C’est au cours des deux dernières années de sa vie que Jean-Jacques Rousseau rédige les Rêveries du promeneur solitaire, qui paraissent en 1782. En dévoilant les pensées intimes qui résultent de son retrait social et civil, il décrit en profondeur et en toute transparence son rapport déclinant au monde. Avec ce recueil de promenades, il invente ainsi une véritable forme littéraire, celle de la rêverie poétique en prose, qui préfigure le romantisme.

Introduction

Suite à l’interdiction des Confessions, Rousseau se sent chassé et victime d’un complot. Dès lors, il se soustrait de la société à Ermenonville (actuels Hauts-de-France) et écrit simplement pour lui, à partir de ses rêves ou de ses souvenirs, pour reconquérir ces gens qui le regardent mais le haïssent.

Ses écrits se fondent ainsi sur les longues promenades à pied qui le conduisaient dans la campagne autour de Paris, au cours desquelles il herborisait, c’est-à-dire recueillait des plantes pour les observer. Cette philosophie en plein air, proche de la nature et hors du monde social, lui permettait de se détourner des obsessions ou angoisses qu’il connaissait.

Ses différents textes autobiographiques évoquent ainsi avec profondeur les thèmes de la vie morale et spirituelle, du plaisir d’exister ou de la fusion avec la nature. Il décrit un bonheur brut, pur, où il ne dépend pas de la société et du monde. Les Rêveries deviennent ainsi un exercice de jouissance pour lui seul, dans une totale disponibilité à soi, hors du monde.

L’auteur des Rêveries souhaite « rendre compte des modifications de [son] âme et de leurs successions » (Première promenade). Toutefois, les rêveries ne suivent pas de chronologie particulière. Il se confie aux paysages qu’il observe, selon le rythme de la nature et non de la société. De plus, il s’interroge fortement sur les fondements de la connaissance et de la morale, en développant certains thèmes, comme le mensonge.

Rousseau ou l’être qui avait quitté le monde

Rousseau, dès les premiers mots qui constituent la Première promenade, confesse qu’il se sent particulièrement détaché du monde qui l’entoure : « Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même ».

En effet, victime selon lui de complots incessants, il a progressivement découvert « l’horreur de la race humaine », et est ainsi devenu indifférent à tout ce qui lui vient des hommes et du monde. En narrant ses expériences douloureuses, il évoque la souffrance qu’il a subie depuis plus de quinze ans : il dénonce l’injustice du monde et de la société à son égard, lui qui était pourtant « le plus sociable et le plus aimant des humains ». Transparent et sincère, il s’est senti piégé par son entourage. Il ne peut plus vivre dans une société qui pervertit la pensée et qui a perdu son authenticité.

Cela l’affecte à tel point qu’il ne sait plus qui il est, ni où il se trouve. Il est comme plongé dans un délire, un chaos incompréhensible, enfermé dans sa solitude : il est désormais nul parmi les hommes, il ressent son retranchement de la société comme un véritable néant. Ses derniers espoirs se sont essoufflés. Il affirme ainsi que « tout est fini pour moi sur la terre. On ne peut plus m’y faire ni bien ni mal. Il ne me reste plus rien à espérer ni à craindre en ce monde, et m’y voilà tranquille au fond de l’abîme, pauvre mortel infortuné, mais impassible comme Dieu même ». C’est ainsi d’une véritable mort sociale et civile qu’il fait l’expérience, et cette fuite du monde est profondément douloureuse ; en effet, il sait combien il souffre de renoncer à toute relation avec les autres, à l’amour et à l’amitié.

Mais Rousseau insiste sur un autre point : c’est à cause de la vanité du monde social dans lequel il vit qu’il veut s’en détacher, et c’est en quittant ce monde dans lequel l’amour propre est devenu le prédicat du comportement humain, où les passions tous les hommes sont aiguisées aussi bien par les calculs de la raison que par l’esprit de rivalité, qu’il peut apaiser son âme. En effet, il écrit ceci lors de sa huitième promenade : « En se repliant sur mon âme et en coupant les relations extérieures qui le rendent exigeant, en renonçant aux comparaisons et aux préférences, il [l’amour propre] s’est contenté que je fusse bon pour moi : alors redevenant amour de moi-même, il est rentré dans l’ordre de la nature et m’a délivré du joug de l’opinion. Dès lors, j’ai retrouvé la paix de l’âme et presque la félicité ».

La Rêverie comme l’accès à un nouveau monde

Cette entrée dans une parfaite solitude, dans un monde de rêves et d’imagination, annonce donc l’avènement d’un état de plénitude. C’est en effet un apaisement et une grande joie pour Rousseau que de renouer avec son moi profond : « Je suis cent fois plus heureux dans ma solitude que je ne pourrais l’être en vivant avec eux ». Il fait alors de ses persécuteurs et de sa persécution un bienfait : en effet, sans cet élément déclencheur, il n’aurait jamais osé entamer sa sortie progressive du monde et s’accorder « un intervalle de pleine quiétude et de repos absolu ».

Il fait ainsi l’expérience d’une véritable retraite qui le transporte hors de l’état d’être social, vers un autre monde : c’est « l’autre côté du miroir ». Désormais, en entreprenant ses rêveries, Rousseau n’écoute que sa vie intérieure, les rêveries étant à l’origine de la tension vers cet état heureux. Il entre dans un nouveau monde caractérisé par une liberté absolue, où son esprit peut vagabonder. Il n’est plus soumis à aucun impératif moral, et peut dès lors s’accorder avec le monde tel qu’il est réellement.

Cette fusion totale entre le soi et le cosmos résulte de la contemplation de la nature, l’herborisation. En effet, sa passion profonde pour la botanique et la nature, traduite par l’harmonie qu’il montre entre ses sentiments et le paysage, a favorisé sa prise de conscience : elle lui permet de communier avec le « grand tout ». Il retrouve par la botanique et la nature sa vraie personnalité, et plus largement, la vraie personnalité de l’homme : en s’écartant du monde, il renoue donc avec cette pureté originelle qu’il avait perdue.

La rêverie rousseauiste est donc le lieu de l’abolition du rapport avec l’espace et le temps. Détaché des devoirs extérieurs à sa nature, il est entré dans une relation authentique avec lui-même et le monde primitif, « où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée ». C’est une adéquation entre le moi et le monde de l’homme selon la nature : « Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle, et où je puisse véritablement dire être ce que la nature a voulu ». Sortant de la société aliénée, il a pu accéder à son monde. Les autres ne comptent plus, il se nourrit de ses seules pensées, de sa propre existence, dans une pure autosuffisance.

Conclusion

Son introspection, son identification non par rapport au monde mais par rapport à son existence-même, et la mise en avant du rôle de la nature comme médium entre lui et son for intérieur font de Rousseau l’un des initiateurs du mouvement romantique. C’est ainsi une véritable révolution littéraire qu’opère l’écriture des promenades. L’harmonie musicale du style préfigure l’écriture poétique du XIXème siècle, dans une prose souple qui traduit les ondulations de la rêverie. La cinquième promenade en est un parfait exemple : « Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser ».

Cet idéal d’autarcie et de solitude se résume dans cette phrase aux significations nombreuses : « Réduit à moi seul, je me nourris, il est vrai, de ma propre substance, mais elle ne s’épuise pas et je me suffis à moi-même ». Cette fuite du monde est donc parfaitement réussie, bien qu’entreprise trop tard. En d’autres termes, Rousseau recompose le monde à son image, selon ses désirs et ambitions. Il peut donc accéder à sa vraie nature, et échapper à cette réalité qui le gangrénait depuis de nombreuses années.