Hirschman

Dans cet article, il sera question d’un ouvrage important qui s’intéresse aux principes moraux du capitalisme écrit par l’économiste contemporain Albert Otto Hirschman : Les Passions et les intérêts (1977). Nous étudierons ainsi l’origine du capitalisme au tournant du XVIe siècle permis par le passage des passions aux intérêts économiques rationnels.

Présentation générale

L’auteur

Si tu as peut-être déjà entendu parler d’Albert Otto Hirschman, c’est sûrement pour son ouvrage Exit, Voice and Loyalty (1970) qui étudie les moyens de protestation d’une population mécontente de son gouvernement.

Dans Les Passions et les intérêts (1977), Hirschman se place également du point de vue des sciences sociales pour étudier les fondements du capitalisme. Il aborde ainsi la transition des conceptions du comportement humain et des idées économiques, en analysant comment les passions, qui ont historiquement motivé les actions humaines, ont été progressivement remplacées par des intérêts économiques, permettant ainsi l’émergence du capitalisme.

L’ouvrage

En s’appuyant sur un grand nombre d’économistes et de philosophes contemporains à l’émergence du capitalisme, tels que Montesquieu ou Smith (ce qui permet de réviser ses classiques), cet ouvrage permet de revenir aux fondements de l’économie et peut être utile, notamment comme amorce ou ouverture, afin d’ouvrir une perspective sur des notions peu abordées au programme d’ESH.

Voici les premiers mots d’A. Hirschman dans son ouvrage :

« Deux constatations sont à l’origine du présent essai. La première est que la science sociale de notre temps n’est pas parvenue à élucider la question des conséquences politiques de la croissance économique. La seconde est que ces conséquences sont souvent désastreuses, quel que soit le régime (capitaliste, socialiste ou mixte) qui préside à la croissance. C’est sans doute ce deuxième fait qui a été déterminant. »

Les Passions et les intérêts a donc une portée contemporaine, que nous étudierons à la fin de cet article. Il ne convient pas de croire que l’analyse des fondements du capitalisme n’appartient qu’au passé !

De la passion comme force perturbatrice à l’intérêt économique rationnel

Au cœur de l’ouvrage se trouve l’idée que l’évolution de la pensée occidentale a été marquée par un passage d’une compréhension des comportements humains axée sur les passions à une approche fondée sur les intérêts.

Avec l’avènement des Lumières et le développement de la pensée économique classique, en particulier à travers les travaux de penseurs comme Montesquieu, David Hume et Adam Smith, l’accent a été mis sur l’idée du fait que les individus agissent principalement en fonction de leur intérêt personnel rationnel. Cela a conduit à une vision où les intérêts économiques pourraient modérer et réguler les passions, promouvant ainsi la stabilité sociale.

Les passions comme forces perturbatrices

Hirschman commence son analyse par une discussion sur le rôle des passions dans la vie humaine et dans l’organisation sociale. Dans les périodes antérieures à la montée du capitalisme, les passions, telles que l’ambition, la colère ou le désir de pouvoir, étaient vues comme des forces motrices de l’action humaine, souvent perçues comme des éléments perturbateurs du tissu social (provoquant des guerres, par exemple). Ainsi, il apparaît clairement que les passions sont une entrave à la croissance économique.

Les passions étaient liées à des comportements impulsifs et irrationnels, ce qui a conduit à des tentatives pour les contrôler ou les canaliser à travers des institutions sociales, politiques et religieuses. La tradition politique classique, par exemple, s’appuyait sur des notions de vertu civique et de contrôle moral pour gérer les passions (cf. Smith, Théorie des sentiments moraux, 1759). D’où le rôle des institutions et de l’État.

L’émergence des intérêts économiques

Avec l’émergence du capitalisme, les intérêts économiques ont commencé à être vus comme un antidote aux passions. Les économistes classiques (Smith, Ricardo, etc.) ont soutenu que l’intérêt personnel pouvait servir d’incitation à l’action, favorisant ainsi des comportements coopératifs.

Hirschman explique comment cette transition a été interprétée comme une révolution dans la compréhension de la nature humaine. Les individus, en poursuivant leur intérêt économique, seraient contraints de respecter les droits des autres et d’agir de manière pacifique. Ainsi, l’échange marchand et le commerce sont devenus des mécanismes par lesquels les passions humaines pouvaient être régulées.

La fonction civilisatrice des intérêts

Hirschman avance que les intérêts économiques ne sont pas seulement des motivations individuelles, mais qu’ils jouent également un rôle crucial dans l’établissement d’un ordre social pacifique. En favorisant le commerce et l’interdépendance économique, ils contribuent à créer un environnement où les conflits peuvent être atténués.

Ici, Hirschman fait référence à l’analyse novatrice de Montesquieu du doux commerce. La théorie du doux commerce dispose que les relations commerciales entre des pays créent des liens d’interdépendance entre ces derniers et que ces liens incitent les gouvernements à ne pas entrer en guerre. Selon lui, le commerce « adoucit et polit les mœurs barbares ».

Cela ne signifie pas que les intérêts économiques éliminent complètement les passions, mais qu’ils les transforment. Par exemple, l’intérêt économique peut inciter à la coopération plutôt qu’à l’affrontement, car les acteurs économiques reconnaissent que des relations mutuellement bénéfiques sont nécessaires à leur prospérité. Cette vision repose sur l’idée que l’économie peut être un outil de régulation sociale, capable de transformer les passions potentiellement destructrices en interactions constructives.

Plus encore, les intérêts favorisent l’économie dans son ensemble. Adam Smith, dans Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), soutenait que la recherche du profit personnel pouvait contribuer au bien-être collectif grâce au mécanisme de marché. « L’individu est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. »

Quel est le rôle de l’État dans ce passage des passions aux intérêts ?

L’optimisme des Lumières est à nuancer…

Dans Les passions et les intérêts, Hirschman ne se contente pas de célébrer cette évolution des passions aux intérêts. Il critique l’optimisme des penseurs des Lumières qui ont affirmé que la seule recherche des intérêts économiques suffirait à garantir l’harmonie sociale. Selon lui, cette vision ignore les dangers et les tensions qui peuvent découler d’une focalisation exclusive sur les intérêts économiques.

En effet, la recherche de l’intérêt personnel peut également donner lieu à des comportements égoïstes, à la cupidité et à des inégalités. Les intérêts purement rationnels peuvent être en conflit avec des valeurs collectives et des principes moraux. Ce qui peut engendrer des tensions sociales et des crises (sociales et économiques).

Hirschman met en évidence la nécessité de reconnaître que les passions et les intérêts ne sont pas nécessairement opposés, mais qu’ils interagissent de manière complexe.

… fondant ainsi un rôle de l’État et des institutions

Hirschman souligne donc l’importance du rôle des institutions et de l’État dans la régulation des passions et des intérêts. L’État est perçu non seulement comme un régulateur des comportements, mais aussi comme un acteur qui peut favoriser un environnement dans lequel les intérêts individuels et collectifs s’harmonisent (cf. la critique que fait Hirschman de l’optimisme des Lumières concernant les vertus supposées des intérêts).

Les institutions doivent être conçues pour équilibrer les intérêts et les passions, afin d’éviter les excès des deux côtés. Par exemple, des réglementations peuvent être mises en place pour s’assurer que la recherche du profit ne conduit pas à l’exploitation ou à des violations des droits des individus. Hirschman plaide ainsi pour une société où passions et intérêts doivent être pris en compte de manière équilibrée.

Éclairage sur les enjeux contemporains

L’analyse d’A. Hirschman est particulièrement pertinente aujourd’hui, alors que les sociétés modernes sont confrontées à des défis complexes liés aux inégalités économiques, aux conflits sociaux et aux problèmes environnementaux. La manière dont les intérêts économiques et les passions humaines interagissent dans ces contextes demeure un sujet d’actualité. Bref, tu auras compris que presque toutes les instabilités du capitalisme peuvent s’analyser à la lumière du couple passions/intérêts. Ce qui en fait donc une super notion à connaître pour un grand nombre de sujets d’ESH, écrits comme oraux.

Par exemple, la crise climatique met en évidence la nécessité de transcender les intérêts économiques immédiats au profit d’une vision plus large du bien-être collectif. Les intérêts individuels peuvent parfois entrer en conflit avec la nécessité d’une action collective pour le bien de la planète.

Autre exemple, tu peux largement mobiliser cet ouvrage dans le cadre d’un sujet sur le lien entre croissance et inégalités, en faisant le lien avec la notion d’intérêt (thème généralement abordé en deuxième année de prépa). Typiquement, sur un sujet comme « Performances économiques et justice sociale » (HEC 2019), tu peux faire une accroche ou une ouverture très intéressante avec l’ouvrage d’A. Hirschman. Le sujet ESCP 2017 (« Le bon fonctionnement d’un marché justifie-t-il l’intervention de l’État ? ») se prête aussi parfaitement à la mobilisation de son ouvrage, pour une amorce, une ouverture, ou même un argument dans une de tes parties.

Ce qui est sympa avec cet ouvrage, c’est que l’auteur n’est pas ultra connu, car il est peu abordé par les professeurs d’ESH. Les correcteurs apprécient donc grandement ce genre des références (attention à toutefois ne pas la caler sans lien avec le sujet).

Conclusion

Les Passions et les intérêts d’Albert Otto Hirschman est donc une œuvre riche qui invite à réfléchir sur l’articulation entre la nature humaine et l’émergence du capitalisme. En examinant l’évolution des idées qui ont façonné la pensée moderne, Hirschman met en lumière la tension persistante entre passions et intérêts, tout en soulignant le rôle crucial des institutions dans la régulation du capitalisme. Plus intéressant encore, l’ouvrage analyse précisément les ressorts contemporains des instabilités du capitalisme.

 

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