Aujourd’hui, nous te proposons de découvrir les grandes lignes de l’ouvrage Stigmate d’Erving Goffman. Publié en 1963, la même année que l’ouvrage Outsiders : Studies in the Sociology of Deviance d’Howard Becker, il traite des signes marginalisant certains individus de manière contrainte. Il s’agit donc d’une référence intéressante à utiliser dans le cadre du thème de CG 2024, « la violence ».
La définition du stigmate : un attribut vecteur de violence
L’histoire du concept de stigmate : une marque violente sur l’individu
On trouve des traces de ce mot dès l’Antiquité, mais sa forme actuelle n’apparaît qu’au début du XVème siècle. Il viendrait directement du latin stigmata, correspondant à la marque que portait les esclaves ; et indirectement du grec stigma, signifiant piqûre, ou plaie ouverte. Goffman explique ainsi en 1975 que :
« Les Grecs, apparemment portés sur les auxiliaires visuels, inventèrent le terme de stigmate pour désigner des marques corporelles destinées à exposer ce qu’avait d’inhabituel et de détestable le statut moral de la personne ainsi signalée. Ces marques étaient gravées sur le corps au couteau ou au fer rouge, et proclamaient que celui qui les portait était un esclave, un criminel ou un traître, bref, un individu frappé d’infamie, rituellement impur, et qu’il fallait éviter, surtout dans les lieux publics. »
Sous l’ancien régime, le terme de stigmate est toujours employé pour désigner cette marque au fer rouge imprimée sur le corps des galériens ou des voleurs, qui permet de les distinguer. Par ailleurs, Goffman explique que le christianisme utilise ce concept pour désigner les marques laissées sur le corps par la grâce divine, mais aussi par un désordre physique.
Selon la théorie de la dégénérescence, et dans l’histoire de la psychiatrie, les stigmates étaient les signes cliniques tangibles amenant au diagnostic d’un état morbide comme la tare, la folie ou le crime. De manière générale et encore aujourd’hui, le terme de stigmate désigne plus largement un signe laid ou honteux, rendant l’individu différent des autres. Le terme existait donc avant Erving Goffman, mais c’est lui qui propose en premier une analyse résolument approfondie du terme, en en faisant un concept cohérent
Le stigmate comme “concept cohérent” chez Goffman : isolement et violence
Goffman donne en effet au terme une tout autre dimension en l’associant à l’identité sociale des individus marginalisés. Selon lui, c’est un attribut synonyme de faiblesse, déficit ou handicap, entrainant un discrédit pour la personne qui le porte. Cette dernière n’est ainsi pas considérée comme une personne ordinaire, mais davantage comme « diminuée ».
Selon Goffman, la présence de stigmates sépare donc ceux qui les portent de la masse des gens qu’il qualifie de « normaux ». L’idéal de normalité correspondrait, dans le cas des Etats-Unis, au « jeune père de famille marié, blanc, citadin, nordique, hétérosexuel, protestant, diplômé d’université, employé à temps plein, en bonne santé, d’un bon poids, d’une taille suffisante et pratiquant un sport » .
De plus, son « identité sociale réelle » ne correspond pas à « l’identité sociale virtuelle » c’est-à-dire à l’identité « en puissance » attendue par la société. Le stigmate ne se réduit donc pas uniquement un signe peu séduisant : il est plutôt ce qui pousse la société à croire que l’individu n’est pas classable dans une catégorie sociale précise.
Au-delà de l’éloignement des normes, Goffman va même jusqu’à dire qu’ « il va de soit que, par définition, nous pensons qu’une personne ayant un stigmate n’est pas tout à fait humaine. Partant de ce postulat, nous pratiquons toutes sortes de discriminations, par lesquelles nous réduisions efficacement, même si c’est souvent inconsciemment, les chances de cette personne » . Le stigmate porte donc le signe d’une violence faite à l’autre : comment un attribut peut-il se faire source de discrimination ?
Comment un attribut devient-il un stigmate ? De l’attribut à la violence
Goffman considère qu’un attribut particulier n’est pas un stigmate en lui-même, mais acquiert ce statut en raison du type de relation à laquelle il est associé. Ainsi,
Un stigmate représente […] en fait un certain type de relation entre l’attribut et le stéréotype.
En effet, s’inscrivant dans une démarche interactionniste, le sociologue s’intéresse aux interactions sociales et aux significations que les individus attribuent à ce qui les entourent. L’idée de stigmatisation, très courante aujourd’hui, provient de la pensée de Goffman. Pour expliciter son idée, il partage l’anecdote d’un bandit professionnel :
Je me rappelle, par exemple, avant c’est arrivé plusieurs fois, j’allais dans une bibliothèque publique près de là où j’habitais, et je regardais par-dessus mon épaule deux ou trois fois avant d’entrer pour de bon, juste pour m’assurer qu’il n’y avait personne qui me connaissait dans les environs qui pouvait me voir à ce moment-là.
Ainsi, il montre que suivant le groupe social auquel chaque individu appartient, tel comportement peut constituer ou non un stigmate. Il y a donc différents types de stigmates.
Les différents types de stigmates selon Goffman
Dans son ouvrage, Goffman distingue ainsi trois catégories principales de stigmates :
– “Les monstruosités / difformités du corps“ , désignées par exemple comme des « plaies éruptives bourgeonnant sur la peau » ;
– “Les défauts de caractère“ , qui correspondent au manque de volonté ou de probité, aux passions irrépressibles, ou encore aux croyances rigides ou fantaisistes. Pour Goffman, on attribue ces défauts, la plupart du temps, aux personnes mentalement perturbées, emprisonnées, droguées, alcooliques ou encore suicidaires.
– “Les caractéristiques tribales” au sens large, c’est-à-dire l’ethnie, la nationalité ou encore la religion. Elles sont transmissibles de génération en génération.
On comprend donc que les attributs des individus donnent lieu à différents types de discrimination, et donc de violence, traduisible par les stigmates.
Conclusion
L’ouvrage Stigmate de Goffman nous offre donc une analyse sociologique du manque d’intégration de certains individus. L’auteur élargit le concept de stigmate, en ne le considérant plus uniquement comme une marque visible, imprimée sur le corps. Ce signe davantage intériorisé, bien que souvent invisible, ampute autant l’individu perçu qu’il est vicié. En effet, l’individu stigmatisé est perçu comme étranger aux groupes d’individus communément admis, et doit donc subir la violence de sa marginalisation.
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