L’année 1997 a été marquée par de violentes attaques sur les monnaies asiatiques (Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Corée principalement) et par une récession marquée dans ces pays. Ces crises de change constituent le symptôme de ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui la « crise asiatique », ou plutôt « les crises asiatiques », compte tenu des spécificités de chaque pays. Comment expliquer l’apparition de ces crises ? Quels en sont les effets sur l’économie locale et mondiale ? Quelles solutions ont été mises en œuvre ?
Les pays émergents d’Asie ont connu de graves crises de change
Une crise du régime de change qui a commencé en Thaïlande
Dans les années 80/90, les pouvoirs publics des NPIA (nouveaux pays industrialisés d’Asie) cherchaient à attirer des capitaux en offrant des garanties aux investisseurs internationaux en matière de stabilité du taux de change. Ainsi, ces pays, à des degrés divers, ont adopté un système d’ancrage sur le dollar.
Cela a pu être un système de changes fixes (comme en Thaïlande) ou un système plus rigide (définition de la monnaie locale par rapport au dollar pour Hong Kong). Cela leur a permis d’importer la crédibilité monétaire des États-Unis et donc d’aligner leurs taux d’intérêt sur les taux américains. De plus, comme leurs exportations étaient importantes au début des années 90, les banques centrales avaient des réserves en dollars, ce qui renforçait la confiance.
Toutefois, à partir de 1995, ces NPIA sont confrontés à un choc externe : la hausse des taux d’intérêt aux États-Unis. Ce qui a entraîné l’appréciation du dollar et, via ces systèmes d’ancrage, a également apprécié les monnaies de ces pays. Les conséquences ont été immédiates : perte de compétitivité externe des exportations et gonflement des importations (également parce que commençait à émerger dans ces pays, grâce à la croissance et l’augmentation des revenus, une classe moyenne).
La concurrence entre les NPIA s’est renforcée
Ces pays ne sont pas complémentaires, mais concurrents en termes d’exportations. Le solde de la balance des transactions courantes s’amenuise : en Thaïlande, il devient négatif. Pour avoir un redressement, il aurait fallu que les pouvoirs publics mettent en œuvre des politiques restrictives pour bloquer la hausse des salaires, l’inflation importée qui guette. Mais ces politiques paraissent socialement et économiquement difficiles à mettre en œuvre.
En 1997, la dette thaïlandaise est dégradée. Les agences de notation considèrent que le risque de défaut est important. Et en mai, les difficultés arrivent. On commence à observer les premiers retraits massifs de capitaux : le déficit commercial devient structurel. Cela pousse le gouvernement thaïlandais, en juillet 1997, à passer à un système de changes flottants, car la Banque centrale n’a plus de réserves de change. La monnaie thaïlandaise se déprécie rapidement. Au printemps 1997, un dollar valait 25 bahts, contre 55 bahts au début de 1998. Côté marchés financiers, en Thaïlande, les titres ont perdu 90 % de leur valeur.
Un effet de contagion
Un phénomène de contagion se produit en direction de la Malaisie, puis de l’Indonésie et de la Corée du Sud. La contagion touche également des économies, comme Hong Kong qui parvient à résister, ou Singapour et Taïwan, dont les monnaies se déprécient faiblement.
Plusieurs canaux de transmission ont favorisé cet « effet de domino » :
- la dérégulation financière a exacerbé les difficultés : à partir du début des années 90, il y a eu un phénomène d’engouement. L’abolition des contrôles des mouvements de capitaux et les programmes de privatisation dans les NPIA ont permis de faire entrer beaucoup d’IDE à long terme et surtout de capitaux à court terme. De plus, les phénomènes de carry trade au Japon se sont fortement accrus. Du fait de taux d’intérêt faibles au Japon (aux alentours de 0 %), beaucoup d’investisseurs vont emprunter au Japon pour investir en monnaie locale des NPIA (avec des rendements de 7 à 8 %). Comme les taux de change sont stables, les risques semblent modérés. En 1996, les principaux NPIA attirent 100 milliards de dollars de capitaux externes. Plus de la moitié de ces capitaux sont destinés au secteur bancaire et sont placés à court terme et sont essentiellement des placements spéculatifs. Seulement 7 % de ces capitaux ont servi à des IDE ;
- le défaut d’information : compte tenu du défaut d’information sur la situation économique des différents pays, les premières attaques spéculatives ont fait douter les marchés financiers.
Des conséquences désastreuses
Les crises de change ont contribué à la récession asiatique, qui aurait pu affecter l’économie mondiale. À court terme, ces crises de change se traduisent par une grave récession en Asie du Sud-Est, contrastant avec la croissance rapide de ces pays. Cette récession a des conséquences sociales marquées, compte tenu de la faible protection sociale. Dans le cas de l’Indonésie, la crise s’est traduite par une inflation galopante et une croissance très forte de la pauvreté. Le prix de l’immobilier s’effondre dans des pays comme la Malaisie. La chute des monnaies locales et le retrait massif des capitaux acculent les intermédiaires financiers à la faillite.
Toutefois, les effets négatifs doivent être nuancés parce qu’ils sont compensés par :
- le reflux des capitaux vers les pays occidentaux, et tout particulièrement l’Europe, ce qui permet une détente des taux d’intérêt favorables à l’investissement ;
- la pression à la baisse sur les prix, qui accroît le pouvoir d’achat des consommateurs ;
- les opportunités d’IDE : la chute du prix des actifs a favorisé l’implantation des FMN.
La question de l’origine et des remèdes à la crise asiatique reste ouverte
Plusieurs analyses de la crise ont été développées
La crise asiatique peut être d’abord analysée comme une crise de change classique, liée à un déséquilibre des fondamentaux et à une surévaluation du taux de change par rapport au dollar.
Ce modèle de crise de change avait été théorisé par M. Obstfeld (The Intertemporal Approach to the Current Account, 1994). Dans ce modèle, les investisseurs internationaux prennent en compte des informations macroéconomiques sur les pays endettés, telles que les niveaux d’exportations et la compétitivité économique. Lorsqu’ils observent une dégradation de l’un de ces indicateurs, leur réaction peut déclencher un phénomène redouté : le retournement autoentretenu des anticipations.
Autrement dit, lorsque les investisseurs commencent à anticiper une détérioration économique future, ils peuvent décider de retirer massivement leurs capitaux du pays concerné. Ce phénomène est souvent désigné sous le terme de « sudden stop », ce qui signifie que les flux de capitaux étrangers s’arrêtent brusquement de rentrer dans le pays endetté, voire qu’ils commencent à sortir massivement.
L’approche en termes de fondamentaux pose néanmoins problème
C’est ce que souligne Krugman (1998). En effet, à la veille de la crise, les principaux fondamentaux n’étaient pas dégradés dans la plupart des pays d’Asie du Sud-Est. La création monétaire n’était pas excessive, compte tenu du taux de croissance de ces pays, l’inflation restait à un niveau modéré et les déficits publics limités. À la différence de certains pays européens à la veille des crises de change de 1993, le taux de chômage restait relativement faible en Asie du Sud-Est. Les marchés financiers ne pouvaient donc anticiper un abandon de la fixité du change dans le but de relance l’activité économique.
Le facteur majeur de cette crise est que cette dernière a été précédée par l’éclatement d’une bulle spéculative, affectant le prix des actifs. Selon Fisher, l’absence de transparence et du libre jeu du marché, l’insuffisance des règlements prudentiels, les relations étroites entre États, firmes et système financier sont à l’origine de la crise. Krugman estime que la crise asiatique trouve son point de départ dans l’éclatement d’une bulle spéculative : la crise de change ne fait que valider la crise financière et immobilière et n’est, pour reprendre les termes mêmes de l’auteur, que « le symptôme de la maladie ». La dépendance des banques au pouvoir politique incite au laxisme en matière d’octroi de prêts.
Enfin, on peut aussi dire que ces NPIA ont mal négocié l’appréciation structurelle du taux de change, liée à l’effet Balassa-Samuelson. En bref, la modernisation de ces pays a entraîné des gains de productivité importants, entraînant une appréciation de la monnaie nationale.
La question de la résolution et de la prévention des crises de change fait débat
La sortie de la crise passe par une politique de stabilisation et une réforme structurelle des économies asiatiques. Telle est la politique préconisée par le FMI après 1998 : politique monétaire stricte, restructuration et recapitalisation du système financier, règles prudentielles dans le domaine bancaire, ouverture accrue aux IDE et libéralisation économique. Ces réformes s’accompagnent à court terme de « plans de sauvetage », c’est-à-dire d’une aide financière du FMI et de la Banque mondiale.
Une seconde vision met l’accent sur la nécessité de réguler les mouvements internationaux de capitaux, parallèlement aux réformes engagées par le FMI. En particulier, la proposition du prix Nobel Tobin de « glisser du sable dans les rouages de la finance économique » (1972). Cette taxe sur les opérations de change serait uniforme au niveau international et permettrait de réduire la volatilité des taux de change et d’accroître l’autonomie des politiques économiques.
Néanmoins, son niveau optimal reste indéterminé et la taxe devrait s’appliquer de manière uniforme. Ce qui pose un problème de coordination entre les places financières et favoriserait les comportements de free rider. De plus, cette taxe affaiblirait le pouvoir de contrôle et de sanction des marchés financiers et le niveau de la taxe est sans doute insuffisant pour stopper une grave crise de change.
Conclusion
Ainsi, la crise de change asiatique est un cas classique témoignant de l’impact d’une finance trop dérégulée. La libre circulation des capitaux, l’absence de contrôle et les attaques spéculatives ont été à la source de l’effondrement de l’économie thaïlandaise, qui semblait pourtant être sur une bonne voie. Cela montre aussi l’interdépendance des pays et la rapidité à laquelle l’effondrement d’une économie peut entraîner celui de toute une zone géographique.
Ce cas est un exemple qui peut être utilisé aussi bien dans tous les sujets questionnant l’impact de la finance sur l’économie et sur la société plus en général, que dans les sujets sur les taux de change, leur fragilité ou leur impact sur l’économie réelle.