’a de valeur que dans le monde actuel n’en a pas par soi-même, selon sa nature, — la nature est toujours sans valeur : — on lui a une fois donné et attribué une valeur, et c’est nous qui avons été les donateurs, les attributeurs ! C’est seulement nous qui avons créé le monde qui intéresse l’homme !
Een repenant cette citation et la première, on comprend que le monde n’est depuis Platon qu’une idée. Elle n’est rien de plus qu’une production de l’esprit. De plus, elle est lointaine, “inaccessible” . chez Platon, effectivement, le lieu des Formes ne se donne qu’à une paire d’élus.
Après Platon, le christianisme se ré-approprie cette idée de monde. C’est ensuite au tour de Kant (originaire de Konigsberg, d’où “l’idée devenue konigsbergienne“). C’est parce que ce type de monde est inaccessible qu’il l’appelle arrière-monde.
Si cet arrière-monde traverse ces étapes, c’est parce qu’il correspond à la morale. Or, selon Nietzsche, après les Grecs, c’est bien la morale chrétienne qui culmine, puis l’impératif catégorique de Kant. La morale à ses yeux une construction de valeurs, parmi lesquelles la vérité, et donc le monde.
Cette morale est une croyance, et non une compréhension du réel tel qu’il est. Dès lors, à la fin du XIXe, nous sommes selon lui “encore pieux” (Gai savoir). Nous croyons encore à la morale. Or, comme vous l’avez vu, cette croyance en l’idée de monde est le signe d’une volonté de puissance affaiblie. Il s’agit donc pour Nietzsche de dénoncer cette faiblesse. Il faut affermir notre volonté et devenir “sans peur“.
C. Le besoin de dépasser la vision du monde “des siècles passés“
Dans le livre V du Gai savoir, Nietzsche revient sur la fameuse mort de Dieu et ses conséquences. Son titre est “Nous qui sommes sans peur” . Il s’agit ici d’appeler l’Homme à ne plus se réfugier derrière l’idée de monde. Ainsi, dans le chapitre du Crépuscule des idoles que nous avons cité, les deux dernières étapes du concept de monde sont celles-ci :
Le « monde-vérité » — une idée qui ne sert plus de rien, qui n’oblige même plus à rien, — une idée devenue inutile et superflue, par conséquent, une idée réfutée : supprimons-la !
(Journée claire ; premier déjeuner ; retour du bon sens et de la gaieté ; Platon rougit de honte et tous les esprits libres font un vacarme du diable.)
Le « monde-vérité », nous l’avons aboli : quel monde nous est resté ? Le monde des apparences peut-être ?… Mais non ! avec le monde-vérité nous avons aussi aboli le monde des apparences !
Midi ; moment de l’ombre la plus courte ; fin de l’erreur la plus longue ; point culminant de l’humanité (…)
Il faut donc “aboli[r]” cette idée qui nous asservit, c’est-à-dire s’en libérer. Or, comment faire ? S’il s’avère que le monde est une idée, alors elle a été construite par la raison. La première étape est donc de comprendre que le monde est une erreur de la raison : “Ce qui dans les temps primitifs a conduit à admettre un « autre monde » ne fut (…) pas un instinct et un besoin, mais (…) un embarras de l’intelligence” (Gai savoir).
La raison a ainsi projeté sur le réel un ordre qu’il n’a pas. Elle le fait pour le rendre intelligible, c’est-à-dire saisissable et compréhensible. Cette projection passe notamment par le discours : en nommant le réel “monde” , on oublie qu’il n’est pas intelligible. Le monde découle donc aussi bien du mot “monde” que de l’idée qu’on lui porte par la pensée. Voici ce qu’il écrit dans le Gai savoir :
Il est infiniment plus important de connaître le nom des choses que de savoir ce qu’elles sont. La réputation, le nom, l’aspect, l’importance, la mesure habituelle et le poids d’une chose – à l’origine le plus souvent une erreur, une qualification arbitraire, jetée sur les choses comme un vêtement, et profondément étrangère à leur esprit, même à leur surface — par la croyance que l’on avait en tout cela, par son développement de génération en génération, s’est peu à peu attaché à la chose, s’y est identifié, pour devenir son propre corps ; l’apparence primitive finit par devenir presque toujours l’essence, et fait l’effet d’être l’essence.
C’est donc cette association entre un certain type de réel et le discours, qui n’est qu’une “qualification arbitraire” , qu’il faut remettre en question. C’est ici qu’intervient alors le fameux nihilisme de Nietzsche.
D/ La métaphysique comme nihilisme
Il existe deux formes de nihilisme chez Nietzsche : le nihilisme passif et le nihilisme actif. Voici comment il définit le premier dans les Fragments posthumes :
Nihiliste est l’homme qui juge que le monde est tel qu’il ne devrait pas être, et que le monde tel qu’il devrait être n’existe pas.
Le nihilisme passif correspond donc à la croyance dans les arrière-mondes. Il enjoint ainsi à ne plus agir dans le réel, et à le fuir par faiblesse. Il résulte donc d’une volonté de puissance faible.
C’est donc dire que Platon, Kant et compagnie sont nihilistes. En inventant des arrière-mondes, ils jugent effectivement que “le monde est tel qu’il ne devrait pas être” : autrement dit, ils jugent que le monde sensible, ici-bas, est insuffisant.
Il s’agit donc dénoncer ces doctrines pour dénoncer l’invention du monde. C’est appeler le lecteur à embrasser le monde tel qu’il est, et non se laisser berner par la fausse peinture qu’en fait le philosophe.
II – LE PHILOSOPHIE, ARTISTE CAR CREATEUR DE MONDE
A. Le faux démiurge : le philosophe comme créateur de monde
Une des raisons pour lesquelles Nietzsche dénonce les penseurs des arrière-mondes, c’est qu’ils se prennent pour Dieu. En effet, en pensant un monde des idées, ils se pensent semblables au démiurge, qui crée lui aussi le monde à son image. Il établit cette analogie dans Par delà bien et mal :
La philosophie crée toujours le monde à son image, elle ne peut faire autrement ; la philosophie est cet instinct tyrannique lui-même, la volonté de puissance sous sa forme la plus spirituelle, l’ambition de créer le monde.
Cet “instinct tyrannique” a donc une “forme (…) spirituelle” au sens où la philosophie se veut démiurgique. Elle se fait divine, et souhaite “créer le monde” à défaut de l’accepter. C’est dire que le philosophe est artiste : en créant des concepts, il ne fait que peindre le monde selon ses voeux.
B. Le monde comme eidolo poieton : le philosophe n’est qu’artiste
C’est donc une illusion que de philosopher d’une telle manière. En effet, c’est tomber dans la passivité plutôt que dans l’action. Or, cette dernière compte davantage pour Nietzsche, selon cette citation du Gai savoir sur l’homme contemplatif :
Une illusion l’accompagne sans cesse : il croit être placé en spectateur et en auditeur devant le grand spectacle et devant le grand concert qu’est la vie : il dit que sa nature est une nature contemplative et il ne s’aperçoit pas qu’il est lui-même le véritable poète et le créateur de la vie (…) Il a certainement en propre, étant le poète, la vis contemplativa et le retour sur son œuvre, mais, en même temps, et avant tout, la vis creativa qui manque à l’homme qui agit, quoi qu’en disent l’évidence et la croyance reçue.
Ainsi, aux yeux de Nietzsche, l’homme contemplatif (c’est-à-dire Platon) se trompe en convoitant l’arrière-monde. La nature humaine réside en effet non pas dans cet état de passivité, qui n’est que création apparente, mais dans une activité. Celle-ci, au contraire, est véritablement créatrice, parce qu’ancrée dans le monde sensible.
Le contemplatif ne fait donc que construire un eidolo poieton, c’est-à-dire un artifice qui n’a rien d’authentique, comme il l’écrit dans La volonté de puissance :
Le monde est condamné en face d’un autre monde artificiellement construit [eidolo poietique], un monde vrai, authentique.
Si le monde comme idée vient du philosophe, et si le monde est création, alors le philosophe crée. Donc le philosophe est l’équivalent de l’artiste : il produit des “esthétismes humains” (Gai savoir). Mais c’est donc un faux artiste, en tant qu’il crée par faiblesse. Pire encore – et c’est l’insulte des insultes pour un philosophe -, c’est un sophiste.
C. Contre Platon : le philosophe et le sophiste, même combat
En effet, le philosophe pense dire le réel. Or, s’il produit un monde à son image, il ne construit en fait que des artifices. Dès lors, il est pareil que le sophiste, qui construit des discours sans se soucier de leur véracité, dans un but principalement politique.
C’est encore ici une attaque forte contre Platon. Dans le Sophiste, Platon distinge en effet le philosophe, qui pense réellement et est dans la vérité (episteme), du sophiste, qui lui, est dans l’opinion (doxa). C’est donc parce que le métaphysicien crée un monde de toute part qu’il ne se différencie aucunement du sophiste.
Mais alors, qu’est-ce que penser véritablement ? Comment ne pas être sophiste ? Qu’est-ce qu’être réellement philosophe ?
III. CONTRE LA STABILITE DU MONDE, ACCEPTER LE DEVENIR PERPETUEL : L’IMPERATIF DU “JA SAGEN”
A/ Ousia et genesis
Nietzsche dépasse en fait l’opposition platonicienne entre l’ousia (l’essence, l’intelligible, ce qui ne bouge pas) et la genesis (le devenir, le mouvement perpétuel du temps, ce qui change). Il n’y a pas, selon lui, deux ordres de réalité distincts, un monde intelligible et un monde sensible. Au contraire, seul notre monde existe. Or, celui-ci est ancré dans le devenir, car en perpétuel changement.
Penser véritablement, c’est donc quitter l’illusion de l’arrière-monde. C’est sortir d’un carcan où la pensée se sentait chez elle, pour affronter le devenir propre à l’existence humaine. Le refus du monde intelligible par Nietzsche est donc une éthique Détruire l’illusion du monde intelligible revient en effet à se recentrer sur ce qui fait de nos vies des existences, c’est-à-dire des vies proprement humaines. Ce sont des vies soumises à la genesis.
Il faut donc quitter l’illusion de l’ousia. Celle-ci simplifie en effet trop le monde, qui n’est que devenir : “Le penseur (…) s’entend à prendre les choses d’une façon plus simple qu’elles ne le sont” (Gai savoir). Ainsi, “Nous avons (…) travaillé à tout égaliser, à tout grossir, à tout simplifier (…). Le monde nous paraît logique parce que nous avons d’abord travaillé à le rendre logique” (La volonté de puissance).
On peut donc comprendre pourquoi Nietzsche affirme que le cosmos est chaos. Il rejette l’idée grecque de monde, qui court jusqu’à cette fin de XIXè siècle, pour défendre l’idée d’un monde qui est tout sauf intelligible.
B. Le cosmos est chaos : contre l’intelligibilité du monde
Le monde n’est en effet pas intelligible, dans les deux sens du mot : il n’est pas une idée, et il ne peut être appréhendé par la raison.
Celle-ci ne fait en effet que projeter sa propre structure ordonnante sur un réel qui est pourtant est dépourvu de toute “logique” . Ce désordre propre au réel justifie donc que le cosmos soit chaos, comme il l’écrit dans le Gai savoir :
La condition générale du monde est (…), pour toute éternité, le chaos, non par l’absence d’une nécessité, mais au sens d’un manque d’ordre, de structure, de forme, de beauté, de sagesse et quels que soient les noms de nos esthétismes humains.
Toute la pensée nietzschéenne du monde réside dans cette phrase. Le monde a toujours été désordre et non pas ordre. Il a donc toujours été khaos et non kosmos. Le réel n’a ni “structure“, ni “forme” ; il ne peut donc pas, stricto sensu, être qualifié de monde.
Enfin, il ne cache pas un lieu propre à la sagesse que l’homme pourrait atteindre par la contemplation ou qui lui serait transcendant. Tout cela n’est qu’illusion colportée par la métaphysique.
Nietzsche est donc ici relativement proche de Bergson. Le réel ne peut être découpé comme le fait le concept de monde, qui fait de lui une totalité ordonnée. Il vous permet donc de différencier, dans vos dissertations, la notion de monde et la notion de réel. Nietzsche repense ainsi le réel comme genesis (devenir), et non comme ousia à l’instar des idéalistes.
Car c’est bien face à ce devenir que Platon et Kant ont, selon Nietzsche, inventé le monde intelligible, par faiblesse. Il faut donc devenir ces “Nous qui sommes sans peur” du livre V du Gai savoir, et avoir le courage d’accepter ce devenir. Autrement dit, il faut donner son assentiment au chaos.
C. La philosophie comme assentiment face au chaos
Le véritable penseur est en effet celui qui consent à la vie. Il accepte que le cosmos n’est pas une structure ordonnée, stable et éternelle. C’est pour Nietzsche “dire oui” à la vie (“Ja sagen” en allemand), l’embrasser dans sa nature changeante, et non plus la nier. Autrement dit, c’est dire oui au monde en tant qu’il est chaos.
La pensée du monde chez Nietzsche permet donc de penser la vie, entendue ici comme existence, c’est-à-dire comme vie active. C’est une vie à laquelle on donne sens, et qu’on ne fuit pas. On comprend donc qu’il prône un nihilisme actif et non pas passif. La passivité réside dans l’attente d’un au-delà, d’un jugement dernier. Or, il faut, selon Nietzsche, au contraire, se recentrer sur l’ici-bas, puisqu’il n’y a pas d’ailleurs.
D. Délivrer la nature de l’idée de monde
Il faut donc délivrer la nature de son carcan méta-physique (au delà de la phusis), et l’accepter dans sa dimension immédiate (phusis). Autrement dit, il faut abandonner l’idée de monde, et se concentrer sur celle de nature. La nature doit donc être libérée de l’idée de monde :
Quand serons-nous au bout de nos soins et de nos précautions ? Quand toutes ces ombres de Dieu ne nous troubleront-elles plus ? Quand aurons-nous entièrement dépouillé la nature de ses attributs divins ? Quand aurons-nous le droit, nous autres hommes, de nous rendre naturels, avec la nature pure, nouvellement trouvée, nouvellement délivrée ?
Dans cette citation du Gai savoir, il s’agit donc de détruire ce qui nous emprisonne. Nous serons alors “délivré[s]” de ces “attributs divins” , ces “ombres de Dieu” qui ne sont qu’une projection de l’ordre sur du désordre. Autrement dit, ce n’est qu’en rejetant la construction du monde par la métaphysique que l’on peut être véritablement libres.
C’est dire que la nature doit être “délivrée” de l’ordonnocement implacable que lui impose la raison. L’idée de cosmos est un carcan qui nous empêche de la voir comme elle est dans sa “pureté” , c’est-à-dire réellement : sauvage, mouvante et imprévisible. Ce n’est qu’en s’en débarassant de ce carcan qu’on devient libres, c’est-à-dire qu’on atteint un état de joie véritable.
Conclusion
Le monde, selon Nietzsche, n’est qu’une idée de la raison, au sens littéral. Créée de toute pièces par la métaphysique, elle doit être détruite, en tant qu’elle dénature le réel et son imprévisibilité. Le réel n’est en effet pas cosmos, mais chaos.
Ainsi, comme dans les cosmogonies anciennes ou même chrétienne, dans lesquelles le chaos devient cosmos par l’intervention du divin, le métaphysicien est celui qui a projeté une structure, le monde, sur un réel qui n’en avait pas.
Il faut donc se battre contre cet instinct démiurgique, ces “ombres de Dieu“, et accepter le devenir. Celui-ci est notre véritable “condition“, et doit donc être dépouillé de ces “esthétismes humains” qui le dénaturent. Ce n’est qu’en professant un tel “Ja sagen” sincère, un assentiment, que l’on peut atteindre le “gai savoir”, c’est-à-dire la plénitude.
La philosophie de Nietzsche n’est donc pas un nihilisme qui se ferait pessimisme. Elle est au contraire une véritable philosophie du bonheur, bonheur qui ne s’atteint que par un rejet du monde, c’est-à-dire par le nihilisme actif.
Nous espérons que cela t’aura éclairé sur la philosophie nietzschéenne. Retrouve notre article sur monde et bonheur chez Nietzsche ici, et tous nos autres articles sur “Le monde” ici.