Pour une critique de la violence est un article de Walter Benjamin, paru en 1921. Ce texte tente de cerner ce qu’est la violence. Mais le mot de “critique” n’a pas ici le même sens que dans le langage courant. Il ne s’agit en effet pas d’un texte pacifiste qui appellerait à refuser toute forme de violence. Critiquer la violence, c’est proposer une évaluation des différentes formes qu’elle peut prendre. En effet, si Benjamin refuse la violence d’Etat, il ne s’oppose pas pour autant à la violence en général.

Il s’agit d’un texte difficile. Nous tenterons de l’expliquer en deux parties, en suivant dans ses grandes lignes le plan du texte. Dans ce premier article, nous nous intéresserons au rapport entre la violence et le droit. Ensuite, nous verrons comment il oppose à cette violence du droit d’autres formes de violence. La première phrase de l’article annonce clairement le fil rouge du texte:

On peut décrire la tâche d’une critique de la violence comme la présentation de son rapport au droit et à la justice.

Penser la violence en elle-même

Le droit naturel et le droit positif renvoyés dos à dos

Benjamin commence son article en s’opposant aux deux traditions dominantes dans la philosophie du droit : la pensée du “droit naturel” et la pensée du“droit positif” .

Le droit naturel désigne les droits innés et inaliénables que chaque personne aurait, par le seul fait d’être humaine. Le droit positif, en revanche, renvoie à l’ensemble de lois et de règles instituées dans une société. La philosophie du droit naturel prétend ainsi fonder la politique sur des droits absolus de la personne. Selon cette tradition de pensée, la violence est légitime si ses fins sont justes, c’est-à-dire si elle tend à faire respecter le droit naturel.

De l’autre côté, la “philosophie du droit positif” considère qu’il n’existe rien d’autre que des lois mises en place historiquement. Dans ce cas, la violence est légitime quand ce sont des autorités instituées qui la pratiquent, et ce quel que soit leur but. Le projet de Benjamin est de “quitter ce cercle” , c’est-à-dire de refuser cette alternative.

Une autre façon de penser les rapports entre violence et droit

Benjamin écarte donc la question de la justice des fins recherchées, c’est-à-dire des buts assignés à la violence. Il se concentre au contraire sur la justification des moyens violents en eux-mêmes, indépendamment de leur but.

Mais il n’adopte pas pour autant la thèse des pensées du droit positif, qui ne peut juger de la violence qu’en considérant la légitimité de ceux qui s’emploient à le faire. Des deux côtés, un “présupposé dogmatique commun” pose problème : celui de considérer que l’objet d’une critique de la violence est de savoir comment atteindre des fins justes par des moyens légitimes. Le philosophe allemand situe son interrogation à un autre niveau.

Il reprend au droit positif sa distinction entre une “violence historiquement reconnue, que l’on dit sanctionnée, et une violence non sanctionnée. Cette distinction lui permet de porter son interrogation sur l’origine historique des différents types de violence. Mais son propos est d’interroger le sens d’une telle distinction : qu’est-ce que cela signifie, pour la définition de la violence, qu’on puisse faire une distinction entre une violence sanctionnée par le droit et une violence qui ne l’est pas ? Pour répondre à cette question, Walter Benjamin distingue alors les fins naturelles de la violence de ses fins légales.

Fins naturelles et fins légales

Les fins naturelles d’une personne sont celles qui n’ont pas la reconnaissance et la sanction du droit, contrairement aux fins légales. Cette distinction est nécessaire, parce que les fins légales peuvent s’opposer aux fins naturelles. La violence juridique limite et régule ainsi la violence qui s’exerce en vertu de fins naturelles :

Sitôt qu’elles sont poursuivies avec un degré de violence plus ou moins grand, toutes les fins naturelles des individus doivent se heurter aux fins légales […]. Il découle de cette maxime que le droit considère la violence entre les mains de l’individu comme un danger menaçant de saper l’ordre juridique.

Autrement dit, le droit monopolise la violence. La violence des individus, en vertu de leurs fins propres, est un danger pour l’ordre juridique, qui la réprime. Le problème de la violence commise au nom de fins naturelles n’est donc pas qu’elle vise à la destruction du droit, mais qu’elle se situe en dehors de son contrôle.

La violence fondatrice de droit

Le droit de grève : un droit à la violence?

Le droit de grève est un exemple d’une “contradiction objective” au sein de la situation juridique. Il s’agit du droit d’utiliser la violence pour parvenir à certaines fins, que l’ordre juridique, pourtant, tolère. Cette contradiction se révèle dans les situations de crise révolutionnaire, où l’Etat “s’oppose avec hostilité” au droit de grève, alors même qu’il le reconnaissait auparavant.

On pourrait alors objecter à Benjamin que la grève est acceptée par l’Etat à condition qu’elle ne soit pas violente. Mais à ses yeux, la grève est en soi un moyen violent lorsqu’il s’agit d’exiger des choses de l’employeur ou de l’Etat en échange d’une reprise de l’activité. En effet, la classe ouvrière fait alors valoir un chantage” , en vue d’obtenir un certain rapport de force.

Il y a donc bien une reconnaissance d’un droit à la violence pour les individus au sein-même des rapports légaux, ce qui semble contradictoire avec ce qui a été dit plus haut. La grève révèle en effet une fonction de la violence par sa capacité à “fonder ou modifier des rapports de droit” , ce qui est l’objectif de grévistes, qui veulent par exemple obtenir le retrait d’une loi.

On pourrait alors rétorquer que l’exemple de la grève ne prouve rien, et que la fonction assignée à la violence de fonder de nouveaux rapports de droit est “accidentelle et isolée” . Pourtant, l’examen de la guerre montre le contraire.

La guerre : fondatrice d’un droit nouveau

En effet, dans la guerre se joue la même “contradiction objective” d’une violence non réglée, qui accouche d’un droit nouveau. Les fins de la guerre restent des “fins naturelles” , et sa violence est immédiate : pourtant, la guerre crée un droit nouveau. Par exemple, après une guerre, des traités de paix redessinent de nouvelles frontières, et édictent un nouveau droit. C’est dire que le domaine militaire régit, par le droit, une forme de violence, que Benjamin nomme conservatrice.

La violence conservatrice du droit

Le service militaire et la violence conservatrice du droit

Benjamin écrit en 1921, soit quelques années seulement après la fin de la Première guerre mondiale. A cette époque, de nombreuses voix pacifistes s’élèvent pour critiquer la violence militaire, et la violence en général.

Cette critique prend notamment et particulièrement pour cible la violence militaire. Le service militaire impose en effet “l’usage général de la violence au service des fins de l’Etat” : en effet, via le service militaire, non seulement la population est autorisée à user de violence, mais elle y est obligée, en vertu des objectifs de l’Etat.

Cette fonction de la violence est alors appelée “violence conservatrice du droit” . Il s’agit de mettre la violence au service de fins légales, c’est-à-dire au service de la conservation et de la puissance de l’ordre juridique établi.

La critique du militarisme dans le cadre de la fonction conservatrice de la violence du droit

Cette caractérisation du service militaire pose donc un problème important pour la critique antimilitariste : pour critiquer la violence guerrière, il faut critiquer l’ordre juridique en général. En effet, si le service militaire repose sur l’enrôlement de toute la population au service de la violence de l’Etat, ce n’est qu’un cas particulier de violence conservatrice du droit.

Cela ne signifie pas qu’il faille affirmer de façon “infantile” que “tout ce qui plaît est permis” . Il ne suffit pas non plus à cette critique d’invoquer la dignité humaine et l’impératif moral pour refuser la violence, car cette critique morale ne s’attaque pas à l’ordre juridique dans sa spécificité. C’est à cela que la suite du texte s’attelle, en commençant par définir plus précisément la violence conservatrice du droit.

La violence conservatrice du droit : une violence menaçante

La violence conservatrice du droit est une violence menaçante: elle n’a pas besoin de s’exprimer en permanence contre les citoyens, il suffit que la menace soit sans cesse présente à leurs yeux. Cette menace n’est pas une “dissuasion, car la dissuasion a un motif déterminé : dissuader, c’est empêcher une personne de faire une chose précise par la menace. La menace de la violence conservatrice du droit relève plutôt d’un destin qui doit s’abattre sur celui qui l’enfreint.

Il s’agit d’une menace indéterminée : celui qui est objet du droit peut sans cesse être soumis à sa violence. Contrairement à la dissuasion, on ne peut donc pas “échapper à [l’]emprise” de la violence du droit, pas plus qu’on ne peut échapper au destin. Lorsqu’on appartient à un ordre juridique, on sait qu’on peut toujours être objet de la violence du droit, et on ne peut pas se soustraire à cette menace indéterminée, à moins de transformer l’ordre juridique lui-même.

L’ignominie” de la violence policière

La violence policière pose un problème particulièrement important, en ce qu’elle combine violence fondatrice et violence conservatrice du droit. D’un côté, elle exerce une “violence à des fins légales” . De l’autre, elle a “dans une large mesure le pouvoir d’établir elle-même ces fins”, c’est-à-dire de mettre en place ses propres règles par des “décrets de toute sorte susceptibles de se réclamer du droit”. En d’autres termes, la police agit au nom du droit, mais crée elle-même son propre droit d’exception. C’est ce qui fait “l’ignominie” de l’autorité policière :

Cette ignominie réside en ceci que, dans la police, la séparation entre violence fondatrice de droit et violence conservatrice est supprimée.

Cette situation d’entre-deux vient du fait que

Le “droit” de la police indique […] le point où l’Etat, par impuissance ou en raison des corrélations immanentes à l’ordre juridique, ne peut plus garantir les fins empiriques qu’il veut atteindre à tout prix.

Cette phrase signifie que le pouvoir policier est le pouvoir d’Etat qui vise ses propres buts, mais ne peut plus les garantir par le droit. Il vise ses “fins empiriques” , mais puisque ces fins supposent de dépasser l’ordre juridique, il ne peut plus rester dans ce cadre strict.

La police se situe donc soit hors du droit, soit en intervenant “pour motifs de sécurité” , soit en édictant des décrets de toutes sorte, “[escortant] le citoyen en réglant sa vie par ordonnance, comme une agression brutale sans le moindre égard pour les fins légales” . On voit donc que le droit est profondément lié à la violence.

La violence de l’ordre juridique

Le lien entre le droit et la violence est en effet très intime : au-delà de la violence nécessaire pour fonder le droit, tout droit repose sur la menace de la violence qui le conserve. Si le contrat semble donc être une façon pacifique de s’accorder, en réalité,

[Il] peut toujours conduire en fin de compte à de la violence, quand bien même il aurait été conclu pacifiquement par les contractants.

En effet, si un contrat n’est pas respecté, il tire sa force du fait que la personne lésée peut faire appel à des autorités qui le feraient respecter par la violence. Si la violence n’est donc pas “immédiatement présente” dans toute situation juridique,

Elle s’y trouve représentée dans la mesure où le pouvoir qui garantit le contrat juridique a lui-même une origine violente […]. Lorsque s’estompe la conscience de la présence latente de la violence dans une institution juridique, celle-ci périclite.

Autrement dit, la violence du droit ne vient pas du fait même de conclure un contrat, mais de ce que la violence y est toujours “latente” : la menace de la violence est toujours présente, et c’est elle qui maintient le droit.

Conclusion : le droit est fondamentalement violent

Benjamin s’oppose donc aux approches qui pensent le droit comme ce qui permettrait de faire reculer la violence. Par exemple, dans son ouvrage Vers la paix perpétuelle, Kant propose un ensemble de règles juridiques qui permettraient d’écarter une bonne fois pour toutes la menace de la guerre : le droit est alors ce qui pacifie les relations internationales. Au contraire, Pour une critique de la violence met au jour la violence du droit lui-même, qui s’exprime à tous les moments de son exercice : le droit est fondé sur la violence, et il se conserve par la violence.

Pour faire apparaître ce lien étroit entre droit et violence, Benjamin fait la distinction entre différents types de violence. Si l’ordre juridique refuse la violence exercée au nom de “fins naturelles” , c’est pour mieux s’arroger un monopole de la violence. Ces précisions permettent d’engager une critique radicale de la violence du droit, et de l’opposer à d’autres formes de violence non juridique, comme la violence divine ou la violence révolutionnaire, que nous présenterons dans la seconde partie de cette série d’articles.

D’ici là, assurez-vous de lire nos autres articles sur “La violence” pour préparer l’épreuve de Culture Générale 2024 !