Plotin est un penseur néoplatonicien du IIIe siècle après J-C, et c’est un auteur très utile pour traiter la notion de monde. Héritier de la pensée platonicienne, dont il est un grand commentateur, il la mêle à celle d’Aristote, pour traiter, notamment, le concept de monde intelligible.

Il pense celui-ci comme un niveau de la réalité, qui diffère du monde sensible, qu’il produit et dont il est le modèle. Sa hiérarchisation du réel en ce qu’il appelle hypostases est tout à fait originale, et très intéressante pour penser le concept de monde et son rapport au réel. Elle permet également – et surtout – de défendre l’amour du monde sensible.

Note : toutes les citations sont extraites des Ennéades.

I – L’HERITAGE PLATONICIEN DE PLOTIN

A. Platon selon les néoplatoniciens : deux questions majeures sur le monde

Comprendre les influences que les penseurs ont eu les uns sur les autres est important dans la perspective d’une dissertation : cela te permet d’articuler tes idées entre elles, et donc de construire ton plan.

Or, comme son nom l’indique, le néoplatonisme s’inspire de la pensée platonicienne, tout en la revisitant. Il hérite notamment de deux grands questionnements de la pensée platonicienne :

  1. La question de l’origine du monde, traitée dans le Timée ;
  2. la question des Formes (ou Idées) et de leur lieu.

Philon d’Alexandrie (Ier siècle ap. JC) s’inspire de ce lieu intelligible (topos noetos) pour forger le concept de monde intelligible (kosmos noetos) ; et c’est ainsi que Plotin le thématise également.

B. La thématisation du “monde intelligible” : la différence entre Plotin et Platon

Nous l’avons dit dans notre article sur la notion de monde dans la pensée platonicienne : chez Platon, le terme de monde intelligible n’apparaît jamais. C’est que le lieu des Formes n’est pas, stricto sensu, un monde ; or, c’est le cas chez Plotin.

Ne confondez donc pas les deux auteurs sous prétexte que leurs voyelles sont interchangeables ! En revanche, ils peuvent vous permettre de créer vos parties et sous-parties en dissertation, puisque la pensée plotinienne s’inspire de celle de Platon aussi bien qu’elle en diffère.

Chez Plotin, le monde intelligible correspond en effet à un pan entier du réel. Il ne s’agit pas d’un lieu, mais bien d’une dimension de la réalité, qui n’est pas la nôtre. L’intelligible forme donc un monde : il a ses propres délimitations, et forme une totalité, en tant qu’il est tout à fait autre que notre strate du réel. Mais d’abord, que sont ces strates de réalité dont parle Plotin ? Le réel se découpe-t-il en plusieurs mondes divers ?

II – LE REEL SELON PLOTIN : LES HYPOSTASES

A. L’UN, L’INTELLECT ET L’ÂME DU MONDE

L’originalité plotinienne est de penser la réalité comme existant sous plusieurs formes : ce sont des substances, qu’il appelle hypostases. Elles sont au nombre de trois : l’Un, l’Intellect et l’âme.

  1. L’Un est le principe ultime. Il est ce dont émane le monde, c’est-à-dire la totalité de l’existant. Mais il est lui-même unique, simple et indivisible : pour Plotin, ce dont émane l’ensemble de ce qui est doit être absolument, or, être absolument, c’est être tout à fait Un.
    Puisque l’Un est Un, on ne peut donc ni le penser, ni le connaître. Autrement dit, la simplicité absolue de l’Un le rend à jamais inaccessible. Mais de cette simplicité émane une seconde hypostase, qui elle, accepte le multiple : l’Intellect.
  2. L’Intellect émane de l’Un, qui est donc son principe. Mais contrairement à lui, il renferme de la multiplicité : il contient les Formes au sens platonicien. L’espace apparaît avec l’Intellect, mais le temps apparaît avec l’âme.
  3. L’âme du monde est l’avant-dernière strate de l’émanation avant le sensible. Elle est donc le principe du monde sensible : c’est pourquoi Plotin la nomme “Âme du monde” .

De l’Un émane donc l’Intellect, et de celui-ci émane l’Âme ; celle-ci donne alors le monde intelligible. Le rapport entre ces trois hypostases, ou strates du réel, est un rapport d’émanation.

B. LA PRODUCTION D’HYPOSTASES : L’ÉMANATION OU “PROCESSION”

Il faut noter que cette émanation n’est pas chronologique : il ne s’agit pas de dire que l’Un engendre l’Intellect, puis l’âme du monde. A proprement parler, les trois hypostases émanent du même coup : la procession n’est donc pas temporelle, mais strictement logique, métaphorique, ou encore dialectique. Autrement dit, si la naissance du monde ne peut être temporalisée, c’est que le monde a existé de tout temps.

En revanche, ces différentes hypostases ont tout de même hiérarchisées. En effet, au fur et à mesure de cette procession, le réel se fait d’autant plus multiple, c’est-à-dire chaotique. C’est dire que Plotin pense un nouveau mode de causalité du monde.

Celui-ci n’est plus l’effet d’un démiurge comme dans le Timée de Platon (causalité efficiente) ; il n’est pas non plus régi par un telos comme chez Aristote (causalité finale). Il s’explique par une causalité émanative. En effet, chaque hypostase engendre celle qui la succède. Il ne faut pas penser l’intelligible comme l’effet de l’Un : l’Intellect émane de l’Un, et n’en est pas l’effet. Plotin parle d’un “surplus” de l’Un, qui donne alors lieu à de l’autre : “l’Un donne ce qu’il n’a pas” , écrit-il dans les Ennéades.

Les différentes hypostases sont en effet différentes en nature, et pas en degré : elles forment chacun un pallier différent du réel. Mais si de l’Un émane de l’autre, c’est donc que l’Intellect, l’âme puis le monde sensible s’en éloignent qualitativement. Autrement dit, au fur et à mesure de la procession, le réel se démultiplie : c’est donc dire qu’il se dégrade.

C. LA DÉGRADATION DES HYPOSTASES

L’émanation est en effet un processus de complexification du réel : chaque hypostase s’éloigne de l’Un parce qu’elle renferme de la complexité. Si l’on prend l’émanation dans l’autre sens, on comprend donc que l’Un, apogée du réel si l’on puis dire, est tout à fait simple, comme il l’écrit ainsi :

L’être qui a produit le monde sensible n’est pas lui-même un monde sensible, mais une intelligence, ou même un monde intelligible [l’Intellect] ; et ce qui est avant et l’a engendré n’est ni une intelligence ou un monde intelligible, mais une chose plus simple que l’une et l’autre [l’Un].

Si l’Un est “plus simple” que l’Intellect et que l’âme, c’est notamment parce qu’il est dénué d’espace et de temps. L’espace apparaît en effet au niveau de l’Intellect, et le temps au niveau de l’âme. C’est donc introduire de la pluralité dans le réel : de la séparation, puis de la succession. Le dernier pallier de cette multiplication est le monde sensible, où l’on trouve la matière.

IV – LE MONDE SENSIBLE, DERNIER PALLIER DE L’EMANATION

A. LE MONDE SENSIBLE, OU “LA CHUTE DANS LA MATIÈRE”

Plotin écrit ainsi que l’appartenance au monde sensible “est pour l’âme une chute dans la matière, un exil, la perte de ses ailes (Ennéades. Fidèle à Platon, il évoque ici son fameux mythe de l’attelage ailé narré dans le Phèdre, dans lequel [l’âme] (…) parfaite et ailée, (…) parcourt les espaces célestes et gouverne le monde tout entier” ; puis celle-ci chute dans le monde sensible en s’incorporant dans la matière (“Quand [l’âme] a perdu ses ailes, elle est emportée jusqu’à ce qu’elle s’attache à quelque chose de solide“, écrit Platon).

S’il faut nuancer cette vision purement négative du monde sensible que nous offrirait Platon, Plotin en hérite tout de même l’idée que le monde sensible, parce qu’il est le règne de la matière, représente une “chute” (Ennéades), c’est-à-dire une dégradation. Souvenez-vous : l’Un est parfait, mais au fur et à mesure de la procession, le monde s’éloigne de cette perfection. La matière, notamment, qui apparaît dans le monde sensible, est pour Plotin vectrice de haine ; il écrit littéralement que “la haine y est”.

Mais si le monde sensible émane de la procession, alors il faut bien qu’il ait tout de même un rapport avec l’Un. De ce rapport direct, il faut donc déduire que le monde sensible n’est pas haïssable, condamnable comme il pourrait l’être par une lecture platonicienne, mais au contraire aimable et beau justement parce qu’il émane de l’Un et du Beau.

B. IL EST INSENSÉ DE HAÏR LE MONDE SENSIBLE

Malgré la différence qualititative du monde sensible, celui-ci émane donc tout de même de l’Un, puisque l’ensemble du réel en émane. S’il est donc différent en nature, il porte donc avec lui un rapport avec l’Un, qui est un rapport d’émanation : “[l]e monde visible (…) tire son être et sa propriété d’un autre monde” , écrit Plotin ; “toutes choses dans la nature imitent le Principe premier” , et cela vaut également pour le monde sensible.

C’est par ce rapport avec cet “autre monde” (l’intelligible, qui lui-même provient de l’Un) que le monde sensible doit être ré-évalué. Selon Plotin, il ne faut en effet pas tomber dans le piège d’une condamnation sine qua none du monde sensible : c’est ce que font les philosophes gnostiques, qu’il dénonce également dans ses textes. Il enjoint ainsi le gnostique, “celui qui méprise le monde” (c’est-à-dire le monde sensible) à prendre au contraire en compte la parenté du monde sensible à l’intelligible, qui passe par l’appartenance de notre âme à l’intelligible :

Notre âme (…) ne s’est pas enfoncée en sa totalité [dans le sensible], mais il y a quelque chose d’elle qui demeure toujours dans le monde intelligible.

Selon Plotin, notre âme, lors de sa chute dans le sensible, n’a donc pas totalement quitté le monde intelligible, avec laquelle elle garde une forme de parenté. C’est donc dire que la Beauté, l’intelligible, resplendit dans le monde sensible ; cette lumière est selon lui apportée par l’Âme du monde, qui assure donc la continuité entre les hypostases, et donc la valeur du monde sensible. Si ce dernier a donc une différence de nature avec l’intelligible (la matière étant détachée de celui-ci), le sensible garde somme toute une forme de beauté irréductible. L’Homme doit alors aspirer à une beauté supérieure – le Beau -, ce que Plotin conçoit comme une véritable odyssée, c’est-à-dire le retour vers la patrie originelle.

Conclusion

Si Plotin reprend l’image platonicienne de la chute de l’âme dans le monde sensible pour condamner la matière dans laquelle elle s’enferme, il pense néanmoins une causalité très différente de celle établie par Platon : le monde sensible émane de l’intelligible, et donc, de proche en proche, de l’Un. Il a donc un rapport direct avec celui-ci.

Par ce rapport d’émanation – ou procession -, il faut donc voir le monde sensible doit comme doté de beauté, en tant qu’il est le reflet de l’intelligible et de l’Un. C’est donc en pensant une nouvelle forme de production du monde que Plotin sauve le monde sensible, que les platoniciens condamnent plus fermement.