Modes de financement et crises financières
« Quand une route comporte un virage et qu’une voiture, un jour, y a un accident, on peut se dire que c’est la faute du conducteur ; mais quand jour après jour, de multiples accidents ont lieu au même endroit, on se doute que c’est la route qui est mauvaise », Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête, 2003. Si cette citation est particulièrement pertinente, c’est parce qu’elle fait écho à un constat déjà mis en avant par Charles Kindleberger en 1978 dans Histoire mondiale de la spéculation financière, à savoir celui de la résurgence plus ou moins quotidienne des crises financières, à tel point que ces dernières semblent presque intrinsèques au système capitaliste. En effet, de 1634 avec la crise des tulipes à Amsterdam jusqu’à plus récemment en 2008 avec la crise des subprimes, nul ne peut nier la résurgence systématique des crises financières au cours des derniers siècles, au point que peut parfois se poser la question de l’inéluctabilité de telles crises ! Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, commençons par le commencement ! Qu’est-ce qu’une crise financière ? Une crise financière peut tout simplement se définir par un dysfonctionnement dans le mode de financement de l’économie. Historiquement, trois modes de financement se sont succédé : jusqu’en 1929, nos économies étaient caractérisées par l’autofinancement avant de devenir des économies d’endettement des années 1930 jusqu’aux années 1980, puis des économies de marchés financiers des années 1980 jusqu’à nos jours. On remarque quelque chose de non négligeable : la succession de différents modes de financement à travers l’histoire semble n’avoir eu aucune incidence sur la résurgence, ou non, des crises financières. Autrement dit, peu importe le mode de financement dans lequel s’inscrivent nos économies, les crises financières sont toujours là. S’il semble paradoxal que la succession des différents modes de financement n’aient pas été en mesure d’éradiquer les crises financières, au point qu’on peut même se demander si crises financières et modes de financement sont réellement liés, c’est parce qu’il faut regarder ailleurs pour comprendre le lien de cause à effet entre ces deux notions. C’est donc ce que j’essayerai de faire en réfléchissant d’un côté aux effets que le mode de financement d’une économie peut avoir sur les crises financières (I) et en étudiant de l’autre si inversement les crises financières ne seraient à même d’influer sur les modes de financement d’une économie (II).
Note : tu peux trouver en bas de cet article un lexique contenant les définitions de certains des termes que j’utilise (les termes définis sont indiqués par un *) ainsi qu’une chronologie des différentes crises financières survenues au cours des derniers siècle (afin de montre qu’en plus d’être récurrentes, ces crises ne datent pas d’hier).
Typologies :
Les modes de financement
- Le mode de financement interne – ou autofinancement : l’agent économique en question utilise ses ressources propres pour se financer
- le financement externe subdivisé en deux catégories : le financement externe direct ou désintermédié (les agents à besoin* et à capacité de financement* sont directement mis en relation sur les marchés financiers) et le financement externe indirect ou intermédié (les agents à capacité et à besoin de financement sont indirectement mis en relation via une institution bancaire).
Les crises financières
Réciproquement, il existe également plusieurs types de crises financières. Reinhart et Rogoff ont eu le mérite de fournir en 2009 une typologie très détaillée des crises financières dans This time is different : eight centuries of financial folly. Ils distinguent deux types de crises :
- les crises liées à un événement : les krachs boursiers et les crises bancaires
- les crises liées à des seuils quantitatifs : les crises de change et les crises inflationnistes. Cette dernière catégorie signifie qu’un déséquilibre économique ne devient réellement une crise de change qu’au-delà d’un certain seuil. Plus précisément, et toujours d’après Reinhart et Rogoff, un pays connait une crise inflationniste si l’inflation dépasse les 50% en une année. Parallèlement, une dépréciation non contrôlée du taux de change d’un pays dépassant les 15% se mue alors en crise de change.
Remarque : les crises de la dette sont aussi considérées comme des crises financières dans la typologie de Reinhart et Rogoff
I) Comment une crise financière influe-t-elle sur le mode de financement d’une économie ?
Cela peut sembler a priori contre-intuitif pour certains et évident pour d’autres, mais les crises financières ont bel et bien eu un impact considérable sur le mode de financement d’une économie par le passé. Pour comprendre cela, remontons en 1929. Les Etats-Unis font face au krach boursier de 1929, une des pires crises financières de toute son histoire, et la question qui se pose est comment empêcher que ça se reproduise. Cette crise qui était à l’origine une crise boursière est rapidement devenue une crise bancaire du fait de l’incapacité de nombreux agents économiques à rembourser leurs dettes. C’est 30 000 banques qui disparaissent, soit 15% des dépôts des américains. La raison derrière cela est que les banques pratiquaient à ce moment-là la transformation bancaire, c’est-à-dire qu’elles octroyaient des crédits grâce aux dépôts de leurs clients. La réponse du gouvernement américain face à cette crise a été le Glass Steagall Act de 1933 qui a séparé les banques entre d’un côté les banques de dépôt et de l’autre les banques d’investissement qui ont la possibilité d’octroyer des crédits de long-terme. C’est cette réponse à la crise de 1929 qui marquera le passage d’une économie d’autofinancement à une économie d’endettement.
II) Comment un mode de financement influe-t-il sur une crise financière ?
Le premier constat qu’on peut dresser est que le mode de financement n’influe en rien sur la résurgence des crises financières. Que l’on soit dans des économies d’endettement, de marchés financiers ou d’autofinancement, les crises financières sont toujours présentes.
Pour autant, les modes de financements ont bien une influence sur les crises financières, et pas des moindres : elles en modifient la nature. Mais pour bien comprendre cela, il faut d’abord que j’explique deux mécanismes économiques : le diviseur et le multiplicateur de crédit. Ces deux mécanismes désignent les conditions de création monétaire des banques commerciales. On parle de diviseur de crédit lorsque les banques de second rang peuvent octroyer les crédits qu’elles souhaitent et par la suite se refinancer automatiquement auprès de la banque centrale. A l’inverse, on parle de multiplicateur de crédit lorsque les banques commerciales doivent réunir préalablement des réserves de liquidité auprès de la banque pour ensuite accorder des crédits.
Dans une économie d’endettement (qui caractérise la période 1933-1984 et qui fait suite à une économie d’autofinancement), c’est le diviseur de crédit qui prédomine. L’avantage d’un tel système est d’empêcher les crises bancaires d’advenir (puisque les banques se refinancent automatiquement). Toutefois, parmi les nombreux inconvénients qu’une économie d’endettement peut avoir, on en retrouve un propice à certains types de crises financières : l’inflation. En effet, les banques commerciales n’ayant aucune contrainte de la part des banques centrales, elles peuvent attribuer autant de crédit qu’elles veulent, donc financer autant de projets d’investissement qu’elles le souhaitent. Or le problème est le suivant : l’investissement étant à court terme une demande, beaucoup d’investissement se traduit par une forte demande, c’est-à-dire une forte inflation conformément à la loi de l’offre et de la demande. Autrement dit, dans une économie d’endettement, on a non plus des déséquilibres financiers, mais des déséquilibres monétaires. Or, d’après la typologie de Reinhart et Rogoff, les déséquilibres monétaires se transforment en crises financières au-delà d’un certain seuil. Si le taux d’inflation d’une économie dépasse les 45%, on parle alors de crise financière. De plus, une crise inflationniste peut très bien devenir par la suite une crise de change. En effet, une forte inflation signifie une perte de compétitivité prix pour l’économie nationale concernée, donc une baisse de ses exportations qui peut se traduire en déficit commercial, et ainsi en dépréciation qui, si elle dépasse les 15%, fait entrer le pays en crise de change, c’est-à-dire en crise financière conformément à la typologie de Reinhart et Rogoff.
Remarque importante !!! Si dans les faits l’histoire semble nous enseigner que oui, les crises financières semblent bel et bien inéluctables, dans la théorie la réponse à cette question dépendra de la typologie que t’en donnes. En effet, on peut observer que durant la période 1933-1984, les crises financières au sens stricte (crises bancaires et krach boursiers) ont bien disparu. Autrement dit, ces crises semblent ne pas exister dans une économie d’endettement où la relation retenue entre les banques de second rang et les banques centrales est celle du diviseur de crédit. Les déséquilibres financiers disparaissent au profit de déséquilibres monétaires. Or, c’est dès lors qu’on s’appuie sur la typologie de Reinhart et Rogoff qu’on peut inclure les crises issues de déséquilibres monétaires (les crises inflationnistes et les crises de change) comme de potentielles crises financières, de telle sorte que finalement une économie d’endettement n’empêche pas ces crises d’advenir.
Lexique :
- Une dépréciation : perte de pouvoir d’achat de la monnaie nationale au profit d’une monnaie étrangère. Par exemple, si au jours J 1$ = 3£, mais qu’en J+1 1$=2£, on parlera de dépréciation du dollar au profit de la livre.
- Les agents à besoin de financement : agent économique ne disposant pas des ressources nécessaires pour se financer
- Les agents à capacité de financement : agent économique disposant des ressources nécessaires au financement des agents à besoin de financement
Chronologie des crises financières :
- La crise des tulipes (1634-1637) à Amsterdam
- Le système Law en France au 18e siècle
- Les épisodes spéculatifs de Kindleberger sur les chemins de fer en Angleterre entre 1845 et 1848 et aux Etats-Unis entre 1868 et 1873
- La crise de 1907 aux Etats-Unis
- La crise d’origine exogène en Floride qui s’est muée en crise financière en 1926
- La crise de 1929
- La crise en Allemagne en 1931
- La crise mexicaine en 1982
- Le krach boursier du 19 octobre 1987
- La crise du SME (système monétaire européen) de 1992 à 1993
- Le krach obligataire de 1994
- La crise de la Tequila en 1994
- La crise dans les pays d’Asie en 1997
- La bulle internet dans les années 2000
- La crise des subprimes de 2008