Daniel Kahneman

Longtemps, l’homo economicus a régné en maître dans la pensée économique : un agent rationnel, maximisant son utilité et prenant des décisions optimales. Daniel Kahneman, psychologue de formation et prix Nobel d’économie en 2002, a bouleversé cette vision en démontrant que nos choix économiques sont souvent biaisés et irrationnels. Son travail, en collaboration avec Amos Tversky, a donné naissance à l’économie comportementale, un champ d’études majeur qui remet en cause les fondements de la rationalité en économie.

Biographie de Daniel Kahneman

Daniel Kahneman est né en 1934 à Tel-Aviv, alors sous mandat britannique, mais a passé une grande partie de son enfance en France, avant d’émigrer en Israël après la Seconde Guerre mondiale. Il étudie la psychologie à l’Université hébraïque de Jérusalem, où il obtient son diplôme en 1954. Il rejoint ensuite l’Université de Californie à Berkeley, où il obtient son doctorat en 1961.

Kahneman débute sa carrière en s’intéressant à la psychologie de la perception et du jugement. C’est dans ce cadre qu’il rencontre Amos Tversky, un autre psychologue avec qui il collaborera étroitement pendant plusieurs décennies. Ensemble, ils développent des théories révolutionnaires sur la prise de décision et les biais cognitifs, remettant en question l’idée que l’être humain agit toujours de manière rationnelle.

En 2002, Kahneman reçoit le prix Nobel d’économie pour ses travaux sur l’économie comportementale (Tversky, décédé en 1996, n’a pas pu être récompensé). Son influence s’étend aujourd’hui bien au-delà du monde académique, impactant les domaines de la finance, du marketing et des politiques publiques.

Les systèmes de pensée de Kahneman

Dans son ouvrage phare Thinking, Fast and Slow (2011), Kahneman distingue deux systèmes de pensée :

  • Système 1 : rapide, automatique, intuitif et souvent soumis aux biais.
  • Système 2 : lent, analytique et plus réfléchi, mais énergivore.

 

Ces deux systèmes expliquent pourquoi les individus prennent souvent des décisions irrationnelles. Le système 1, bien que pratique au quotidien, nous amène à des erreurs systématiques et prévisibles.

Un exemple marquant de ce phénomène est l’effet Stroop : lorsqu’on demande à une personne de lire le mot « bleu » écrit en rouge, son instinct (Système 1) veut lire le mot, tandis que son raisonnement (Système 2) doit s’activer pour identifier la couleur correcte. Cela illustre comment nos pensées automatiques interfèrent avec nos processus cognitifs plus réfléchis.

En économie, ces deux systèmes influencent fortement nos choix financiers. Par exemple, les consommateurs ont tendance à acheter impulsivement (Système 1), plutôt que de comparer minutieusement les options disponibles (Système 2). Ce qui explique pourquoi les promotions et la publicité émotionnelle sont si efficaces.

Les biais cognitifs : quand l’irrationalité dicte nos choix

Kahneman et Tversky ont identifié de nombreux biais qui influencent nos décisions économiques. Parmi les plus célèbres :

  • Le biais de confirmation : tendance à privilégier les informations confirmant nos croyances préexistantes. Un investisseur persuadé qu’une action va monter aura tendance à ne consulter que les analyses positives sur cette action.
  • L’aversion aux pertes : une perte est perçue comme plus douloureuse qu’un gain équivalent n’est satisfaisant. Par exemple, perdre 100 € fait bien plus mal que gagner 100 € ne procure de joie.
  • Effet d’ancrage : la première information rencontrée influence inconsciemment nos décisions. Une étude a montré que, lorsqu’on demande aux participants s’il y a plus ou moins de 1 000 médecins dans une ville, leur réponse sera proche de ce nombre, même si l’estimation réelle est bien différente.
  • La surestimation des petites probabilités : on accorde une importance exagérée à des événements rares. C’est ce qui pousse de nombreuses personnes à jouer à la loterie, malgré des chances infimes de gagner, ou à avoir peur de prendre l’avion, malgré une probabilité d’accident extrêmement faible.

 

Ces biais montrent que les agents économiques ne sont pas parfaitement rationnels, mais prévisiblement irrationnels. Ils expliquent aussi pourquoi les bulles spéculatives, les décisions de consommation impulsives ou encore les erreurs de jugement sont si courantes.

La théorie des perspectives : un nouveau regard sur la prise de décision

En 1979, Kahneman et Tversky publient leur théorie des perspectives, une alternative à la théorie classique de l’utilité espérée. Ils démontrent que les individus prennent des décisions différemment selon qu’ils se situent dans une situation de gain ou de perte.

Principaux enseignements

  • Les individus sont dans l’aversion à la perte : ils préfèrent éviter une perte plutôt que d’obtenir un gain équivalent. Une expérience célèbre a montré que la plupart des participants préfèrent un gain certain de 500 € plutôt qu’un pari avec 50 % de chance de gagner 1 000 €, bien que l’espérance mathématique soit la même.
  • Ils adoptent une attitude risquée en situation de perte et prudente en situation de gain. Par exemple, une personne qui perd en Bourse est plus susceptible de conserver son investissement en espérant un rebond, alors qu’une personne en gain vendra rapidement par peur de perdre ce qu’elle a accumulé.
  • La valeur attribuée à une somme d’argent dépend du point de référence. Un employé qui s’attendait à une augmentation de 5 %, mais n’obtient que 3 %, sera déçu, alors qu’un autre qui s’attendait à 1 % sera satisfait, bien que l’augmentation soit la même.

 

Cette théorie a des implications profondes en finance, marketing et politiques publiques. Les entreprises utilisent ce concept pour structurer leurs offres, par exemple en affichant des « prix barrés » pour donner l’impression d’une bonne affaire.

Les applications et les implications en économie

L’économie comportementale, initiée par Kahneman, a influencé de nombreux domaines :

  • La finance : l’étude des comportements irrationnels a permis d’expliquer les bulles spéculatives et les crises financières. La crise de 2008 est en partie attribuée à un excès de confiance des investisseurs et à l’aversion aux pertes, qui les a poussés à vendre en panique.
  • Le marketing : les entreprises exploitent les biais cognitifs pour influencer les décisions des consommateurs. Par exemple, les restaurants mettent en avant un plat plus cher pour inciter à choisir une option légèrement moins coûteuse, mais toujours plus rentable pour eux.
  • Les politiques publiques : la théorie du nudge, développée par Richard Thaler (inspiré par Kahneman), propose d’orienter les choix sans contraindre les individus. Un exemple est l’inscription automatique aux plans de retraite avec une option de désinscription plutôt qu’une inscription volontaire, augmentant ainsi le taux d’épargne des travailleurs.

Conclusion

Daniel Kahneman a révolutionné la manière dont nous comprenons la prise de décision économique. En mettant en lumière l’influence des biais cognitifs et des erreurs systématiques, il a contribué à une remise en cause du paradigme de l’homo economicus. Son travail continue d’avoir un impact majeur sur la finance, la politique économique et la manière dont les entreprises conçoivent leurs stratégies. Une preuve que l’économie est autant une science sociale qu’une science mathématique.

 

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