consommation

La consommation est omniprésente dans nos sociétés modernes et va bien au-delà d’un simple acte individuel : elle structure les relations sociales et façonne les comportements collectifs. Cet article examine la consommation dans sa dimension sociale, en analysant ses enjeux économiques, culturels et symboliques.

Introduction

La consommation occupe une place centrale dans les sociétés contemporaines, reflétant à la fois les dynamiques économiques et les transformations sociales. Si elle peut être perçue comme un acte individuel, gouverné par des contraintes économiques telles que le revenu et les prix, elle dépasse largement ce cadre en s’inscrivant dans des logiques sociales, culturelles et symboliques.

Émile Durkheim, en définissant le fait social, insiste sur sa dimension collective et contraignante, qui dépasse la simple addition des comportements individuels. La consommation, en tant que pratique sociale, peut-elle être comprise uniquement par des déterminants économiques, ou s’agit-il également d’un fait social régi par des dynamiques collectives et différenciées ?

Pour répondre à cette question, nous examinerons d’abord les déterminants économiques de la consommation, avant de démontrer en quoi elle constitue un fait social structurant.

Plan

I. Les déterminants économiques du volume et de la structure de la consommation

A. Revenu et volume de la consommation : revenu courant ou revenu permanent ?

1) L’approche keynésienne : le revenu courant et la propension marginale à consommer

John Maynard Keynes, dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), postule que la consommation est directement liée au revenu courant. Selon lui, à mesure que le revenu augmente, la part consacrée à la consommation diminue proportionnellement, mais reste positive grâce à la propension marginale à consommer.

Par exemple, dans les pays en développement, une large proportion du revenu est consacrée aux dépenses alimentaires (50 à 60 % en moyenne), tandis que, dans les économies avancées, cette proportion chute à environ 13 % en France (Insee, 2022). Cela illustre l’importance du revenu dans la détermination des choix de consommation.

2) La théorie du revenu permanent de Milton Friedman

Les néoclassiques, notamment Milton Friedman (A theory of the consumption function, 1957), apportent une nuance en suggérant que la consommation dépend davantage du revenu permanent, c’est-à-dire d’une moyenne des revenus anticipés sur le long terme. Cette perspective explique la stabilité relative de la consommation face à des fluctuations temporaires du revenu.

Par exemple, les étudiants qui empruntent pour financer leur éducation adoptent un niveau de consommation en fonction des revenus futurs qu’ils s’attendent à percevoir après leur entrée sur le marché du travail.

3) La théorie du cycle de vie de Modigliani

Franco Modigliani (The Life-Cycle Hypothesis of Saving, 1963) complète cette analyse avec la théorie du cycle de vie, selon laquelle la consommation varie selon les étapes de la vie. Les jeunes adultes empruntent pour consommer, les actifs épargnent pour la retraite et les retraités utilisent leur épargne pour maintenir leur niveau de vie.

Ce modèle éclaire les différences observées entre les générations. En France, les jeunes adultes consacrent environ 30 % de leurs dépenses aux loisirs, tandis que les seniors investissent davantage dans la santé et le logement.

B. Les déterminants économiques de la structure des dépenses

1) La loi d’Engel et la diversification des besoins

Ernst Engel (1856) a établi que, à mesure que le revenu augmente, la part des dépenses alimentaires diminue, au profit d’autres secteurs, comme le logement, les loisirs et l’éducation.

Par exemple, dans les pays à faibles revenus, comme le Niger, les dépenses alimentaires représentent plus de 60 % du budget, contre 13 % en moyenne dans l’Union européenne. Cela montre comment le niveau de revenu influe sur la structure des dépenses des ménages.

2) Les effets des prix et des variations économiques

Les variations des prix influencent directement les choix de consommation.

Par exemple, l’inflation en Europe en 2022-2023, avec une augmentation moyenne de 11 % des prix alimentaires, a contraint les ménages à réduire leurs dépenses non essentielles. Les classes populaires, en particulier, ont dû ajuster leurs paniers de consommation en se tournant davantage vers les marques de distributeurs ou les produits en promotion.

3) La critique du modèle de l’homo œconomicus

L’idée selon laquelle les consommateurs agiraient de manière purement rationnelle est remise en question. Galbraith (L’Ère de l’opulence, 1958) et l’effet de démonstration de Duesenberry illustrent que les individus consomment aussi pour afficher un statut social.

Par exemple, la popularité des SUV, qui représentent 46 % des immatriculations de voitures neuves en Europe en 2022, s’explique par des logiques de prestige et d’imitation, plutôt que par une simple rationalité économique.

II. La consommation comme fait social : les déterminants sociaux

A. La consommation est socialement différenciée

1) Les pratiques de consommation des classes populaires

Maurice Halbwachs (Morphologie sociale, 1938) a montré que les pratiques de consommation sont historiquement ancrées dans des contextes sociaux spécifiques. Les classes populaires, par exemple, privilégient des dépenses liées aux besoins essentiels (alimentation, logement) et des loisirs accessibles.

Ces différences perdurent. Selon l’Insee, en 2022, les ménages des quintiles inférieurs consacrent encore 30 % de leur budget à l’alimentation, contre 10 % pour les ménages les plus riches.

2) La consommation ostentatoire des classes supérieures

Thorstein Veblen, dans Théorie de la classe de loisir (1899), met en lumière le rôle de la consommation ostentatoire dans les classes supérieures. Ces dernières utilisent des biens de luxe pour signaler leur position sociale.

En 2021, le marché du luxe a enregistré une croissance de 19 %, avec une explosion des ventes d’articles de maroquinerie et de montres haut de gamme, renforçant l’idée que la consommation est un outil de distinction sociale.

3) Le rôle de l’habitus chez Pierre Bourdieu

Pierre Bourdieu, dans La Distinction (1979), démontre que la consommation est profondément influencée par l’habitus, c’est-à-dire un ensemble de dispositions intériorisées.

Par exemple, les cadres supérieurs investissent massivement dans des pratiques culturelles légitimées (musées, théâtre), tandis que les classes populaires privilégient des loisirs, comme le football ou la télévision. Ces choix, loin d’être arbitraires, reflètent des structures sociales profondément ancrées.

B. Effets d’imitation et de distinction

1) La double logique de Simmel : imitation et distinction

Georg Simmel (La Mode, 1905) montre que la mode repose sur un équilibre paradoxal entre imitation (pour s’intégrer à un groupe) et distinction (pour se différencier des autres).

Par exemple, les tendances vestimentaires adoptées par les classes supérieures sont rapidement imitées par les classes populaires. Ce qui pousse les élites à innover sans cesse pour maintenir leur distinction.

2) Le processus de moyennisation et ses limites

En 1988, dans La Seconde Révolution française, Henri Mendras a théorisé la moyennisation de la société française dans les années 1960-1980, où une grande partie de la population a accédé à un niveau de vie et de consommation similaire (modèle de la toupie).

Cependant, cette tendance est aujourd’hui remise en cause par des phénomènes de polarisation économique et sociale, où les écarts de consommation entre riches et pauvres se creusent à nouveau. Par exemple, l’accès aux produits biologiques ou éthiques reste limité aux catégories aisées.

3) L’impact des générations et des transformations culturelles

Les pratiques de consommation varient aussi selon l’âge et la génération. Les jeunes, par exemple, privilégient les plateformes de streaming et les biens numériques, reflétant une transition vers une économie davantage axée sur l’immatériel.

En revanche, les seniors restent attachés à des pratiques plus traditionnelles, comme l’achat de journaux ou les voyages organisés.

Conclusion

Ainsi, si la consommation est en partie déterminée par des facteurs économiques, tels que le revenu ou les prix, elle ne peut être pleinement comprise sans prendre en compte sa dimension sociale. Les pratiques de consommation sont profondément inscrites dans des logiques de différenciation, d’imitation et de distinction, reflétant les dynamiques de classe, de génération et de culture.

La consommation est donc bien un fait social au sens de Durkheim, car elle transcende les choix individuels pour s’inscrire dans des normes collectives et symboliques. À l’ère de la globalisation et de l’économie numérique, cette double dimension économique et sociale de la consommation demeure plus pertinente que jamais.