Qu’est-ce qu’une croissance équilibrée ? Une croissance est dite équilibrée lorsque tous les éléments de l’économie progressent de concert, c’est-à-dire lorsque l’offre est égale à la demande sur l’ensemble des marchés. Une telle croissance serait forte en conséquences, car cela impliquerait que les déséquilibres économiques que sont par exemple le chômage et l’inflation n’existeraient pas.
Avec un taux de chômage de 7,4 % au deuxième trimestre 2022 et un taux d’inflation annuel estimé par l’Insee à 5,8 % en juin de la même année, autant dire qu’une croissance équilibrée est aujourd’hui totalement illusoire. Pourtant, il y a de cela environ un siècle, plusieurs auteurs ont tenté d’en fournir une approche théorique et d’en déterminer les prérequis.
Je te présenterai donc dans cet article la thèse originelle de la croissance équilibrée telle que développée par les économistes keynésiens Roy Forbes Harrod et Evsey Domar (I) ainsi que les contestations de Nicholas Kaldor (II) et Robert Solow (III) présentées toutes deux en 1956.
Important !
Je vais détailler les calculs mathématiques qui vont de pair avec ces modèles et je ne peux que t’encourager à les apprendre. Non seulement les rapports des jurys insistent sur le fait qu’ils sont désolés de ne pas voir les équations expliquant les thèses que les candidats utilisent, mais il faut en plus garder en tête que ces formules mathématiques sont du gâteau par rapport à des maths de prépa. Donc, ne te laisse pas impressionner. Tu vas voir, c’est un jeu d’enfant à comprendre !
Les notations
Avant d’entrer dans le vif du sujet, je vais rapidement t’expliquer à quoi correspondent les différentes notations utilisées dans les équations mathématiques.
- d : delta, cela correspond à la variation de ce devant quoi il est placé. Par exemple, dI correspond à la variation de l’investissement. Note : parfois, delta est représenté par un triangle (Δ) plutôt que par un d.
- I : investissement.
- v : coefficient marginal du capital (v = K/Y avec K le capital).
- S : épargne s, propension moyenne à épargner.
- Y : le revenu. Y = W (les salaires) + π (les profits).
Remarque : pour rédiger cet article, je me suis appuyé sur Précis d’économie d’Emmanuel Combe, anciennement professeur à l’ESCP et depuis 2017 à Skema, et concepteur de sujet pour la BCE. Donc, si jamais tu cherches à approfondir les thèses que je présente dans cet article, n’hésite pas à te référer à cet ouvrage !
I) Harrod et Domar : à la poursuite de la croissance équilibrée
A) La thèse initiale de Domar en 1947…
Tout d’abord, une petite contextualisation s’impose. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, Harrod et Domar n’ont pas écrit ensemble. Domar a écrit en 1947 « Expansion and Employment » tandis qu’Harrod a publié en 1948 Towards a Dynamic Economics.
Si l’on parle de « modèle Harrod-Domar », c’est parce que ces deux économistes ont écrit à peu près la même chose au même moment et qu’Harrod a repris dans son livre une partie de ce qu’avait écrit Domar un an auparavant. Ces deux auteurs d’inspiration keynésienne nous proposent une application des thèses de Keynes sur le long terme, puisque ce dernier ne s’y est jamais intéressé — étant donné qu’« à long terme nous serons tous morts ».
Ce changement de perspective va notamment influer sur les conséquences de l’investissement. En effet, si à court terme l’investissement est uniquement une demande (on parle alors d’effet multiplicateur), à long terme cela devient une offre (on parle alors d’effet accélérateur).
Voici le schéma développé par Domar en 1947 :
- du côté de l’offre : investissement => effet accélérateur => augmentation de l’offre = I/v. Autrement dit, l’augmentation de l’offre correspond à l’investissement divisé par le coefficient marginal du capital.
- du côté de la demande : investissement => effet multiplicateur => augmentation de la demande = dI/s. Autrement dit, l’augmentation de la demande correspond à la variation de l’investissement divisé par la propension moyenne à épargner.
Explications du modèle
Pour que l’offre soit égale à la demande, il faut donc que la variation de l’offre soit égale à la variation de la demande. C’est-à-dire que dI/s = I/v, autrement dit que dI/I = s/v, car on multiplie les égalités de gauche et de droite par s/I (ce qui ne change rien à la condition de l’équilibre).
Or, dI/I permet de calculer la variation de l’investissement. Par conséquent, l’égalité dI/I = s/v signifie très littéralement que la croissance est équilibrée si l’investissement (dI/I) augmente au même rythme que le rapport s (taux d’épargne) sur v (coefficient du capital, qu’on peut aussi écrire K/Y avec K le capital et Y le revenu).
B) … et son approfondissement par Harrod en 1948
Repartant des travaux de Domar, Harrod distingue deux taux de croissance :
- le taux de croissance garanti (noté gw) : taux de croissance qui assure l’équilibre sur le marché des biens et qui est anticipé par les entreprises de telle sorte qu’elles vont se référer à gw pour établir leur niveau d’investissement. On a donc gw = s/v.
- le taux de croissance effectif noté g.
Harrod montre que l’équation gw = g a peu de chances de se réaliser du fait de l’indépendance de s, v et I (pour rappel la croissance est équilibrée si dI/I = s/v). En effet, l’investissement dépend des entrepreneurs, l’épargne des agents économiques (conformément à la loi psychologique fondamentale), tandis que le coefficient du capital (v) est fixe. Par conséquent, la conclusion du modèle est qu’une croissance équilibrée est utopique tant cette dernière repose sur « le fil du rasoir ».
Harrod introduit également le taux de croissance naturel (noté gn) qui correspond au taux de croissance de la population active. Pour que la croissance soit équilibrée et sans chômage, il faut que gn = gw, c’est-à-dire que gn = s/v. Or, là encore, s, v et gn sont des paramètres indépendants, il n’y a donc aucune raison pour que cette égalité soit assurée.
Conclusions du modèle
La croissance est intrinsèquement instable. Elle repose sur un équilibre fragile, sur le fil du rasoir, et rien n’assure un retour à l’équilibre dès lors qu’elle s’en éloigne.
II) La critique de Nicholas Kaldor en 1956
C’est précisément cette idée d’une instabilité intrinsèque à la croissance que Kaldor contestera en endogénéisant le paramètre s. Ce dernier va faire varier s selon la répartition des revenus, ce qui va permettre d’assurer l’équilibre entre gn et gw.
Voici l’équation qu’il a mise en place pour avancer sa thèse. Tu vas voir, c’est très simple !
Soient :
- Sw la propension à épargner des salariés (avec W le salaire) ;
- Sπ la propension à épargner des entreprises (avec π le profit).
S = Sw.W + Sπ.π
= Sw.(Y − π) + Sπ. π, car W= Y-π
= Sw.Y + (Sπ − Sw).π, car on factorise par π
Et donc : S/Y = Sw + ((Sπ – Sw). π )/Y avec S/Y = s = propension moyenne à épargner.
On remarque alors que s est une fonction croissante de π. Autrement dit, c’est la répartition des revenus entre les profits et les salaires qui assure l’équilibre entre gn et gw.
En effet deux cas sont à distinguer :
- si gn < s/v, alors l’économie se trouve en situation de pénurie de main-d’œuvre, les salaires vont donc augmenter, la part des profits dans le revenu (Y) diminue, s diminue également jusqu’à ce que gn = s/v ;
- Si gn > s/v, l’économie connaît alors un excédent de main-d’œuvre, c’est-à-dire du chômage. Les salaires vont donc baisser, conformément à la loi de l’offre et de la demande, la part des salaires dans le revenu baisse, celle des profits augmente donc. Ainsi s augmente, donc le rapport s/v augmente jusqu’à ce que gn = s/v.
Une croissance équilibrée et sans chômage est donc automatique dès lors que les salaires sont flexibles.
Analyse du modèle
Dans la réalité, les salaires sont assez peu flexibles, notamment du fait de l’instauration d’un salaire minimum. Si la thèse de Kaldor était avérée, alors nous ne connaîtrions pas actuellement un chômage de 7,4 %.
Au même titre que le modèle Harrod-Domar, l’analyse fournie par Kaldor afin de rompre avec le pessimisme de ces derniers est tout aussi irréaliste. Toutefois, son analyse peut fournir une base solide pour soutenir l’intervention de l’État dans une répartition des revenus qui serait à même d’enrayer le chômage conformément à l’idée défendue par Kaldor.
III) Mais alors, qu’en pense Solow ?
« Une expédition de Martiens arrivant sur Terre après avoir lu cette littérature se serait attendue à voir l’épave d’un capitalisme qui se serait effondré depuis longtemps. »
Cette phrase prononcée par l’économiste américain reflète directement son avis quant au modèle Harrod-Domar. En effet, selon lui, non seulement la croissance est par nature déséquilibrée, mais de plus, rien ne permet son retour à l’équilibre dès lors que cette dernière s’en éloigne. C’est ce pessimisme vis-à-vis de la croissance caractéristique du modèle Harrod-Domar que Solow met en évidence, de manière sarcastique, dans la citation ci-dessus.
Ainsi donc, à l’instar de Kaldor, Robert Solow a proposé un modèle permettant d’assurer l’équilibre de la croissance en endogénéisant v (cette fois-ci à l’inverse de Kaldor, qui a, quant à lui, endogénéisé s).
Mais pour commencer, quelles sont les hypothèses avancées par Solow ? Si le modèle de Solow met en avant six hypothèses que tu peux facilement retrouver, en réalité, ici, une seule nous intéresse : la substituabilité des facteurs de production. Cela signifie que le travail et le capital sont totalement interchangeables, l’un peut remplacer l’autre sans contrainte.
La thèse de Solow est la suivante :
- si s/v < n, alors la croissance économique < croissance démographique, il y a donc un excès de main-d’œuvre, ce qui donne lieu à du chômage et donc à une baisse des salaires. Pourquoi ? Parce que l’offre de travail (qui émane des travailleurs) est plus importante que la demande de travail (qui émane des employeurs). Autrement dit, la demande de travail est incapable de répondre à l’offre. Or, conformément à la loi de l’offre et de la demande, comme l’offre de travail est plus importante que la demande de travail, le prix du travail, c’est-à-dire le salaire, baisse. Étant donné que le travail devient moins cher que le capital et que les facteurs sont substituables, les entrepreneurs substituent du travail au capital, le coefficient du capital (v) diminue, et donc s/v augmente de telle sorte que s/v = n.
- si s/v > n, alors la croissance économique > croissance démographique, il y a donc une pénurie de main-d’œuvre qui fait pression à la hausse sur les salaires. Par souci de rentabilité, les entrepreneurs substituent du capital au travail, v augmente ainsi de telle sorte que s/v diminue jusqu’à ce que s/v = n.
Conclusions de Solow
La substituabilité des facteurs de production assure l’équilibre de la croissance. Finalement, Kaldor et Solow arrivent tous deux à des résultats similaires, mais par des moyens différents. Ce qui permet dans les deux modèles d’assurer une croissance équilibrée est le fait que s, v et n ne sont plus indépendants comme dans le modèle d’Harrod-Domar.
Attention toutefois ! À l’instar du modèle d’Harrod-Domar et de sa contestation par Kaldor, la thèse avancée par Solow n’en est pas plus réaliste. En effet, dans la réalité, les facteurs de production sont loin d’être substituables. La notion même de combinaison productive sous-entend qu’il faut toujours, peu importe le niveau de production souhaité, un niveau minimal de capital et de travail. Le capital ne peut pas entièrement remplacer le travail.
Si l’on prend l’exemple des caisses automatiques se substituant aux caissiers/caissières, elles ont tout de même besoin d’encadrement et de maintenance, donc de travail. De même, un travailleur a toujours besoin de capital, qu’il soit fixe ou constant. En effet, un être humain ne peut pas créer une production à partir de rien.
Conclusion sur la croissance équilibrée
Si toutes ces thèses sont à apprendre et peuvent être attendues sur un certain nombre de sujets, il ne faut pas oublier de préciser que chacune d’elle manque de réalisme et ne coïncide pas avec l’actualité économique.
D’une part, cela permet de montrer à ton correcteur que tu ne te contentes pas d’apprendre bêtement ton cours, mais que tu réfléchis à ce que tu apprends pour avoir un recul dessus. Cela fait partie du jeu de la dissertation d’être conscient que bien souvent en économie, il peut y avoir un écart phénoménal entre la théorie et la pratique.
D’autre part, mettre en avant cet écart peut faire la transition vers une nouvelle partie ou sous-partie, où tu peux par exemple défendre une intervention publique permettant de réunir les conditions manquantes qui permettraient d’avoir une croissance équilibrée conformément à ces modèles. Dans le cas de Kaldor, cela passerait par exemple par une politique de redistribution des revenus.