Dans cet article, nous allons nous intéresser à l’amour-passion selon Sade.
Quelques mots sur Sade et son ouvrage
Le Marquis de Sade est un écrivain et philosophe français du XVIIIe siècle. Son œuvre, hautement sulfureuse et provocatrice, vise essentiellement à promouvoir l’athéisme, le matérialisme et surtout un amoralisme radical : Sade fait une apologie systématique des pratiques les plus condamnables.
Dans cet article, nous nous concentrons cependant sur un extrait relativement « soft » du Marquis, issu du livre La Philosophie dans le boudoir, également titré « les instituteurs immoraux ». Il s’agit d’une suite de dialogues dans lesquels deux libertins, Mme de Saint-Ange et Dolmancé, font l’éducation sexuelle et « morale » d’une jeune fille de 15 ans nommée Eugénie. Notre extrait, qui situé dans le Cinquième dialogue, se trouve dans une tirade de Dolmancé. Il commence à « vous me parlez des liens de l’amour, Eugénie… » et s’arrête à « …devaient naître de ce sacrifice ».
La question philosophique posée dans ce texte
Sade pose ici la question suivante : le sentiment amoureux contribue-t-il au bonheur de l’individu ?
Les enjeux de la question
Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux : dans l’opinion populaire et en particulier dans la tradition artistique française, l’amour-passion est un sentiment hautement valorisé, parfois considéré comme le sommet de l’existence humaine. C’est une expérience parmi les plus profondes, considérée comme source du bonheur suprême. C’est cette conception fleur bleue et romanesque de l’amour que l’insolent Marquis entend mettre en pièces, afin de promouvoir un rapport aux choses de l’amour plus conforme à l’esprit libertin de sa philosophie.
La thèse de Sade
La thèse défendue par Sade est donc la suivante : loin d’être la source du bonheur suprême, la passion amoureuse est une source de malheur, comparable à une véritable maladie, et dont il faut se prémunir ou se guérir.
Le plan du texte
Le texte commence par une distinction entre le désir purement physique de la beauté, qui est une forme saine d’amour, et la passion amoureuse, qui est sa dérive pathologique. De l’amour, il ne faut conserver que le désir.
La deuxième partie du texte explique que le contrôle de la raison permet de constater l’interchangeabilité des partenaires sexuels. Il décrit par contraste les effets pathologiques d’une fixation du désir sur un seul individu, et expose les raisons et les façons de nous en guérir.
Dans une troisième et dernière partie, Sade fait une apologie du libertinage et du plaisir, plus propres à nous mener au bonheur.
I – Aimer, c’est être malade
1) Éviter l’amour à tout prix
Le texte s’ouvre la thèse provocatrice de Sade, exprimée à travers le personnage du libertin Dolmancé :
vous me parlez des liens de l’amour, Eugénie, puissiez-vous ne les jamais connaître, ah, qu’un tel sentiment, pour le bonheur que je vous souhaite, n’approche jamais de votre cœur
L’idée, quoique paradoxale, est claire : pour être heureux, il ne faut pas chercher l’amour, mais au contraire l’éviter à tout prix.
2) La beauté, le désir et la satisfaction
Dolmancé pose ensuite une définition de l’amour qui permet de comprendre les conceptions de Sade. L’amour a d’abord pour cause la beauté de la personne aimée, qui fait naître en nous un désir d’abord strictement physique. C’est ce que Sade appelle, suivant le naturaliste contemporain Buffon, l’amour physique. Pour satisfaire l’amour physique, il suffit de « posséder l’objet », c’est-à-dire d’avoir une relation sexuelle avec la personne désirée. L’histoire de l’amour physique en tant que tel s’arrête là, avec la satisfaction du désir sexuel.
3) La passion amoureuse comme dérive pathologique
Les problèmes commencent quand, au lieu de la satisfaction sexuelle, il y a insatisfaction (parce que le partenaire est inaccessible). Dans ce cas, la frustration fait que le désir d’abord purement physique dégénère en un « désespoir » qui est qualifié par Sade de « folie », et prend donc une dimension pathologique. Cette folie née de la frustration, c’est précisément la passion amoureuse ou, dans la terminologie de l’époque, l’amour moral (cette expression s’oppose à celle d’amour physique, et « moral » est seulement un terme vieilli pour dire « psychologique » : ça n’a rien à voir avec la moralité).
4) Principe pratique : éviter la passion amoureuse
Ainsi, loin d’être un sentiment sain à cultiver, la passion amoureuse est une maladie qu’il faut prévenir ou guérir. On ne doit cultiver que le désir ou amour physique, qui mène au plaisir, et fuir la passion ou amour moral, qui est une maladie :
tenons-nous-en donc au motif, et garantissons-nous des effets
II – La raison contre la maladie d’aimer
1) L’illusion pathologique de l’unicité
Mais en quoi la passion amoureuse est-elle pathologique ? En ce qu’elle est illusoire et source de malheur.
La frustration sexuelle engendre en nous l’illusion que l’être désiré est unique. La passion amoureuse est une espèce de focalisation maladive sur un partenaire qu’on croit spécial uniquement parce qu’on n’a pas réussi à le posséder. En ce sens, aimer, c’est en quelque sorte rester bloqué sur un échec jusqu’à la folie. Et cette folie doit être guérie parce qu’elle est productrice de malheur. Ainsi, l’amour physique, qui devait être une source facile de plaisir, devient une source de souffrance profonde par sa dérive illusoire en amour moral :
oh, quelle duperie que cette ivresse qui, absorbant en nous, le résultat des sens, nous met dans un tel état que nous ne voyons plus, que nous n’existons plus que par cet objet follement adoré ; est-ce donc là vivre ; n’est-ce pas bien plutôt se priver volontairement de toutes les douceurs de la vie ? N’est-ce pas vouloir rester dans une fièvre brûlante qui nous absorbe et qui nous dévore
2) Réfléchir au lieu d’aimer
C’est la raison qui doit intervenir pour éviter à l’individu la pathologie amoureuse :
il n’y a point d’amour qui résiste aux effets d’une réflexion saine
En quoi cette intervention rationnelle consiste-t-elle ? Elle permet de constater l’interchangeabilité objective des partenaires sexuels potentiels :
mille autres objets semblables, et souvent bien meilleurs, nous consoleront de la perte de celui-là ; tous les hommes, toutes les femmes se ressemblent
3) L’obsolescence de l’amour
Une raison importante qui fait que l’amour-passion doit être évité, c’est que nous savons par expérience qu’il est par nature voué à l’obsolescence. Il ne dure jamais. Il est donc irrationnel de s’infliger des souffrances psychologiques profondes parce qu’on est rejeté par un individu que nous cesserions rapidement d’aimer si nous le possédions. Il faut imaginer cette désillusion pour se guérir de l’amour :
a-t-on beaucoup d’exemples de ces liaisons éternelles qui ne se sont jamais démenties ? Quelques mois de jouissance remettant bientôt l’objet à sa véritable place, nous font rougir de l’encens que nous avons brûlé sur ses autels, et nous arrivons souvent à ne pas même concevoir qu’il ait pu nous séduire à ce point.
III – Aimer en vue du plaisir
1) Le libertinage hédoniste
De cette théorie de l’amour découle un mode de vie, qu’on peut qualifier de libertinage hédoniste. L’hédonisme, c’est la conception, défendue par Sade, que le but de la vie se trouve dans le plaisir. Le libertinage, c’est la pratique qui consiste à chercher le plaisir sexuel sans se soucier de la moralité commune, notamment en multipliant les partenaires. Si Sade préconise le libertinage, c’est donc précisément parce qu’il permet, beaucoup mieux que l’amour-passion, de maximiser le plaisir de l’individu et de le mener ainsi au bonheur. C’est donc la conduite la plus rationnelle à adopter. Dolmancé résume ce mode de de vie dans la formule suivante :
amusez-vous : mais n’aimez point
2) Les roses de l’amour sans les mauvaises herbes
Une image frappante, présentée par Dolmancé à la fin de sa tirade, représente parfaitement l’esprit de la philosophie libertine promue par Sade. Au sujet des femmes libertines, il écrit :
jamais amantes, fuyant l’amour, adorant le plaisir, ce ne seront plus que des roses qu’elles trouveront dans la carrière de la vie ; ce ne seront plus que des fleurs qu’elle nous prodigueront
Ainsi, il s’agit en amour de trier entre les roses et les mauvaises herbes, pour ne conserver que les premières. Autrement dit, il s’agit de séparer rationnellement le désir physique source de bonheur et la pathologie passionnelle source de malheur, pour ne conserver que le premier.
Pour résumer :
- Sade soutient paradoxalement qu’il faut éviter la passion amoureuse pour être heureux.
- Il faut en effet distinguer entre l’amour physique, c’est-à-dire le simple désir sexuel, et l’amour « moral » ou passion amoureuse : celle-ci est une dérive pathologique du désir, qui naît de la frustration.
- Ce n’est donc pas un sentiment à cultiver, mais une maladie dont il faut se prémunir ou se guérir.
- C’est une maladie, parce qu’elle fait croire à l’unicité de l’être aimé et rend malheureux.
- La raison, en nous montrant l’interchangeabilité objective des partenaires, nous guérit de cette maladie.
- Pour être heureux, il ne faut donc pas chercher le grand amour, l’amour éternel, mais se convertir au libertinage hédoniste : il faut multiplier les expériences sexuelles pour maximiser son plaisir, ce qui constitue le meilleur moyen d’atteindre le bonheur.