L’ouvrage de P. Ehrlich, La Bombe P (1968), prophétisait que l’importante expansion démographique de la seconde moitié du XXᵉ siècle serait responsable de catastrophes économiques, humaines et naturelles de grande ampleur. Problèmes d’approvisionnement en ressources naturelles, succession de famines, chômage élevé ou encore pauvreté. Bien que cela ne se soit pas produit, les inquiétudes restent toujours d’actualité, compte tenu de l’augmentation soutenue de la population et de ses effets de plus en plus visibles.
Ainsi, les variables démographiques peuvent avoir un impact sur les variables économiques ou encore sociales, et plus généralement sur le développement. Mais cet impact est-il nuisible ou alors favorable ? Commençons par rappeler quelques définitions.
Analyse des termes du sujet
Pour définir la notion de développement, on peut utiliser la définition de François Perroux (L’Économie du XXᵉ siècle, 1961) : « Le développement est l’ensemble des changements dans les structures mentales et les habitudes sociales d’une population qui la mettent en état d’augmenter de façon durable un produit réel global. »
On peut donc voir le développement comme l’ensemble des transformations économiques ou sociales que connaît un pays et qui lui permettent in fine de stimuler son activité économique. Il faut toutefois prendre aussi en compte l’aspect environnemental, qui est d’une importance cruciale dans un sujet qui porte sur la croissance de la population.
La définition de la croissance démographique est, elle, plus évidente. C’est le résultat conjugué des soldes naturel (différence entre le nombre de naissances et le nombre de décès enregistrés au cours d’une période) et migratoire (différence entre le nombre de personnes qui sont entrées sur le territoire et le nombre de personnes qui en sont sorties au cours d’une période). Elle a un effet considérable sur l’économie, dans la mesure où le travail est l’un des facteurs fondamentaux pour toute fonction de production.
La densification de la population permet d’amorcer le développement économique et social
L’expansion démographique peut être vue sur un horizon de moyen ou long terme comme favorable pour le développement d’un pays. En témoigne l’exemple des pays occidentaux au XIXᵉ siècle, mais aussi certains PED de la fin du XXᵉ siècle.
Ce point de vue, qualifié de populationniste n’est pas nouveau. J. Bodin dès 1577 et plus généralement le mouvement mercantiliste (anglais, français ou espagnol) évoquaient déjà ces idées : « Il ne faut jamais craindre qu’il y ait trop de sujets, trop de citoyens : vu qu’il n’y a richesse, ni force que d’hommes. » (J. Bodin)
La densification de la population est favorable à l’activité économique, elle-même source de progrès sociaux
Tout d’abord, la croissance de la population (surtout de la population active) a favorisé l’industrialisation, ayant pour conséquence à la fois de stimuler l’activité économique et d’accroître le niveau de vie de nombreux pays. Selon W. W. Rostow (The Stages of Economic Growth, 1960), la croissance démographique soutenue au cours du XIXᵉ siècle a été à la source du take-off des actuels pays avancés.
Cela s’explique par le fait que l’augmentation de la population a apporté aux industries de ces pays, en pleine révolution, une main-d’œuvre très bon marché, assurant des profits substantiels au capitalisme industriel qui se développait alors. Cela a donc favorisé les investissements productifs. Par suite, cet essor de l’industrie a donné lieu à une progression des revenus et à une amélioration des conditions d’existence de la population, stimulant la demande intérieure.
L’exemple de l’Angleterre du XIXᵉ siècle est à cet égard significatif
La population a commencé à s’accroître sensiblement, et particulièrement à partir du début du XIXᵉ siècle. Elle est passée de 8,5 millions en 1801 à plus de 15 millions en 1841. En même temps, l’Angleterre a connu une croissance de plus en plus importante. De 0,3 % sur la période 1700-1820, le taux de croissance annuel moyen passe à 1,3 % sur la période 1820-1870.
Une main-d’œuvre abondante
À partir du milieu du XXᵉ siècle, de nombreux pays (surtout des PED) ont bénéficié de l’avantage comparatif qu’est une main-d’œuvre abondante et bon marché dans leur processus d’industrialisation. W. Arthur Lewis (Development with Unlimited Supplies of Labour, 1954) a montré que le secteur traditionnel (c’est-à-dire le secteur agricole), caractérisé par un sous-emploi important, constituait une réserve abondante de main-d’œuvre à bas prix pour le secteur moderne. Ce qui là aussi a permis de faciliter l’embauche et ainsi stimulé l’investissement grâce à des coûts du travail faibles.
Ainsi, les deux plus gros ensembles démographiques du monde, à savoir l’Inde (1,3 milliard d’habitants) et la Chine (1,4 milliard), qui disposent d’une réserve considérable de main-d’œuvre, ont connu des taux de croissance substantiels. Entre 2000 et 2010, le taux de croissance annuel moyen chinois dépassait 10 % et 7 % pour l’Inde. Entre 2010 et 2018, le taux de croissance annuel moyen de ces deux pays a oscillé entre 5,5 % et 10,5 %. Et lorsque cette réserve de travail est entièrement embauchée (on parle du « tournant de Lewis »), le développement social s’amorce : les salaires commencent à augmenter et les inégalités à se réduire. La Chine a connu ce tournant en 2010.
La croissance démographique a un effet bénéfique sur le progrès technique
Par ailleurs, en créant de nouveaux besoins, la densification de la population peut stimuler l’innovation et ainsi contribuer au développement économique. E. Boserup (Évolution agraire et pression démographique, 1965), en s’appuyant sur les pays d’Europe occidentale au XVIIIᵉ siècle et leur secteur agricole, développe cette idée.
Selon cette économiste néo-schumpétérienne, le progrès technique issu de l’agriculture résulterait d’une « pression créatrice ». L’expansion de la population qui entraîne une augmentation de la demande de biens agricoles a contraint les sociétés à adapter leurs méthodes de production afin d’accroître les rendements agricoles et nourrir l’ensemble de la population (en améliorant la fertilité des sols par exemple).
Plus précisément, l’augmentation de la population crée un mouvement de sédentarisation qui facilite le développement de techniques d’agriculture et d’élevage. C’est un mouvement qui résulte d’une contrainte d’offre et qui est, selon elle, autonome, c’est-à-dire qu’il ne nécessite aucune intervention étatique. La croissance démographique a ainsi stimulé l’effort d’innovation.
L’effet de la pression créatrice
Cette pression créatrice a aussi été l’un des moteurs de la révolution industrielle et du développement économique des pays qui l’ont connue. En effet, selon P. Verley (L’Échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, 1997), l’augmentation de la demande solvable qui résulte de la croissance de la population a été l’un des principaux facteurs du développement industriel anglais. Les classes moyennes ont développé au XVIIIᵉ siècle une consommation de produits imitant les produits de luxe, notamment « d’indienneries ».
Cette consommation a stimulé l’industrie textile, leading sector de la Révolution industrielle, et a eu des effets d’entraînement sur l’ensemble du tissu productif anglais. A contrario, alors que la Hollande au XVIIIᵉ siècle disposait de nombreux atouts pour s’engager dans la voie de l’industrialisation (elle avait une main-d’œuvre qualifiée, des savoir-faire techniques, une production de qualité, mais aussi des réseaux commerciaux et un grand centre financier), son économie a perdu de son dynamisme dès le début du XIXᵉ siècle. Ce que Verley explique notamment par l’absence de marché intérieur suffisamment important.
Le lien vertueux entre progrès technique et démographie
Enfin, des travaux plus récents confortent l’existence d’un lien vertueux entre progrès technique et démographie. Pour P. Beaudry et B. Green (2002), les pays à forte croissance démographique diffusent plus rapidement les nouvelles technologies. L’explication avancée de ce phénomène est la suivante. Une population en pleine expansion provoque un nombre important de jeunes entrant sur le marché du travail, et ces derniers sont en général formés aux nouvelles technologies, ce qui favorise leur diffusion.
Cela peut s’expliquer également par le fait que la baisse des coûts de production du fait d’une main-d’œuvre facilement disponible se répercuterait sur les prix de vente, facilitant aussi la diffusion de ces technologies devenues moins coûteuses. Par conséquent, la modernisation du pays s’en verrait facilitée, assurant une hausse de la production potentielle.
Toutefois, une croissance démographique trop forte peut s’avérer néfaste pour le développement d’un pays
L’expansion démographique, si elle est trop importante, peut avoir des conséquences diverses sur le développement. Elle peut affecter le bien-être et le développement humain en raréfiant l’accès aux denrées vitales. Elle peut avoir un impact économique néfaste. Et surtout, elle peut être responsable de dégâts environnementaux considérables.
La croissance de la population pèse sur le développement économique d’un pays
Selon P. Bairoch (Mythes et paradoxes de l’histoire économique, 1994), une croissance trop forte de la population crée des pressions économiques néfastes pour une économie. Tout d’abord, il montre que cela peut être source de chômage du fait d’une main-d’œuvre qui n’est pas totalement absorbée. Mais aussi, cela empêche la population active très jeune de vivre de son travail. Dans les zones rurales des pays du tiers-monde à économie de marché, l’augmentation de la population s’est traduite par une réduction des terres disponibles. Un travailleur agricole disposait en moyenne de 2,4 hectares de terre en 1950, contre moins de 1,8 hectare en 1990.
Et la croissance démographique est si importante que le secteur industriel ne parvient pas à absorber toute la main-d’œuvre disponible du fait d’un investissement souvent insuffisant. Le modèle de Solow permet de formaliser cette idée. L’augmentation de la population nécessite une croissance au moins équivalente de l’investissement pour ne pas réduire l’intensité capitalistique. Les pays en développement doivent alors faire des investissements plus importants pour supporter l’accélération démographique. Ce qui nécessiterait une épargne élevée (ce qui est difficile dans un pays où le revenu est faible) ou des capitaux extérieurs.
Les pouvoirs publics doivent faire de gros investissements
De plus, pour faire face au surcroît de population, les pouvoirs publics doivent réaliser des investissements considérables, nécessaires au développement humain et économique. La jeunesse de la population exige des investissements très lourds. Et particulièrement dans le domaine de l’éducation, de façon à « accroître la palette des choix qui s’offre aux individus » (PNUD).
Selon G. Mankiw, D. Romer et D. Weil dans leur article A Contribution to the Empirics of Economic Growth (1992), une trop forte natalité affecte négativement le niveau de dépenses d’éducation par tête, l’augmentation des coûts étant très élevée. Or, les ressources budgétaires des États qui connaissent une telle croissance démographique sont généralement limitées, notamment dans les PMA. Et l’aide publique au développement est elle aussi souvent insuffisante.
L’Inde est un exemple significatif. Les dépenses publiques d’éducation et de santé en Inde augmentent depuis les années 2000. Par exemple, les dépenses en éducation sont passées de 3 % du PIB en 2006 à 4,5 % en 2020. Mais elles restent très insuffisantes compte tenu de la croissance démographique qu’elle connaît. Il en résulte des inégalités économiques et sociales fortes. En 2021, la part de la richesse nationale des 50 % les moins riches n’était que de 6 %. Cela comprime la demande et limite le développement économique et social du pays.
La situation est similaire dans le secteur de la santé. Une forte croissance démographique augmente considérablement les dépenses publiques nécessaires pour assurer les services de santé.
Les piliers sociaux et environnementaux ne sont pas non plus épargnés
La croissance démographique peut influer sur le niveau de vie de la population, voire être responsable de famines et de pauvreté. Là aussi, ces idées ne sont pas nouvelles. Malthus dans son Essai sur le principe de population (1798) s’inquiétait déjà de l’écart entre le rythme de croissance de la population (qui est géométrique) et celui des ressources alimentaires (qui est arithmétique).
L’augmentation de la demande de denrées alimentaires augmenterait leur prix, ayant pour conséquence d’accroître le nombre de pauvres (et donc d’accroître le nombre de personnes dépendantes des Poor Laws, dont il était fermement opposé). Bien qu’il se soit trompé dans l’analyse de son époque, ses idées ont retrouvé une actualité lors de la transition démographique des pays en développement.
R. Dumont, un néo-malthusien, a montré par exemple qu’en 1962, la croissance démographique en Afrique était de 3 %, alors que celle de l’agriculture n’était que de 1 %. Créant alors un vrai risque de pénurie alimentaire.
Il convient désormais d’aborder une dimension supplémentaire du développement
La croissance de la population à l’échelle d’un pays, et plus largement à l’échelle mondiale, constitue désormais une menace pour l’environnement, compromettant dès lors la possibilité d’un développement durable.
En effet, la croissance démographique est l’un des principaux accélérateurs de l’utilisation des ressources naturelles. Et cela pèse à la fois sur le bien-être des générations présentes, qui ont un accès plus difficile aux produits vitaux, mais aussi sur les générations futures.
Le Rapport Meadows (1972) affirmait déjà qu’une stabilisation de la démographie était nécessaire pour assurer notre pérennité et qu’une croissance effrénée de la population n’était pas compatible avec un monde aux ressources limitées. Comme le souligne aussi T. Jackson (Prospérité sans croissance, 2009), en s’appuyant sur l’équation « IPAT », la croissance de la population, source de consommation, est l’un des principaux facteurs de la dégradation environnementale. Et elle compromet la mise en place d’un développement réellement durable.
Conclusion
Il apparaît ainsi que les effets de la croissance de la population sur le développement d’un pays sont ambigus. Une population dense permet assurément d’amorcer le développement économique d’un pays. En effet, elle constitue un facteur de production crucial et elle représente une demande forte qui stimule la production des entreprises. Ce développement économique s’est souvent accompagné d’un développement social non négligeable.
Toutefois, les enjeux environnementaux actuels font de la croissance de la population un phénomène peu soutenable.