L’anarchisme est un courant politique et philosophique qui s’oppose à toute forme de pouvoir et de domination. Selon la définition célèbre, inaugurée par Proudhon et acceptée par beaucoup d’autres après lui, “l’anarchie, c’est l’ordre sans le pouvoir” . Les anarchistes s’opposent en particulier à l’existence même de l’État.

Cette position s’oppose à un courant important en philosophie politique, qui estime que l’Etat est indispensable pour empêcher la violence. Ainsi, Hobbes justifie l’existence de l’Etat par la nécessité d’éviter la guerre de tous contre tous. Locke, lui, estime qu’il faut un Etat pour imposer un droit commun à même de trancher lors des conflits entre individus. Mais pour les anarchistes, c’est au contraire l’État qui produit de la violence.

Pour te donner un aperçu de la position anarchiste sur le lien entre État et violence, nous te proposons  le résusé d’un article de Pierre Kropotkine (1842-1921) intitulé “L’organisation de la vindicte appelée justice” . Kropotkine est un des penseurs les plus importants de l’anarchisme. Ce texte porte plus particulièrement sur la justice et la loi. Pour Kropotkine, loin de limiter la violence, l’obéissance à la loi est imposée et maintenue par la violence. Ainsi, en rendant la justice, l’Etat ne fait pas autre chose que d’infliger une vengeance au nom de toute la société.

La justice punitive est une invention récente

Kropotkine commence son article en historicisant l’apparition de la justice, et en affirmant qu’elle est inséparable de l’apparition de l’Etat moderne. Cela ne signifie pas qu’avant son apparition, il n’y avait pas de façon de régler les conflits. Mais l’institution de juges spécialisés et professionnels, chargés d’administrer des punitions, n’a pas toujours existé.

La justice avant l’État

Pour Kropotkine, les sociétés “primitives” réglaient leurs conflits par la vengeance pure et simple. De toute façon, dans des sociétés où la communauté a un poids très fort, “dans le sein de la tribu, entre membres de la même tribu, le vol, l’homicide, les blessures n’existent pas. L’usage suffit pour les empêcher” . Le crime est à l’époque très rare selon lui.

Dans les communes villageoises du Moyen-Âge, la vengeance fait progressivement place à l’idée de compensation. Kropotkine décrit des systèmes dans lesquels les communes villageoises délibèrent sur le fait constaté, et tentent d’apporter à la personne ou à la famille lésée une compensation à proportion de ce que “vaut” le méfait. Ainsi, la commune décide collectivement de la justice à apporter, sans intervention de l’État. De ce fait, la justice n’est pas le métier exclusif de quelques-uns, et elle ne repose pas sur la punition.

Mais le but de cet exposé historique rapide n’est pas de défendre toutes les sociétés sans Etat, ni de dire qu’il faudrait s’organiser de la même manière. Il s’agit simplement de montrer que l’État n’a pas toujours été là pour punir. La punition n’est donc pas une façon de gérer les conflits plus naturelle que, par exemple, la compensation. Cela permet ainsi à Kropotkine de critiquer l’apparition de l’État, et d’appeler à d’autres façons de rendre la justice.

L’apparition de l’État : un processus violent

Si Kropotkine ne prétend pas retracer l’entièreté de l’histoire de l’apparition de l’Etat moderne au cours du Moyen-Âge, il faut cependant noter que l’apparition de l’Etat relève d’un processus de conquête progressive, qui conduit à soumettre des formes de vie préexistantes à l’autorité d’un État centralisé. L’Eglise apporte sa caution spirituelle à ce processus.

L’apparition de l’Etat s’accompagne d’une nouvelle conception de la justice. En effet, l’Etat rend la justice en châtiant les criminels, c’est-à-dire avec l’idée que celui qui a commis une faute doit souffrir pour cela. Ainsi, l’idée de compensation est marginalisée, tout comme celle de vengeance privée, au profit d’une “vengeance sociétaire organisée” .

Les Communes médiévales et l’arbitrage

Kropotkine insiste beaucoup sur les Communes autonomes du Moyen-Âge, dans lesquelles il voit une forme d’autonomie que l’Etat a dû briser afin de s’imposer. Selon lui, les Communes étaient des espaces plus démocratiques, où d’autres pratiques avaient lieu, au moins à leur début.

Il leur reconnaît cependant des défauts, notamment les inégalités sociales internes, et le manque de solidarité envers les paysans. Ces défauts les auraient conduit à reproduire progressivement les défauts de l’État, permettant alors d’autant mieux à celui-ci de les absorber.

Mais toujours est-il qu’en matière de justice, à leur début, les Communes auraient pratiqué l’arbitrage :

Les syndics élus par la guilde, la rue, la paroisse, la commune ou, dans les cas plus graves, la guilde, la paroisse, la commune, réunies en assemblée plénière, décideront la compensation à accorder à la personne lésée.

Ces procédures diffèrent donc de la justice étatique : en effet, dans l’arbitrage, l’ensemble de la communauté délibère sur le cas. Il n’y a pas de juge qui se fonde sur une loi écrite avant, mais bien un processus de délibération attentif à la spécificité du cas en question. Cet exemple des Communes médiévales permet donc à Kropotkine de mener une critique anarchiste du droit.

Les critiques anarchiste du droit

Le droit est figé

On l’a vu : l’apparition de l’État et du droit écrit est un processus violent. Mais ce n’est pas le seul argument de Kropotkine contre cet état de fait, l’auteur anarchiste insistant également beaucoup sur le caractère figé du droit :

Le Code (tous les codes) représente un rassemblement de précédents, de formules empruntées à des conceptions de servitude économique et intellectuelle, absolument répugnantes aux conceptions qui se font jour parmi nous — socialistes de toutes écoles. Ce sont des formules cristallisées, des « survivances » , que notre passé esclave veut nous imposer, pour empêcher notre développement.

Kropotkine fait ici le lien entre la loi et ce qu’il appelle, dans son article “la loi et l’autorité”, “l’esprit de routine” . Ce terme désigne la tendance à reproduire les usages sociaux établis, à faire comme on a toujours fait.

Ainsi, selon lui, le droit est une façon d’inscrire cet esprit dans le marbre. Il faudrait respecter la loi, car c’est ainsi qu’elle a été édictée par le passé. Or, aux yeux de l’anarchisme, qui veut changer du tout au tout l’ordre établi parce que celui-ci est injuste, le caractère figé du droit est inacceptable.

Contre la punition

Mais la critique principale de l’anarchisme contre le droit est en fait une critique de la punition. Le titre même de l’article de Kropotkine le dit bien. Pour lui, la justice ne fait rien d’autre qu’exercer une vengeance légalisée, rendue obligatoire” . Lorsque l’Etat punit, il prétend se venger au nom de la société toute entière. Or, cette vengeance est nuisible, parce qu’elle favorise les pires aspects de l’humanité.

Ainsi, Kropotkine a beaucoup écrit sur les prisons, dans le recueil Dans les prisons russes et françaises. Dans la partie sur les prisons russes, il décrit abondamment la violence des geoliers et les mauvais traitement infligés aux prisonniers, affirmant que la prison n’est rien d’autre qu’une école du crime pour les prisonniers, et une école de sadisme pour les geôliers. Elle produit ainsi chez le prisonnier une haine – justifiée – à l’égard de la société, bien loin de le moraliser ou de le pousser à respecter les lois. Mais si l’on ne doit pas punir les criminels en les emprisonnant, comment faire justice ?

Faire justice autrement

L’arbitrage par un tiers

Lorsque Kropotkine critique la punition, il ne s’oppose en fait pas à toute forme d’institution pour régler les conflits. Au contraire, il plaide pour “l’arbitrage par un tiers, choisi par les parties en litige” afin de régler le conflit.

Cependant, le tiers choisi n’a pas pour objectif de punir le coupable, mais de trancher le litige. Pour reprendre la distinction élaborée au début de l’article de Kropotkine, l’arbitre peut chercher une compensation. Il ne sert pas à punir le coupable, car punir le coupable serait se venger. L’arbitre n’est pas un professionnel qui en fait son métier, et qui tire sa légitimité de la connaissance des codes. Il est donc amené à produire des jugements plus adaptés au contexte particulier que le juge attaché à la règle générale indiquée dans la loi.

L’arbitre pouvait juger et jugeait selon sa compréhension de la justice dans chaque cas séparé, sa connaissance et sa compréhension des rapports humains existants, sa conception de la conscience individuelle et sociétaire. Le juge nommé pour juger, le spécialisé pour punir, doit avoir un code.

La légitimité de l’arbitre vient alors de ce qu’il est accepté par les deux parties, là où le juge s’impose à eux. C’est un élément très important, car Kropotkine remarque, dans ses textes sur la prison, que les prisonniers acceptent très rarement la légitimité de la punition qui leur est infligée. Dans son article “De l’influence morale de la prison sur les prisonniers” issu de Dans les prisons russes et françaises, il remarque ainsi que

Aucun condamné, à quelques rares exceptions près, n’admet que la sentence est juste. Ce n’est un secret pour personne; nous acceptons ce fait avec trop de légèreté, mais la réalité des circonstances de la condamnation piétine les principes fondamentaux de ce que nous appelons justice.

L’intervention de la communauté

D’une façon générale, l’État nous dépossède collectivement de notre capacité à intervenir dans des situations violentes :

La non-intervention de ceux qui assistent à une bagarre, ou à un conflit qui se prépare, est simplement une mauvaise habitude que nous avons acquise depuis que nous avons le juge, la police, le prêtre et l’État — et que l’intervention active des amis et des voisins empêcherait déjà une immense majorité de conflits brutaux.

Pour Kropotkine, nous déléguons donc à l’Etat notre capacité à agir, ce qui nous rend impuissants. Nous prenons dès lors l’habitude de ne plus intervenir dans les conflits qui se préparent, mais d’appeler la police pour le faire à notre place. Autrement dit, loin de donner un moyen de répondre à la violence, l’État nous habitue à nous priver des moyens de le faire, en délitant du même geste le tissu communautaire. C’est dire qu’il faut repenser la notion même de communeauté pour penser la justice, ce que Kropotkine fait en conceptualisant la notion d’entraide.

La notion d’entraide à l’arrière-plan de cette pensée de la justice

L’entraide comme “facteur de l’évolution

Pourquoi Kropotkine compte-t-il à ce point sur la communauté, pour rendre la justice par l’arbitrage, ou pour intervenir dans les bagarres ? Cette question trouve sa réponse dans un de ses ouvrages les plus importants : L’entraide, un facteur de l’évolution.

Dans ce texte, Kropotkine explique que pour survivre dans un milieu hostile, les groupes, qu’ils soient animaux ou humains, doivent nécessairement s’entraider. L’évolution favorise en effet les espèces qui savent s’entraider, puisque cela les rend plus résistantes au danger présent dans leur milieu. De là vient donc l’instinct qui pousse les humains à s’entraider et à faire société.

Nous sommes donc naturellement poussés à l’entraide avec les autres, et à former des communautés capables de se donner des règles communes. Kropotkine observe de l’entraide à l’oeuvre dans l’Histoire à chaque fois que des humains s’assemblent et se donnent des règles spontanément sans qu’un pouvoir vertical ait à les imposer : or, dans L’entraidec’est l’État qui détruit ces institutions d’entraide spontanée pour leur substituer un ordre vertical et autoritaire.

La nature humaine comme ensemble de possibilités

Il ne s’agit cependant pas de prétendre que l’entraide serait le seul instinct humain existant: si c’était le cas, on ne pourrait pas expliquer l’apparition de la domination. Kropotkine reconnaît ainsi que la pulsion à dominer et écraser les autres fait aussi partie de la nature humaine. La question qu’il pose est alors de savoir quelles conditions sociales favorisent les meilleures parties de l’humanité.

C’est en ces termes que Kropotkine critique la légitimité de la justice dans “L’organisation de la vindicte appelée justice” :

La vengeance est[-elle] nécessaire ? Sert-elle à maintenir les coutumes sociables ? Empêche-t-elle la petite minorité de gens enclins à les violer d’agir à l’encontre des coutumes ? En proclamant le devoir de la vengeance, ne sert-elle pas à maintenir dans la société précisément les coutumes antisociables ? Et quand nous nous demanderons si le système de punitions légales, avec la police, le faux témoin, le mouchard, l’éducation criminelle en prison, le maniaque du code et le reste, ne sert pas à déverser dans la société un flot de perversité intellectuelle et morale, bien plus dangereux que les actes antisociables des « criminels » — quand nous nous serons seulement posé cette question et aurons cherché la réponse dans l’étude de l’actualité, nous verrons tout de suite qu’il ne peut y avoir d’hésitation sur la réponse à donner. Nous rejetterons alors le système de punitions, comme nous aurons rejeté les codes.

Le système pénal pose donc problème en ce qu’il favorise les pires aspects de l’humanité, que Kropotkine appelle ici “coutumes antisociables” ou “perversité intellectuelle et morale”. La prison, la punition, et donc la justice produisent et maintiennent les aspects les plus violents de l’humanité. A rebours de cette situation, on devine donc que l’anarchiste russe se prononcerait en faveur d’un système qui aiderait à développer les meilleurs côtés de l’humanité.

Conclusion

L’oeuvre de Kropotkine est utile pour repenser le rapport entre la violence et le droit. Si la justice peut être présentée comme un rempart face au crime et à la violence, l’anarchisme conteste cette idée et insiste au contraire sur la violence de la justice, et de l’État en général.

Sur ce thème de la critique de la violence du droit, tu peux retrouver l’article que nous avions consacré à l’analyse de Benjamin dans Critique de la violence. Tous les autres articles sur “La violence” sont disponibles ici.

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