Augusto Boal, metteur en scène et auteur du Théâtre de l’opprimé (1977), conçoit l’espace dramaturgique comme un moyen d’émancipation. Il développe plusieurs  techniques théâtrales, dont celle dite du “théâtre-image“, dans le but de rendre la voix au chapitre à ceux qu’il nomme les opprimés. 

Introduction

Influencée par des dramaturges comme Brecht, la théorie théâtrale forgée par Augusto Boal apparaît dans les années 1970 au Pérou. Sa conception du théâtre est présentée dans le cadre d‘une pensée politique visant l’émancipation du peuple face aux classes dominantes. Une analogie entre théâtre et société suggère, dès l’introduction de son Théâtre de l’opprimé, que l’émancipation sur scène pourrait conduire à une libération du sujet politique.

Le peuple opprimé se libère. Il s’empare à nouveau du théâtre. Il faut abattre les cloisons. Le spectateur se met d’abord à jouer […] Le peuple reprend sa fonction d’acteur principal au théâtre et dans la société.

Plus qu’un art du texte, la pratique théâtrale est définie avant tout comme d’un art du corps. Cette prévalence de la performance scénique et corporelle rejoint les positions d’autres théoriciens comme Florence Dupont. Toutefois, chez Augusto Boal, cette valorisation du corps permet la mise en avant d’enjeux politiques. Par exemple, lors d’exercices pratiques, le corps témoigne déjà d’une “aliénation musculaire” que le travail impose aux opprimés.

C’est grâce à un jeu sur scène que l’opprimé peut s’approprier son corps, s’élaborer une conscience de soi et partager de nouvelles représentations opposées à celle des classes dominantes.

Un théâtre de la conscientisation

Le Théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal propose d’aborder la pratique théâtrale à partir de formes dramaturgiques qui ont pour finalité de conscientiser le public. Ultimement, le public pourrait se défaire de sa condition de “spectateur” pour devenir à son tour “acteur“. Face à des mécanismes structurels d’oppression, le théâtre permettrait de nous ouvrir les yeux.

Toutes ces expériences de théâtre populaire n’ont qu’un seul et même but : libérer le spectateur sur qui le théâtre a imprimé des images achevées du monde. […] Le spectateur du théâtre populaire, le peuple, ne peut continuer à être la victime passive de ces images. 

Les comédiens non-professionnels sont invités à jouer sur scène et à transformer un témoignage individuel en une expérience collective d’émancipation . Grâce au jeu qui produit de nouvelles images, l’opprimé peut agir sur soi et donner à voir de nouveaux modèles d’action politique.

Si l’opprimé-artiste est capable de créer un monde autonome d’images de sa propre réalité, et de jouer sa libération dans la réalité de ces images, il extrapolera ensuite dans sa propre vie tout ce qu’il aura accompli dans la fiction.

C’est par une mise en images qu’une opposition aux mécanismes d’oppression se manifeste sur la scène. Tout un arsenal de techniques conditionne chez Boal cette conscientisation. A cet égard, la pensée critique, qui s’exprime dans ce théâtre de l’opprimé, passe notamment par un technique précise : celui duthéâtre-image”, appelé aussi le “théâtre-statue”.

Une technique dramaturgique : le théâtre-image

De l’image réelle à l’image idéale

Tout d’abord, la technique du “théâtre-image“, développée au cours d’une campagne d’alphabétisation péruvien, répond à la nécessité de fournir un langage commun. Ce langage permettrait de dépasser les différences linguistiques au sein d’un groupe. Le corps des comédiens devient naturellement un outil de production d’images théâtrales. L’image sur scène est réalisée à partir de ce langage corporel.

Le joueur doit agir avec le corps des autres comme s’il était sculpteur et eux des tas d’argile : il lui faut décider de la position de chacun jusque dans les plus infimes détails de la physionomie.

La visée principale demeure de produire une situation qui matérialiste des rapports de pouvoir. En effet, en rendant visible des expériences individuelles, l’image élaborée sur l’espace scénique transforme le témoignage. Le comédien ne fait pas que partager une situation personnelle ; il rend visible une image réelle des mécanismes sociaux et politiques d’oppression.

Un second type d’image peut intervenir pour marquer un désir de rupture politique. Collectivement, les comédiens peuvent construire l’image idéale d’une situation alternative. Cette nouvelle image rendrait perceptible et concevable un autre rapport au monde.

On demande au spectateur-sculpteur de réaliser un autre ensemble pour montrer sa solution idéale au problème posé. Dans la première phase, on montre l’image réelle, dans la seconde, l’image idéale.

Révolutionner la scène, la réalité

Ces représentations faites à partir d’images font de la scène un support théorique. A partir de lui, un idéal politique peut être collectivement conçu, discuté et diffusé. La dernière étape du “théâtre-image” consiste à montrer sur scène l’étape du passage de “l’image réelle” à “l’image idéale”. Représenter ce passage direct d’une image à une autre invite d’autant plus les comédiens à fournir des modèles d’action politique.

On passa ensuite à la troisième partie, de loin la plus importante dans cette forme théâtrale : comment, à partir de l’image réelle, passer à l’image idéale ? Comment provoquer le changement, la transformation, la révolution ?

Un travail collectif amène à concevoir les rapports de force à partir d’une spatialisation des corps. Sans parler, les spectateurs reconfigurent l’image, jouent le rôle de sculpteur et transforment ensemble l’image initiale. Une révolution s’opère en acte par cette mise en scène collective qui permet le passage d’une image à une autre.

Chaque joueur pouvait être sculpteur, montrer comment l’ensemble pouvait se modifier lui-même à travers une redistribution des forces, pour aboutir à l’image idéale.

Conclusion

Ainsi, le “théâtre-image” désigne une recherche créative et politique sur scène produite par les opprimés. Au fond, l’effet recherché serait similaire à celui d’un tableau. La posture des corps, l’expressivité des visages, les jeux de couleur, l’occupation de la scène, les mouvements, tous les effets participent à produire ce que Sophie Coudray nomme “une image du réel” :

Le tableau peut être modifié afin de tendre vers cette image idéale, de passer de l’image du réel à celle de la réalité que l’on espère voir advenir, en pensant les étapes de la transformation de la société et des rapports sociaux à travers ces personnages-statues (Poétique du théâtre de l’opprimé, 2022)

Ce processus de mise en images contribue à réaliser une composition visuelle et collective. Toutefois, il s’agit d’abord et surtout d’un moyen par lequel l’acte théâtral produit une pensée critique qui a pour objet des situations sociales et politiques déterminées où des phénomènes d’oppression se manifestent.

Ce théâtre n’est peut-être pas révolutionnaire, mais, rassurez-vous : c’est une répétition de la révolution. (Théâtre de l’opprimé, 1977,  Augusto Boal)

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