mouvement la vague

Comment faire comprendre aux lecteurs les mécanismes violents par lesquels les régimes totalitaires ont pu s’installer, et ce malgré la conscience collective des populations concernées ? C’est ce que se demande Todd Strasser, l’auteur du roman La Vague, inspiré d’une histoire vraie. Il y décrit en effet la puissance de la violence totalitaire, qui fait adhérer les masses et leur donne envie de perpétuer le mouvement par la violence.

Cet article réalise une analyse de ce livre, qui est intéressant pour le thème de culture générale 2024 : en effet, l’ouvrage donne une illustration pertinente de la manière dont le totalitarisme peut investir une société par et pour la violence.

La violence particulière présentée dans La Vague

L’origine de La Vague

La Vague décrit l’histoire d’une classe de lycéens américains et de leur professeur d’histoire, Ben Ross. Celui-ci est en incapacité de répondre aux questions posées par ses élèves, à la suite du visionnage d’un documentaire sur la Shoah, quant à la raison de l’inaction du peuple allemand lors de la montée du nazisme et des actions de Hitler. Il décide alors de mener une expérimentation à l’échelle de la classe, pour montrer à ses élèves que le mécanisme de l’embrigadement peut toucher chacun d’entre eux.

Le professeur crée pour cela un mouvement de jeunesse, la Vague, que ses élèves doivent tous intégrer. Ben Ross instaure un ensemble de règles (un salut, etc.), se posant en leader de ce mouvement. Il cherche ainsi à galvaniser le sentiment d’appartenance de ses élèves au groupe, pour leur apprendre une leçon simple : qu’il est primordial de toujours penser par soi-même, c’est-à-dire de garder une distance et un esprit critique vis-à-vis de ce que l’on veut nous inculquer.

Un type particulier de violence : la “normativité” de la société

Dans La vulnérabilité du monde (2013), Matthieu de Nanteuil, professeur de sociologie à l’université catholique de Louvain, présente ainsi une définition de la violence qui correspond tout à fait à celle présentée dans La Vague. Selon lui,

À première vue, on peut appréhender la violence comme un processus de déstructuration des liens sociaux qui porte atteinte soit à l’intégrité des personnes.

La violence a donc un caractère intrinsèquement destructeur : elle fait péricliter l’équilibre des rapports entre les hommes. Toutefois, Nanteuil va plus loin dans son analyse, en mentionnant que la violence peut galvaniser les groupes sociaux et participer ainsi à faire régner un nouvel ordre :

La violence n’est pas seulement déstructurante : elle peut conduire à restructurer des sociétés entières ou encore à apparaître comme une caractéristique structurelle de certains comportements sociaux […]. Une société ouverte se caractérise par un conflit de principes : la violence pourrait alors servir à affirmer la supériorité d’un principe sur un autre.

À en croire Nanteuil, certaines thèses philosophiques tiennent « l’étrangeté de la violence comme fondement d’une théorie normative de la société » , idée intéressante lorsqu’elle est mise en perspective avec La Vague. En effet, dans ce roman, les élèves soumis à l’expérimentation de Ross se forment en une nouvelle communauté, qu’on les a amenés à ériger par la brutalité de la discipline, et qu’ils perpétuent et agrandissent par la force. La Vague dépeint donc elle-même la violence caractéristique du totalitarisme.

Une retranscription des mécanismes du totalitarisme, qui témoignent d’une violence intrinsèque

La discipline : l’éducation par la violence psychologique

La manière dont Ben Ross initie le mouvement de la Vague retranscrit en effet la façon dont le totalitarisme s’installe dans les sociétés. Dans la Vague, le leader, et plus tard les membres eux-mêmes, font violence à autrui pour l’endoctriner, de manière à ce qu’il intériorise un nouveau schéma de pensée.

Tout d’abord, les principes de la discipline brutale ont une place prépondérante, faisant écho à la doctrine selon laquelle l’institution d’un régime totalitaire vise à « forger un nouvel Homme » ; par exemple, dans le fascisme mussolinien, le nouvel homme est « fier, volontaire, ascétique et guerrier » .

De même, dans La Vague, le professeur fait directement comprendre à ses élèves qu’il sera intransigeant sur leur posture et leur obéissance. Alors qu’en temps normal, il peine à faire participer les élèves, ceux-ci sont maintenant obligés de se lever et de clamer « Monsieur Ross » après chacune de leurs réponses. C’est donc une forme de violence mentale et physique.

Les élèves se font également violence en ce que les principes qui encadrent leurs comportements deviennent rigides. En effet, tout manquement est sanctionné. Ben Ross perpétue ainsi la violence par sa voix, s’efforçant d’y mettre une autorité constante ; il met également en place, progressivement, des injonctions. Ainsi,

La discipline est censée donner de la puissance au groupe et amener à la réussite du projet : la discipline vous donne le droit de passer à l’action.

On comprend donc que la violence, par la discipline imposée aux élèves, rend leurs esprits malléables.

Forger les esprits par la violence

Nanteuil explique en effet qu’en politique, la violence peut servir à détricoter les normes d’un groupe social pour en construire de nouvelles :

Toujours au pluriel, la violence ne se contente pas de déchirer l’ordre social : elle déstabilise l’ordre normatif qui organise nos manières de penser.

Ici, cette fonction de la violence prend une forme particulière : il s’agit de faire oublier aux élèves leurs principes, c’est-à-dire les promesses faites après avoir vu le documentaire sur la Shoah de ne jamais perpétuer une mouvance aux tendances fascistes. Une pression violente et presque accablante est ainsi exercée sur les jeunes. On voit donc qu’une véritable transformation des élèves s’opère, qui se met en place par une forme d’éducation violente.

C’est tout à fait ce qui se produit lors de la montée du totalitarisme. D’ailleurs, Marie-Anne Matard-Bonucci (Commentaire de Frédéric Attal concernant Totalitarisme fasciste, « La violence fasciste », 2019), spécialiste du fascisme, parle de « langue totalitaire » pour décrire la « violence symbolique » (F. Attal) qui se dessine par la « transformation du langage » (Attal), qui à l’époque de Mussolini par exemple, passe par une volonté d’élimination de toutes les langues différentes de l’italien. La violence est donc instaurée comme norme au sein d’un régime totalitaire : elle n’est alors pas seulement un moyen politique, mais aussi une fin.

Forger les esprits pour la violence

L’historien G. Mosse décrit ce processus de violence au sein des sociétés européennes de l’entre-deux-guerres en parlant d’une «brutalisation» des sociétés. Il explique ainsi qu’à la suite du traumatisme de la violence endurée pendant la Première guerre mondiale, cette dernière s’est inscrite profondément dans les mœurs des sociétés. Ainsi la violence, surexposée pendant la guerre, est sacralisée par les mouvances politiques révolutionnaires du moment.

Par exemple, de nombreuses milices se créent en Italie (notamment par rapport aux terres irrédentes), et ce même avant l’arrivée de Mussolini au pouvoir. À ce moment-là, ce sont bien les mouvements politiques nouveaux qui participent à inculquer l’idée selon laquelle il faut défendre son identité et éradiquer les ennemis par la force. C’est également ce qui se passe dans La Vague : on le voit lorsque des membres du mouvement (les quarterbacks) s’en prennent physiquement à un élève, Carl, qui refusait d’obtempérer. L’individu est donc effacé, à la faveur du groupe.

L’endoctrinement des masses : la puissance du groupe et l’effacement du Soi dans le totalitarisme

La violence comme motrice d’un esprit de groupe

A fortiori, si des membres de la Vague peuvent faire pression sur des élèves pour qu’ils y adhèrent, c’est qu’ils jouent de leur puissance commune. De même, si une discipline drastique et violente est instaurée par le professeur, c’est bien pour renforcer la puissance du collectif. Il souhaite ainsi forger un esprit de groupe qui donne naissance à une union invincible. Et pour cause : les mécanismes de la violence totalitaire conduisent les individus à ne se sentir exister qu’à travers le groupe, ce qui induit un effacement d’eux-mêmes, de leur individualité.

C’est la particularité du totalitarisme décrit par Hannah Arendt, que Nanteuil reprend :

Loin de protéger la singularité des trajectoires et la diversité des communautés, le totalitarisme utilise la métaphore du corps pour fusionner l’intimité et la totalité […]. Il n’y a pas de limite à la publicité des actes.

Nanteuil parle alors de « système » pour désigner l’enveloppe qui maintient le groupe en cohésion, et forge un indestructible sentiment d’appartenance des masses au groupe :

Le système maintient ses membres en vie tant qu’ils servent ses intérêts, mais il pourra se retourner contre eux à tout moment, les retirer du monde, en effacer les traces.

L’effacement des distinctions

Dans La Vague, on ressent bien cet effet de groupe, lorsque les élèves s’acharnent à donner le plus de bonnes réponses en classe pour concurrencer les autres « membres » du mouvement. Ils le décrivent eux-mêmes lors d’un exercice de rassemblement en classe où ils doivent regagner leurs chaises le plus vite possible : « c’est comme si on ne faisait plus qu’un » . Dès le commencement, ils ressentent cette émulation, une force du groupe galvanisante.

La mise en place de règles communes efface ainsi les distinctions entre les individus. Cela met à plat les hiérarchies. Puisque l’histoire se passe au sein d’un lycée, on comprend d’autant mieux ce processus : la Vague efface les groupes liés à la « hiérarchie de popularité » . Par exemple, Robert, un cancre qui n’arrivait pas à affirmer son identité auparavant, trouve sa place au sein du groupe en se conformant à l’autorité. Ben Ross explique ainsi que la communauté est ce qui “lie les gens qui travaillent ensemble pour atteindre un but commun” : mais ce but ne peut donc s’atteindre que par la violence.

La violence du groupe

La force brutale du groupe puise en effet sa source dans un imaginaire qui va au-delà du donné : elle fait appel aux représentations. Les membres se représentent comme appartenant à un ensemble solide, à un projet concret encouragé par celui qui les diriger : c’est cela qui les motive, ils ne se sentent pas exclus. La cohésion du groupe de la Vague est tellement forte que l’équipe de football veut l’utiliser pour nourrir l’envie de vaincre qui manque à ses joueurs.

Tout ceci a pour but de montrer qu’au sein d’un régime totalitaire, au-delà de la conscience de soi, on appartient au groupe : on existe pour la cause pour laquelle on agit, et le Moi s’efface au profit d’une violence déchainée. Par la puissance du groupe, une forte violence psychologique est en effet exercée sur les plus réticents à rejoindre le mouvement. Les membre de La Vague se prennent vite aux jeux et cherchent à recruter de nouveaux adhérents, mais ils le font par la force. Ils menacent alors ceux qui s’y opposent, en leur montrant que la Vague est l’unique biais d’intégration de la vie sociale. Dès lors, comme l’écrit Nanteuil,

Le totalitarisme aura constitué l’équivalent politique de la violence absolue.

Le rejet brutal de ce qui est étranger

Au sein du groupe se crée ainsi un puissant sentiment identitaire, qui amène à rejeter tout ce qui est étranger. C’est une caractéristique du totalitarisme : si La Vague veut sans cesse recruter de nouveaux membres, tout individu qui ne respecte pas les règles se verra dénoncé et radié.

On observe également des formes d’intimidation qui viennent de ce refus de la différence et de l’altérité : la puissance née de l’appartenance au groupe se transforme en violence physique contre celui qui refuse de suivre le mouvement. Des menaces verbales et physiques sont réservées à ceux qui n’adhèrent pas : ils subissent la pression sociale et le rejet du groupe, c’est-à-dire une forme de harcèlement moral. Par exemple, Laurie se voit refuser le droit de s’asseoir dans les gradins pour regarder un match de foot, car elle refuse de faire le salut :

Aveuglé par la colère, il attrapa son autre bras.

Il faut alors interroger la volonté des individus à adhérer à de telles pratiques : est-ce un geste conscient, ou l’embrigadement se fait-il au détriment des sujets ?

Une servitude volontaire au service de la violence

L’endoctrinement brutal accepté, le pouvoir agressif apprécié

On remarque en effet que dans La Vague, l’endoctrinement réalisé par le professeur Ross semble plaire aux élèves. Ils apprécient la discipline rigide qui les malmène. C’est ainsi que naît une forme de servitude volontaire, une obéissance docile ; par exemple, ils font eux-mêmes des propositions de moyens de répandre la Vague au sein du lycée.

Mais l’émulation du groupe galvanise également le leader : il se sent invincible, et se laisse donc aussi emporter par la force du groupe. En discutant avec sa femme, Ross avoue ainsi qu’il est le premier à s’être pris au jeu, car ses élèves l’écoutent religieusement grâce à la Vague, devienant des machines à apprendre son cours. Ils lui vouent presque un culte de la personnalité : on le voit lorsqu’ils organisent un rassemblement pour faire rencontrer aux membres leur leader national, où tout le monde se réunit en quelques heures. Ainsi, il semble difficile de ne pas céder à la pression du collectif, mise à part quelques exceptions qui symbolisent la liberté comme résistance à la violence de l’endoctrinement.

Résister à la pression sociale violente

Dans le livre, Laurie est en effet le symbole de la récalcitrante, la rebelle, celle qui fait preuve d’esprit critique et résiste donc au groupe. Elle incarne ici la liberté de la presse, avec le journal du lycée le Grapevine qu’elle rédige, et qui se dresse contre la Vague par un pamphlet virulent, vivement critiqué.

On la menace alors personnellement, et on peint « ennemie » sur son casier : il apparait donc que convaincre les gens de résister est bien plus difficile que de les convaincre d’adhérer. Alors, s’il y a bien une part de volonté dans le fait de faire vivre le mouvement, il s’agit de s’interroger sur la capacité des individus embrigadés à reconnaître leur potentielle culpabilité.

Reconnaitre sa culpabilité dans l’entretien de la violence totalitaire

Ce questionnement émane directement de ce que les élèves de Ben Ross demandaient au début du livre : comment certains Allemands ont-ils pu laisser faire Hitler, voire plaider non coupables au sortir de la guerre ? En réalité, selon la note de l’éditeur, une forme « d’animalité » gagne les élèves de M. Ross. Sa femme lui affirme ainsi qu’il a « créé des monstres » : les élèves ne réfléchissent plus que pour la Vague, et ont intégré un nouveau schéma de pensée qui les persuadent qu’ils agissent pour le bien.

Toutefois, une fois l’acte de violence commis, c’est l’électrochoc pour certains membres : ainsi, lorsque le petit ami de Laurie la pousse violemment suite à une dispute concernant sa réticence envers la Vague, il prend immédiatement conscience de son atrocité. De son côté, le professeur Ben Ross, tout au long du livre, ressent un profond sentiment de culpabilité face à la situation qu’il a initiée, et qui est désormais hors de contrôle. Il se demande ainsi comment déprogrammer les esprits embrigadés.

Il constate alors que si les membres cherchent toujours un meneur, c’est justement parce qu’ils sont déboussolés lorsque l’on ne leur dicte pas ce qu’ils doivent faire. Ainsi, il décide donc de leur montrer la réalité de ce qu’ils sont devenus, pour faire résonner en eux des traumatismes (l’image d’Hitler à la place de leur leader) : ainsi, en leur faisant admettre qu’ils obéissent aveuglément, ils ne renient pas leur Histoire.

Conclusion

La Vague donne une illustration concrète des mécanismes violents par lesquels le totalitarisme s’installe au sein d’une société. Entre discipline individuelle et force de la masse, c’est une violence normalisée et sacralisée qui s’instaure. Les individus victimes d’endoctrinement n’en ont pas forcément conscience, mais ils peuvent participer volontairement à faire vivre et avancer la dictature.  On pourra ainsi se demander comment il est envisageable de « penser la violence après le totalitarisme » (Nanteuil), comme le fait Arendt elle-même après la Shoah.

Si l’on a en effet en tête le « plus jamais » né des suites de la Seconde guerre mondiale, on peut noter que, même en ayant été cinématographiquement face à l’horreur, les élèves, horrifiés au départ, se laissent pourtant prendre au jeu et deviennent de parfaits soldats de la violence totalitaire. Il convient donc de garder un esprit critique sur les valeurs inculquées. Dans cette perspective, vous pouvez ainsi lire la pièce Rhinocéros de Ionesco (1959), ainsi que La Ferme des Animaux d’Orwell (1945).

Nous espérons que cet article t’aura été utile. Tu peux retrouver tous nos articles de culture générale ici.