Dans son Contrat social, Rousseau tente de définir ce qu’est un régime politique légitime. L’auteur pense la société comme le résultat d’une convention, comme il l’avait établi dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. Du contrat social prolonge cette thèse, en se demandant ce qui peut rendre ce passage à l’état social légitime.

Mais avant d’en arriver là, il est nécessaire de remettre en cause les théories alternatives de la souveraineté. En particulier, pour légitimer la souveraineté populaire, il faut s’opposer aux théories qui justifient la domination et l’obéissance systématique à l’Etat. C’est dans ce contexte qu’intervient le chapitre 3 du livre I, intitulé “Du droit du plus fort”. Tu peux lire le texte ici.

Les adversaires de Rousseau

Tout d’abord, pour comprendre le propos de Rousseau, il est important de voir à quelle idée il s’oppose précisément.

Le “droit du plus fort

Que signifie ce “droit du plus fort” que Rousseau refuse de considérer comme légitime ? Il l’explique dès la première phrase du chapitre :

Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir.

Le droit du plus fort désigne donc l’ensemble des justifications morales du pouvoir établies par ceux qui sont les plus forts. Autrement dit, pour dominer, il n’est pas possible de compter uniquement sur la force : “pour être toujours le maître” , le plus fort doit légitimer moralement sa domination. Il doit alors prétendre que sa force est un “droit” , et faire accepter aux moins forts que leur obéissance est un “devoir”. Sans cela, il ne peut pas rester toujours le maître, puisqu’il suffira qu’il perde sa force pour que les dominés le renversent. Rousseau s’attaque donc aux justifications par lesquelles les plus forts prétendent que leur domination est moralement légitime.

Dans le même temps, il vise ainsi des auteurs qui ont justifié philosophiquement cette domination. Si nous n’allons pas énumérer l’ensemble des potentiels adversaires de Rousseau, nous prendrons néanmoins deux exemples d’auteurs visés par Rousseau, pour mieux faire comprendre le type de positions qu’il attaque.

Premier adversaire : les notions de justice et de force chez Pascal

Tout d’abord, dans la phrase citée ci-dessus, nous pouvons reconnaître un écho des thèses de Pascal. Dans le fragment 116 des Pensées (éd. Sellier), Pascal écrit en effet ceci :

Ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble et que la paix fût, qui est le souverain bien.

Pour Pascal, il n’est pas possible de “fortifier la justice” , c’est-à-dire de faire que la justice soit suffisamment forte pour que ce qui est juste soit suivi. On a donc “justifié la force”, c’est-à-dire affirmé que ce qui est fort est juste. Jusqu’ici, l’analyse rejoint parfaitement celle de Rousseau dans le passage déjà cité. La différence est que pour Pascal, ce processus ne pose pas problème.

En effet, selon Pascal, le plus important est que la justice et la force soient ensemble. Or, comme il ne croit pas en la possibilité d’établir une justice parfaite, il accepte de “[justifier] la force” et ainsi, d’obtenir la paix, qui est le “souverain bien” , c’est-à-dire le bien le plus important. Le fragment 135 de la même édition est plus explicite sur le lien entre la paix et la justification de la force :

La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute.

Puisque la justice est “sujette à dispute”, il est important de considérer que ce qui est fort est le plus juste, pour obtenir la paix et la concorde. Il est donc toujours juste, pour Pascal, d’obéir à la force.

Deuxième adversaire : l’obéissance aux puissances chez Saint Paul

Rousseau fait également allusion à l’analyse de Saint Paul, qui recommande à ses fidèles d’obéir aux pouvoirs établis. La référence à Saint Paul est importante, car il appartient aux fondateurs du christianisme, ce qui lui donne une grande autorité pour les chrétiens. A une époque proche de celle de Rousseau, Bossuet s’était par exemple inspiré des idées de Saint Paul pour justifier l’obéissance aux Princes.

Au chapitre 13 de son Épître aux romains, Saint Paul écrit en effet ceci :

Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont établies par lui. Ainsi celui qui s’oppose à l’autorité se rebelle contre l’ordre voulu par Dieu, et les rebelles attireront la condamnation sur eux-mêmes.

Rousseau cite explicitement un précepte de Paul, “obéissez aux puissances” , et l’argument qui le justifie (“toute puissance vient de Dieu, je l’avoue”). Saint Paul apparaît donc comme une cible explicite du propos de Rousseau. Avec lui, toutes les justifications religieuses de l’obéissance aux pouvoirs établis sont visées. Comment Rousseau s’y prend-il pour répondre à ses adversaires ?

Une distinction centrale : devoir et prudence

L’argumentation de Rousseau repose sur une distinction très nette entre “un acte de prudence” et “un devoir”. Obéir aux plus forts relève de la prudence : cela signifie qu’il faut “[céder] à la force” pour éviter de subir la violence. Lorsque je suis menacé par la force, je n’ai en effet pas d’autre choix que d’obéir, comme le rappelle Rousseau :

Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois […] : il faut par force lui donner la bourse.

Le problème de Rousseau est que la notion de “droit du plus fort” introduit une confusion dans l’argumentation, car ce conseil de prudence devient alors  un “droit”, c’est-à-dire une obligation morale. Tout se passe donc comme si, en plus d’être forcé par le brigand à donner ma bourse, j’avais un devoir moral à le faire. Or, pour Rousseau, s’il existe un droit moral du plus fort,

il n’en résulte qu’un galimatias inexplicable.

Mais pourquoi le droit du plus fort est-il une notion inexplicable, malgré des arguments comme ceux de Saint Paul ou de Pascal  ?

La force est réversible à tout moment

La raison en est que

sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause; toute force qui surmonte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut obéir impunément on le peut légitimement, et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort (…). On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force ; il ne signifie ici rien du tout.

L’argument de Rousseau est donc le suivant : la force peut être surmontée à tout moment par une force supérieure. Si j’ai un devoir à obéir au plus fort, ce devoir cesse dès lors que je devient moi-même le plus fort. Par conséquent, dès lors que je peux désobéir sans que celui qui m’ordonne l’obéissance soit assez puissant pour m’y forcer, mon devoir à obéir disparaît.

C’est pourquoi “ce mot de droit […] ne signifie ici rien du tout” : le plus fort n’a aucun droit moral sur moi, il a seulement la capacité à me forcer à lui obéir. Tant qu’il a cette capacité, il n’y a pas besoin de recourir à un devoir moral : j’obéis parce que je n’ai pas le choix, je suis sous la menace de sa force. Dès lors que sa force est réduite, le devoir moral qui devrait m’interdire la désobéissance disparaît, puisqu’il n’est plus le plus fort. Le “droit du plus fort” n’est donc rien de plus qu’un conseil de prudence face à celui qui a des possibilités de me menacer.

Pour que son argumentation soit complète, Rousseau doit cependant répondre à l’argument religieux énoncé par Saint Paul.

Contre l’argument religieux

Nous l’avons vu, pour Saint Paul, les pouvoirs établis viennent de Dieu. Toute rébellion politique est donc en réalité une rébellion contre l’ordre divin. Or, Rousseau s’oppose à cet argument :

Toute puissance vient de Dieu, je l’avoue ; mais toute maladie en vient aussi. Est-ce à dire qu’il soit défendu d’appeler le médecin ?

Ainsi, Rousseau ne conteste pas que les puissances illégitimes appartiennent à l’ordre divin. Il ne remet pas non plus en cause l’idée selon laquelle le Dieu régit le monde entier. Il conteste seulement l’attitude pratique à laquelle cette idée amène, en montrant qu’elle aboutit à des conséquences absurdes, à savoir que s‘il est interdit de se révolter contre un mal parce qu’il appartient à l’ordre divin, alors toute intervention face à une maladie est interdite aussi.

Conclusion : retour à la question de la légitimité

A la fin du chapitre, Rousseau conclut que

La force ne fait pas droit, et (…) on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes. Ainsi ma question primitive revient toujours.

Cette “question primitive” est celle des conditions qui rendent un pouvoir légitime : puisque le plus fort n’est pas toujours légitime, la question reste entière. C’est à ce problème que la suite du texte tente d’apporter une réponse.