Face à l’invasion russe de l’Ukraine en février, les Occidentaux ont fait le choix de ne pas employer les méthodes traditionnelles de la guerre armée. Ceci pour éviter une escalade du conflit qui pourrait dégénérer en affrontement nucléaire. Pour autant, les alliés occidentaux ne sont pas sans armes pour tenter de combattre la Russie et le régime de Poutine pour violation des frontières d’un pays indépendant. L’arme majeure d’aujourd’hui est l’arme économique. L’exemple de la guerre russo-ukrainienne n’est que l’illustration la plus patente depuis des décennies d’un canal de la guerre millénaire : l’économie.
Les sanctions économiques : chercher à empêcher la guerre
Rentrons dans le vif du sujet : pourquoi utiliser l’arme économique, et en l’occurrence les sanctions, dans un conflit armé ?
Limiter les ressources pour la guerre
Tout d’abord, l’objectif premier des sanctions est clair : priver le belligérant des ressources qui lui seront utiles dans son effort de guerre. Ces ressources peuvent être aussi bien financières que technologiques ou matérielles. Ainsi, dans le cas du conflit russo-ukrainien, les pays occidentaux ont aussi bien gelé les avoirs de nombreux oligarques qu’interdit l’exportation d’armes et de puces électroniques vers la Russie.
En effet, d’un côté, les oligarques auraient pu solliciter leurs fonds pour concourir au financement de la guerre. De l’autre, des intrants spécifiques, comme les microprocesseurs, auraient pu être utilisés pour fournir l’arsenal russe.
De plus, l’objectif des interdictions à l’import de produits russes vise aussi indirectement à priver le régime de Poutine de fonds. Par exemple, par la mise en place d’un prix plafond sur l’achat de pétrole russe. Cet outil d’interdiction des importations issues du pays adversaire soutenait déjà le blocus continental décidé par Napoléon contre le Royaume-Uni entre 1806 et 1808. Tout au long de cette période, les ports européens sous domination française avaient interdiction d’accueillir des navires et des marchandises britanniques.
En privant le belligérant de fonds ou d’intrants pour son complexe militaro-industriel, les sanctions cherchent à inverser la tendance sur le champ de bataille et à permettre une victoire militaire plus rapide.
Une guerre psychologique
Pourtant, le but des sanctions est plus large. Il ne cherche pas seulement à une victoire militaire, mais s’inscrit plutôt dans une guerre psychologique, voire totale.
Ainsi, l’objectif de sanctions lourdes est de favoriser un changement de régime grâce à un mécontentement populaire ou au mécontentement d’une élite. Nicholas Mulder dans The Economic Weapon: The Rise of Sanctions as a Tool of Modern Warfare (2022) fait remonter cette technique à la Première Guerre mondiale.
En effet, en tant que l’une des premières guerres totales, voire systémiques, le premier conflit mondial systématise l’emploi de l’économie et des sanctions comme arme de terreur pour renverser des gouvernements. On estime, en effet, qu’entre 300 000 et 400 000 personnes sont mortes de faim ou de maladie en Europe centrale pendant la Première Guerre mondiale. Ceci en partie à cause du blocus. Et cela concerne 500 000 personnes dans les provinces moyen-orientales de l’Empire ottoman. L’effet est tel que des associations de défense de la société civile protestent contre cet usage indiscriminé à la fin des combats.
L’arme des sanctions est décuplée par l’interconnexion croissante des économies, la mondialisation qui rend les pays plus spécialisés et donc plus dépendants de l’extérieur. L’avènement des sanctions est ainsi issu de la croisée de deux dynamiques de la fin du XIXᵉ et surtout du XXᵉ siècle : le développement de la guerre totale et la mondialisation.
Les limites des sanctions
Toutefois, l’arme des sanctions connaît des limites de plusieurs ordres. D’abord, elles peuvent facilement être contournées. Ainsi, par exemple, les pays frontaliers de la Russie (notamment l’Arménie et le Kazakhstan) ont importé depuis le début de l’année un volume particulièrement inhabituel d’électroménagers (machines à laver, réfrigérateurs). Alors que l’on sait que certains de ces composants, notamment les puces et semi-conducteurs, sont utilisés par l’armée russe pour la fabrication d’armes, de chars ou de missiles. Beaucoup d’observateurs affirment ainsi que l’électroménager est en fait revendu à la Russie par la suite pour les pièces détachées électroniques.
Ensuite, le but des sanctions est d’isoler des pays, mais cela risque essentiellement de le rapprocher d’autres « parias » de la scène internationale. Et donc reconfigurer les relations économiques mondiales. Ainsi, dans les années 1930, la Société des Nations (SDN) applique des sanctions à l’Italie après l’invasion de l’Éthiopie. Cet isolement participera par la suite au renforcement de l’axe Rome-Berlin et à l’alliance des régimes fascistes et nazis.
De même, aujourd’hui, l’embargo sur les armes contre la Russie la pousse à renforcer sa coopération avec d’autres pays sous le coup de sanctions internationales. Notamment l’Iran (fourniture de drones) et la Corée du Nord (pour des munitions). On peut aussi s’interroger sur la pertinence des sanctions pour faire tomber des régimes autoritaires, alors que, par construction, les régimes autoritaires ne répondent pas qu’à une logique économique.
Une déclaration de guerre par procuration ou un moyen de l’éviter
Depuis l’émergence du risque d’affrontement nucléaire, les sanctions sont devenues un proxy pour se faire la guerre sans véritablement la déclarer. Ainsi, après la crise des missiles de Cuba, les États-Unis ont imposé des sanctions lourdes au régime de Fidel Castro, avec un embargo à partir de 1962. De même, les sanctions sont particulièrement utilisées en temps de paix, comme lors de l’envolée protectionniste au moment de la Grande Dépression. Ce protectionnisme participa à l’émergence de leaders nationalistes, comme on le voit souvent lors de conflits.
Néanmoins, l’utilisation de sanctions lors d’une infraction à l’ordre international est théorisée dès le sortir de la Première Guerre mondiale au sein de la SDN. Inscrit à l’article 16 du Pacte de la SDN, et notamment porté par Lord Robert Cecil (avocat du libre-échange et responsable du blocus pendant la Première Guerre mondiale), l’outil choisi consiste en des sanctions économiques pour faire de l’ordre et du droit international un droit contraignant.
Des sanctions déjà utilisées en Afrique du Sud
Ainsi, de telles sanctions ont été utilisées par exemple contre l’Afrique du Sud en 1962 dans le cadre de l’ONU et contre le régime de l’apartheid. Aujourd’hui, le cadre de l’ONU est souvent outrepassé par la puissance américaine en vertu de l’extraterritorialité de son droit. Ce qui lui permet de sanctionner des personnes ou des activités aux quatre coins du globe. Les sanctions dans le cadre d’un conflit armé sont d’ailleurs souvent accompagnées d’un volet positif d’aide humanitaire ou de soutien financier (plan Marshall, loi prêt-bail ou encore aide financière à l’Ukraine aujourd’hui).
Conceptuellement, il est surprenant de voir que l’outil des sanctions développé au sein de la SDN est particulièrement soutenu par les chantres du libre-échange et les libéraux internationalistes. Cela va a priori à l’encontre de l’idée du doux commerce que l’on trouve chez Montesquieu, où le commerce adoucirait les mœurs.
Il est aussi intéressant de relever que les sanctions sont une arme particulièrement injuste et impersonnelle. Leur poids est souvent essentiellement porté par les populations civiles qui subissent des privations (des deux côtés du conflit d’ailleurs). Certes, c’est ainsi une arme plus « pacifique », mais l’exemple des famines de la Première Guerre mondiale nous montre bien qu’elle n’est pas moins létale. Il y a donc un véritable questionnement éthique à mener pour juger si des sanctions sont plus adaptées et font moins de « dégâts collatéraux » qu’une intervention armée.
La construction européenne : utiliser les liens économiques pour empêcher le conflit
Enfin, à travers l’exemple des sanctions et leur effectivité, il est intéressant de se repencher sur la construction européenne. À la lumière des sanctions, on comprend mieux en quoi l’intégration économique rend la guerre impossible. Si on ne peut imposer de sanctions car nous sommes dans un même marché, il sera difficile de mener une guerre.
De plus, au-delà des aspects culturels, l’appartenance au marché commun (qu’il soit d’abord uniquement sur le charbon et l’acier en 1951, ou plus large par la suite) rend les pays particulièrement indépendants et donc la constitution d’un arsenal lors d’un conflit impossible.
De la même manière, on comprend mieux le débat à propos du « découplage » potentiel des économies chinoises et américaines. En effet, compte tenu des fortes dépendances économiques mutuelles actuelles, une réponse économique à une potentielle invasion de Taïwan par la Chine serait très coûteuse pour les deux parties. Dès lors, Chinois comme Américains tentent de réduire leur dépendance pour pouvoir prendre des mesures fortes le moment donné, sans mettre à risque leur viabilité économique.
Là encore, cela tranche avec la vision classique du « doux commerce », où finalement seuls le commerce avec la Chine et l’entretien d’une dépendance mutuelle empêcheront la République populaire de passer à l’acte et d’envahir Taïwan.
Au cœur d’un pays : l’économie de guerre, outil productif pour la victoire
Ainsi, les sanctions sont la manifestation la plus visible d’une arme utilisée en temps de guerre pour tenter de faire vaciller un adversaire. Néanmoins, le rôle de l’économie dans la guerre est plus complexe. Les guerres du XXᵉ siècle ont fait émerger le concept organisationnel d’économie de guerre.
D’abord, le terme d’économie de guerre est comme les sanctions, un concept qui prend racine au moment où la guerre devient totale. Soit surtout lors de la Première Guerre mondiale. Ainsi, dans cette guerre, on parle parfois de « front de l’arrière » (Homefront en anglais) pour désigner les efforts demandés aux populations pour soutenir l’effort de guerre. Ceci prend racine au moment où toutes les composantes des sociétés (productives, sociales, économiques…) sont tournées vers un unique objectif : la victoire dans le conflit armé.
Plus généralement, l’économie de guerre désigne le remaniement du système productif afin de soutenir la production de guerre par divers moyens. Cela passe par exemple par la réquisition de main-d’œuvre ou la conversion de l’outil productif pour produire plus d’armes et de matériel. Mais cela peut aussi prendre la forme de privation et de rationnement pour économiser les ressources (mise en place de tickets alimentaires…).
Dans ce sens, le terme économie prend alors un sens double. Économie au sens de rationnement, mais économie aussi considérée comme le système social qui organise la production.
En corrélation avec les sanctions, l’économie de guerre se tourne vite en économie insulaire, visant l’autarcie
L’économie de guerre est très souvent l’exemple le plus abouti de dirigisme et d’interventionnisme de l’État. Ce dernier organisant la transformation de l’outil de production, des habitudes de consommation et de la politique monétaire en vue d’un objectif militaire et politique. Pour autant, ce sont les périodes qui souvent laissent l’héritage de transformations économiques le plus conséquent.
Quoi qu’il en soit, les propos du Président Macron en 2022, déclarant que nous sommes dans une « économie de guerre », peuvent sembler excessifs.
Conclusion
En somme, l’économie est véritablement une arme de guerre à plusieurs égards. De tout temps, enjeu de guerre et partie prenante des conflits, l’économie devient véritablement une arme à l’aube des conflits mondiaux et des guerres totales qui impliquent l’intégralité de la vie sociale d’une nation. Cela montre de fait l’imbrication moderne forte des dimensions économiques dans les problématiques sociales, politiques, géopolitiques. Le tout étant renforcé par la mondialisation. L’économie n’est donc pas une sphère neutre, mais bien un outil politique, une science humaine et sociale.
Concernant les sanctions, leurs recours accrus semblent aussi symptomatiques d’une tendance contemporaine à invisibiliser la guerre, la mort et à ne faire la guerre que par procuration. En privilégiant l’usage de drones, par exemple. Ces intentions louables doivent tout de même être interrogées, car les premières victimes des sanctions sont régulièrement les populations.
Bien souvent, on renonce aux armes qui sont considérées comme plus barbares et entraînant plus de victimes collatérales. Mais finalement, les sanctions économiques sont peut-être pires, car encore moins ciblées envers ceux qui ordonnent ou exécutent la guerre. Si on veut qu’elle soit efficace, cette arme est encore plus compliquée à cibler et à calibrer que n’importe quelle frappe d’artillerie.