Prix Nobel d’économie en 1998, Amartya Sen est l’un des penseurs majeurs du développement humain. À la croisée de l’économie, de la philosophie morale et de la science politique, son œuvre redéfinit profondément les fondements de ce que signifie « se développer ». À rebours d’une approche centrée sur la croissance du produit intérieur brut, il propose une lecture humaniste du développement, ancrée dans les droits, les libertés et les possibilités réelles offertes aux individus. Sa pensée constitue aujourd’hui un repère essentiel pour comprendre les enjeux du XXIe siècle, dans un monde où les inégalités persistent malgré la richesse globale.
Une voix du Sud pour redéfinir la pauvreté
Amartya Sen naît en 1933 à Santiniketan, dans l’État du Bengale-Occidental, en Inde. Il grandit dans un contexte de colonisation britannique, de tensions sociales et de vulnérabilités extrêmes. Son enfance est marquée par la grande famine du Bengale de 1943, au cours de laquelle près de trois millions de personnes périssent, alors même que la région n’était pas, en soi, en manque de nourriture. Ce drame, qui l’affecte durablement, constitue le point de départ de sa réflexion sur les mécanismes sociaux et politiques qui rendent possible une telle tragédie. C’est aussi l’origine de son engagement intellectuel : comprendre comment des sociétés, pourtant dotées de ressources suffisantes, peuvent échouer à protéger leurs membres les plus vulnérables.
Formé à Cambridge, il mène une carrière brillante dans les universités les plus prestigieuses, notamment à la Delhi School of Economics, à Oxford et à Harvard. Mais son regard reste toujours tourné vers les pays en développement, et en particulier vers les conditions concrètes de vie des individus. Dès ses premiers travaux, Sen se distingue en refusant une définition purement monétaire de la pauvreté. Il affirme que la pauvreté ne se résume pas à un bas niveau de revenu, mais correspond plutôt à une privation de libertés essentielles et à l’impossibilité, pour certains, de mener la vie qu’ils souhaitent.
L’approche par les « capabilités » : dépasser l’illusion des droits formels
C’est dans cette optique qu’Amartya Sen développe sa célèbre théorie des « capabilités ». L’idée centrale est simple, mais profondément novatrice : pour comprendre la pauvreté et les inégalités, il ne suffit pas d’observer les ressources matérielles ou les droits légaux dont disposent les individus. Il faut aussi – et surtout – s’interroger sur ce qu’ils peuvent réellement faire ou devenir avec ces ressources et ces droits. Sen propose ainsi de distinguer les « fonctionnements », c’est-à-dire les états de vie qu’un individu peut atteindre (être bien nourri, instruit, en bonne santé), des « capabilités », qui correspondent à l’ensemble des fonctionnements qu’un individu a effectivement la liberté de choisir.
L’exemple du droit de vote illustre bien cette logique. Deux personnes peuvent avoir, en théorie, le même droit à voter. Mais si l’une d’elles a reçu une éducation civique solide, dispose du temps pour s’informer, a accès aux médias et comprend les enjeux politiques, tandis que l’autre est analphabète, mal informée, ou subit des pressions sociales, leur capacité réelle à exercer ce droit est profondément inégale. Le droit est là, mais la liberté réelle de s’en servir ne l’est pas nécessairement. C’est précisément ce que permet de mettre au jour l’approche par les capabilités : elle révèle que les inégalités ne se mesurent pas uniquement en termes de possessions ou de revenus, mais aussi en termes d’opportunités réelles offertes aux individus.
Le développement comme expansion des libertés
Dans son ouvrage majeur, Development as Freedom, publié en 1999, Amartya Sen défend une vision du développement comme processus d’expansion des libertés humaines fondamentales. Ces libertés sont de plusieurs ordres : libertés politiques, économiques, sociales et sécuritaires. Il ne s’agit pas seulement de garantir l’absence d’oppression, mais de créer les conditions concrètes qui permettent à chacun de vivre dignement. L’accès à l’éducation, aux soins, à l’emploi, à l’expression politique ou encore à la sécurité physique sont autant d’éléments constitutifs du développement.
Dans cette perspective, la croissance économique n’est pas rejetée, mais elle est réinscrite dans un cadre plus large. Elle n’est plus une fin en soi, mais un moyen parmi d’autres de favoriser l’épanouissement humain. Sen insiste sur le fait qu’une société peut croître économiquement tout en maintenant des niveaux élevés d’inégalités, de pauvreté ou d’exclusion. Le développement authentique suppose une amélioration des libertés réelles dont jouissent les individus, pas seulement une augmentation du revenu moyen.
Un regard critique sur le PIB et la nécessité de nouveaux indicateurs
La critique de Sen s’étend aussi aux outils de mesure du développement. Il dénonce la domination du produit intérieur brut comme indicateur de référence. Tu as certainement déjà eu cette fameuse problématique en khôlle ou en DS : « Le PIB est-il un indicateur suffisant/doit-il toujours être considéré comme l’indicateur principal pour un pays ? » Amartya Sen, lui, a déjà répondu à cette question et fut l’un des premiers à la soulever.
Le PIB mesure la richesse produite dans un pays, mais il ignore tout ce qui n’est pas monétisé : travail domestique, qualité des relations sociales, environnement, accès aux services publics… Pire encore, il peut croître tout en masquant une détérioration de la qualité de vie pour une partie de la population.
C’est pourquoi Sen plaide pour des indicateurs alternatifs, capables de mieux refléter la réalité humaine du développement. En collaboration avec Mahbub ul Haq (économiste pakistanais), il participe ainsi à la création de l’indice de développement humain (IDH) pour le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), en 1990. Cet indice combine des données relatives à la santé (espérance de vie), à l’éducation (années de scolarisation) et au revenu national brut par habitant. S’il ne prétend pas être parfait, l’IDH représente une avancée majeure dans la prise en compte de dimensions qualitatives du développement.
Les famines : révélatrices d’un échec institutionnel
Un autre apport majeur de Sen concerne la compréhension des famines. Dans son ouvrage Poverty and Famines, publié en 1981, il démontre que les famines ne sont pas toujours causées par une pénurie de nourriture, mais plutôt par un effondrement de la capacité des individus à y accéder. Lors de la famine du Bengale en 1943, la nourriture existait bel et bien, mais son prix avait explosé. Les salaires n’ayant pas suivi, les plus pauvres ont été exclus du marché. Sen montre ainsi que le problème tient à « l’entitlement » – le droit effectif d’obtenir de la nourriture – et non à sa disponibilité physique.
Il en tire une conclusion politique forte : les démocraties ne connaissent pas de famines de grande ampleur. Une presse libre, des élections régulières et un débat public ouvert forcent les gouvernements à réagir face aux souffrances de leur population. Là où règne la censure, en revanche, les tragédies peuvent se dérouler dans l’indifférence ou l’ignorance. En articulant économie et institutions politiques, Sen réintroduit la question de la justice au cœur de l’analyse du développement.
Une conception pragmatique et comparative de la justice
Dans The Idea of Justice, publié en 2009, Sen approfondit sa réflexion en philosophie politique. Prenant ses distances avec les théories idéales, comme celle de John Rawls, il adopte une approche comparative de la justice. Plutôt que de chercher à définir les institutions parfaites d’une société idéale, il s’attache à identifier les injustices manifestes du monde réel – la faim, le manque d’accès à l’éducation, l’oppression – et à les corriger.
Cette démarche se veut résolument pragmatique : mieux vaut éliminer une injustice concrète que d’attendre l’application d’un modèle abstrait. Elle permet aussi de prendre en compte la diversité des contextes culturels et institutionnels, sans imposer un modèle unique de société juste. C’est une philosophie de l’action, davantage tournée vers l’amélioration des conditions de vie que vers l’établissement de principes universels figés.
Conclusion : une pensée humaniste pour le XXIe siècle
Amartya Sen ne propose pas simplement une théorie économique, mais une transformation complète du regard porté sur les sociétés. En mettant les libertés réelles au cœur de sa réflexion, il invite à repenser la finalité même de l’économie : elle n’est pas une fin en soi, mais un outil au service de l’émancipation humaine. À une époque marquée par les transitions écologiques, les tensions sociales et les incertitudes géopolitiques, sa pensée offre un cadre éthique, rigoureux et profondément moderne pour guider l’action publique.
Sen nous rappelle que le développement, ce n’est pas seulement produire plus, mais offrir à chacun la possibilité de choisir sa vie. Et c’est peut-être là le plus grand défi des politiques économiques contemporaines.
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