Réfléchir sur le concept de monde implique nécessairement de se demander si l’Homme est le seul à avoir un monde. Le sens commun dirait que oui ; pourtant, Von Uexküll (1864-1944), avance que l’animal a un monde aussi riche que le nôtre. Voyons donc ce que ce biologiste, éthologue et philosophe allemand a à nous dire sur le monde animal, et, de manière générale, sur le monde du vivant.
La rapport singulier du vivant au monde
Tout d’abord, il faut noter que les travaux de Von Uexküll sur la notion de monde auront une influence considérable sur la phénoménologie : si Heidegger écrit en 1929, dans ses Concepts fondamentaux de la métaphysique, que l’escargot est “pauvre en monde”, ce n’est que parce que Von Uexküll est passé par là pour penser le rapport de l’animal au monde.
Or, penser ce rapport, c’est penser le rapport du vivant au monde – ce que la phénoménologie s’empressera de faire, et qui deviendra en réalité sa clef de voûte. De Merleau-Ponty, qui dans la Phénoménologie de la perception repensera l’insertion du corps dans le monde pour le penser au monde, à R. Barbaras, qui établit une “cosmologie phénoménologique” dans L’appartenance, toute la phénoménologie est traversée par un seul et même problème : dans quelle mesure le vivant que nous sommes a-t-il un rapport singulier au monde ? Dans quelle mesure n’est-il pas la simple pierre poussée par le vent, corps parmi les corps, que décrit Descartes ?
Ces questions cruciales, qui cherchent donc à remettre au goût du jour la spécificité du vivant par rapport à l’inerte en réponse à la métaphysique dominante depuis le XVIIème siècle, qui semble réifier l’Homme et le voir comme un simple corps physique, débutent avec Von Uexküll. Mais contrairement à ses successeurs, celui-ci prête au monde animal une richesse aussi grande que le nôtre. Il différencie notamment les notions de millieu et d’environnement pour repenser le rapport du vivant au monde, avec le célèbre exemple de la tique.
Le monde de la tique
L’exemple
Pour penser le rapport singulier du vivant au monde, Von Uexküll – qui est biologiste – prend l’exemple très concret de la tique. Celle-ci, nous dit-il, ne se contente pas d’évoluer dans l’espace comme une pierre poussée par le vent : si elle subit bien sûr les forces de la nature, elle est également actrice, en ce qu’elle s’oriente par elle-même vers sa nourriture, signalée par l’acide butyrique.
Cet acide à l’odeur rance indique en effet la présence d’un animal – par exemple un chien – dont le sang peut nourrir la tique. Cette dernière répond alors à l’appel de l’acide en se dirigeant vers son lieu de provenance, pour ensuite rejoindre la peau dudit chien et s’y abreuver.
Cette description de la manière dont la tique cherche sa nourriture vise à différencier le monde de l’inerte du monde du vivant. Si dans le monde des simples corps physiques, chaque mouvement n’est exclusivement provoqué que par les lois de la nature, le monde du vivant, lui, est empli de signaux qui lui donnent une valeur. Autrement dit, si la pierre ou le grain de sable évoluent dans un espace purement géométrique – qui ne peut même pas être qualifié de monde, puisqu’il n’y a aucune orientation – le vivant, lui, évolue bien dans un monde, en ce que celui-ci est un ensemble de lieux qui n’ont pas tous la même valeur pour lui : l’espace du vivant est orienté. Cette différenciation entre l’espace de l’inerte et le monde du vivant est notamment une réponse à Descartes, et une critique de sa conception de l’animal.
Le contexte
Deux siècles auparavant, Descartes avançait en effet des animaux qu’ils n’étaient pas bien différents des pierres : n’étant pas doués de raison, ils étaient selon semblables à l’inerte, des “corps parmi les corps” se mouvant dans l’espace comme un grain de sable poussé par le vent.
C’est ce qu’on appelle le mécanisme : l’idée que tout corps ne se meut que par les lois de la physique. Bien sûr le corps humain, doué d’âme et donc de volonté, est exclu ; mais il s’agit ici de penser le monde animal, auquel Von Uexküll souhaite redonner ses lettres de noblesse.
Von Uexküll – et la phénoménologie après lui – cherche en effet à réfuter le mécanisme, pour mettre en avant la spécificité du vivant, qu’il pense irréductible aux simples corps inertes. Selon lui, il n’y a pas un rapport unilatéral du monde au vivant dans lequel le premier se contenterait d’agir sur le vivant ; au contraire, le rapport du vivant au monde est bilatéral.
La spécificité de l’être vivant est en effet de parsemer l’espace dans lequel il évolue de signaux ; et en retour, ceux-ci l’orientent dans cet espace. L’acide butyrique, par exemple, indique à la tique qu’elle peut se nourrir à tel ou tel endroit, ce qui lui permet alors de s’orienter vers le lieu dont provient l’odeur rance.
L’espace du vivant est donc rempli de signes ; il est orienté et orientant, et n’est donc pas le simple espace mécanique de la science, qui est sans repères, purement mathématique, et dans lequel chaque point et chaque lieu ont la même valeur. Le vivant, au contraire, crée de la valeur, c’est-à-dire de la différenciation, au sein de son monde. Von Uexküll prend également l’exemple de l’abeille : celle-ci voit en la fleur non pas un simple objet, mais déjà une source de nectar : pour l’abeille, la fleur est non pas simple fleur, mais elle déjà porteuse de valeur.
Le monde du vivant a donc pour caractéristique d’être d’abord orienté par la subjectivité de chaque animal, et non constitué d’objets qu’il approche indifféremment. L’espace de l’animal est donc centré sur lui : c’est son milieu.
Monde, milieu, environnement
On peut donc dire que contrairement aux corps inertes, le vivant est doté d’un monde, en tant que son espace est différencié : cet espace fait sens. Mais il faut être plus précis, Von Uexküll utilisant la notion de monde dans un sens spécifique : le monde du vivant est un monde propre qui qualifie en fait son milieu, par opposition à son environnement.
- L’environnement est le monde en tant qu’il contient tous les êtres vivants : il est, d’une certaine manière, le règne du vivant de manière générle, la biosphère. Il est un simple contenant : il est donc commun, et n’est pas différencié selon les espèces. La question est alors de savoir si un espace indifférencié constitue réellement un monde ; le monde ayant un certain ordre, un espace sans sens ne peut être ordonné, et donc ne peut constituer un monde.
- Le milieu – l’Umwelt, Welt étant “le monde” en allemand – constitue un monde, en tant qu’il est le monde propre à chaque espèce : un espace doté d’une certaine valorisation selon chaque animal, qui lui donne sens.
Cette valorisation spécifique dépend de ce que Von Uexkûll appelle le “plan interne” d’un être vivant, c’est-à-dire ses besoins physiologiques particuliers. Le milieu de la tique, par exemple, n’est pas le milieu de l’abeille : si la première se nourrit d’acide butyrique, et donnera donc de la valeur à des poils de chien mais aucune à une fleur, la seconde se nourrit de nectar et sera indifférente au chien, mais s’orientera vers la fleur.
Chaque animal a donc son propre milieu, qui constitue un monde en tant qu’il fait sens de manière bilatérale : le milieu est une totalité organique (et donc presque harmonieuse), qui parle autant à l’animal que celui-ci lui parle. La tique ne pourrait en effet voir du sens dans son milieu si celui-ci n’agissait pas sur elle ; d’où l’idée de totalité, qui permet donc de parler de monde.
On voit bien que ce n’est pas le cas du simple espace : si la tique est indifférente à son environnement, elle donne sens à son milieu. Le milieu est donc un monde en tant qu’il est structure de renvoi ; un espace auquel le vivant donne sens, et qui oriente en retour celui-ci.
Conclusion
Von Uexküll cherche, contre la conception mécaniste héritée de Descartes, à penser le rapport spécifique du vivant au monde. Si Descartes pensait l’animal comme “chose parmi les choses” dans un simple univers décentré, Von Uexküll pense au contraire un monde du vivant, c’est à dire un espace dont le vivant est le centre, qu’il organise en fonction de ses besoins : l’Umwelt.
Il différencie ainsi environnement et milieu : si le premier est le simple espace dans lequel sont réunis tous les vivants indifféremment, le second est un monde, en tant qu’il est propre à chaque espèce, mais surtout en tant que chacune d’entre elle lui accorde une certaine valeur en fonction de son plan interne par un mouvement d’orientation. Cette orientation est bilatérale : il y a un rapport de réciprocité entre le vivant et son milieu. Celui-ci forme alors une totalité organique, qu’on peut donc qualifier de monde.
Von Uexküll permet donc de penser la différence entre l’espace, la nature, le milieu, l’environnement et le monde, ainsi que de traiter les sujets tels que “Le monde de la vie”, ou encore “Monde et environnement”.