sociologie

Voici un article sur ce qu’il faut maîtriser des travaux de Crozier (sa vision de l’individu, ses expériences de terrain, ses théories), important pour les sujets portant sur la sociologie, mais aussi sur l’entreprise plus généralement.

Introduction

Michel Crozier (1922-2013) est un pionnier de la sociologie des organisations en France. Il a notamment écrit Le Phénomène bureaucratique (1963) et L’Acteur et le système (1977). Il a également fondé le Centre de sociologie des organisations (CSO). Crozier défend l’idée que l’individu est un acteur et non un simple sujet, partant des pratiques concrètes pour développer des théories.

Sa première grande enquête a été réalisée au centre des chèques postaux de Paris, où il s’interrogeait sur la conscience de classes des employés de bureau. Il découvre alors que ce concept leur est étranger et qu’ils expriment souvent des sentiments d’hostilité ou de mécontentement envers l’organisation bureaucratique. Par la suite, Crozier a mené une enquête à la SEITA (Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes), une entreprise publique ayant le monopole de la fabrication de tabac, de cigarettes et d’allumettes.

Le pouvoir dans l’entreprise

Comment analyser les individus ?

Michel Crozier analyse les dynamiques au sein des organisations en se concentrant sur le jeu des acteurs.

Certaine liberté et rationalité limitée

Chaque individu au sein d’une organisation possède une certaine liberté et une rationalité limitée, ce qui l’amène à adopter un comportement stratégique. Personne n’est totalement passif face aux directives ou aux incitations reçues. Crozier souligne que l’individu, même contraint par l’organisation, reste actif : « Il est avant tout une tête. »

La passivité elle-même peut être une réaction stratégique, un choix de ne pas agir. La rationalité de l’acteur est limitée, car il ne dispose pas toujours d’objectifs clairs et cohérents, mais ses actions ont toujours une logique rationnelle. Pour atteindre ses buts, même partiellement conscients, il utilise de manière judicieuse les ressources disponibles, adoptant ainsi un « comportement stratégique ».

Importance de l’organisationnel

Le sens du comportement de l’acteur doit être compris dans le contexte de l’organisation. Le sociologue doit reconstruire ce contexte pour comprendre les actions de l’acteur. Bien que l’individu ne soit pas entièrement libre et soit soumis à des contraintes organisationnelles (comme la répartition formelle du pouvoir, les règlements et les normes sociales), ces contraintes limitent mais n’éliminent pas sa capacité à agir.

Il est crucial de mettre de côté l’histoire personnelle de l’individu pour se concentrer sur son comportement en réponse aux contraintes et opportunités présentes dans l’organisation. Le sociologue doit analyser le « jeu de l’acteur » dans ce cadre, observant comment l’individu navigue et réagit aux contraintes imposées par l’organisation.

Les relations de pouvoir

Michel Crozier met l’accent sur les relations de pouvoir au sein des organisations.

Conception relationnelle du pouvoir

Crozier distingue l’autorité formelle et le pouvoir effectif. Le sociologue cherche à révéler la véritable structure de pouvoir parallèle à l’organigramme officiel. Il adopte une conception relationnelle du pouvoir, inspirée de Weber, où le pouvoir n’est pas une ressource fixe, mais une relation dynamique.

Selon Crozier et Weber, personne n’est totalement dénué de pouvoir dans une relation. Même un subordonné peut exercer une forme de pouvoir, par exemple, en montrant de la mauvaise volonté. Cependant, les relations de pouvoir sont souvent déséquilibrées, certains acteurs ayant plus de capacité d’agir que d’autres.

Le pouvoir découle du contrôle des zones d’incertitude

La source de pouvoir réside dans la marge de liberté que l’acteur contrôle vis-à-vis des autres. C’est-à-dire sa capacité à refuser des demandes.

La stratégie de chacun consiste à maintenir son comportement aussi imprévisible que possible. Plus la zone d’incertitude qu’un acteur contrôle est cruciale, plus son pouvoir est grand.

Types de zones d’incertitude

  • Pouvoir de la hiérarchie : utiliser les règles formelles de l’organisation, créer ou modifier ces règles, appliquer ou non des sanctions.
  • Pouvoir de l’expert : l’expert possède des compétences rares et utiles. Pour maximiser son pouvoir, il peut garder un certain secret sur ses activités, se rendant ainsi irremplaçable, même s’il n’est pas le plus haut placé.
  • Pouvoir de l’aiguilleur : celui qui contrôle les flux d’informations internes à l’organisation, pouvant retenir ou filtrer les informations, les transmettre plus ou moins rapidement, ou avec plus ou moins de fiabilité.
  • Pouvoir du portier (ou du marginal sécant) : acteur ayant des liens avec l’environnement de l’organisation, jouant un rôle d’intermédiaire précieux grâce à ses contacts extérieurs.

Ces distinctions montrent comment, au-delà des structures formelles, les vraies relations de pouvoir s’organisent et fonctionnent au sein des organisations bureaucratiques.

Exemple de la SEITA

Michel Crozier a mené une enquête approfondie dans 30 usines de la SEITA, entreprise publique française ayant à l’époque le monopole du tabac brun et des allumettes. L’atelier de production se compose de trois catégories d’acteurs : les ouvrières de production non qualifiées, les chefs d’atelier (anciens militaires remplacés par des diplômés de niveau bac dans les années 1950) et les ouvriers d’entretien très qualifiés, supervisés par un ingénieur technique.

Crozier utilise des entretiens individuels anonymes pour recueillir des informations informelles sur les sentiments et les relations entre ces acteurs. Il découvre que les relations entre ouvrières et chefs d’atelier sont bonnes mais limitées, tandis qu’un climat conflictuel existe entre ouvrières et ouvriers d’entretien, et il existe une hostilité ouverte entre ouvriers d’entretien et chefs d’atelier. Crozier identifie les zones d’incertitude critiques et les capacités stratégiques des acteurs.

Il constate que les ouvriers d’entretien, contrôlant les pannes de machines et détenant un savoir-faire non documenté, détiennent un pouvoir informel mais crucial, dépassant celui des chefs d’atelier. Ce pouvoir, bien que non reconnu officiellement, est renforcé par leur rôle de leaders syndicaux, laissant les chefs d’atelier sans moyens d’intervention.

Le système bureaucratique à la française

Michel Crozier développe un modèle du système bureaucratique français, caractérisé par quatre traits essentiels.

Règne des règles impersonnelles

Les règles détaillées définissent les fonctions, prescrivent les comportements et couvrent de nombreuses éventualités, effaçant ainsi les relations personnelles. Les interactions deviennent uniquement formelles, le supérieur hiérarchique se contentant de contrôler l’application des règles.

Crozier y voit une peur du face-à-face propre à la culture française, favorisant des relations d’évitement.

Centralisation des décisions

Pour éviter les pressions personnelles et le favoritisme, les décisions sont prises par des autorités éloignées du terrain, rendant l’organisation rigide.

Ceux qui connaissent les problèmes de terrain ne peuvent pas adapter les règles, tandis que ceux qui décident sont éloignés de la réalité quotidienne.

Isolement hiérarchique et pression des pairs

Le système de règles et la centralisation créent des strates hiérarchiques qui communiquent peu entre elles, renforcées par une forte pression de groupe (esprit de corps).

Plutôt que de se concentrer sur la réparation des pannes, chaque catégorie essaie de contrôler son domaine et de verrouiller sa zone d’incertitude, créant ainsi des moyens de défense et des monnaies d’échange.

Développement de relations de pouvoir parallèles

Les zones d’incertitude non éliminées génèrent des relations de pouvoir clandestines et illégitimes, rendant les conflits plus violents et frustrants.

Ce mode d’organisation crée un cercle vicieux d’auto-entretien, où les problèmes sont résolus par de nouvelles règles, rigidifiant encore plus le système. Les dysfonctionnements ne conduisent pas à un assouplissement, car ceux qui connaissent les problèmes ne peuvent pas modifier les règles, et ceux qui les édictent ne les comprennent pas.

Selon Crozier, une organisation bureaucratique est une organisation qui ne parvient pas à se corriger en fonction de ses erreurs.