Assaillies par la crise de 2008 et celle de la dette souveraine en 2011, mais aussi par le Brexit et les montées populistes qui gagnent du terrain partout, l’Union européenne et la zone euro s’enlisent. Pourtant, le statu quo est la pire des réponses possibles actuellement. Les deux auteurs analysent l’échec apparent de la monnaie unique, qui permet à certains de revendiquer une sortie de l’euro. Analysant les névroses de la zone euro et de la politique européenne, les auteurs tentent d’esquisser des voies de réformes à suivre pour que l’UE et l’euro subsistent.

Les grandes lignes

Le principe de subsidiarité est mis à mal

La première attaque des auteurs se porte sur le principe de subsidiarité. Il est central dans la Constitution européenne. Pourtant, insuffisant et mal employé, il cause de nombreux problèmes à l’UE, car « Bruxelles se mêle de tout et de rien », légiférant sur d’innombrables normes sans aucun intérêt (dimension, taille, épaisseur, types d’ingrédients de la pizza napolitaine) et contre-productives, d’autres enjeux et questions sont délaissés, alors que leurs externalités sont nocives pour les pays membres.

En effet, certains champs de la politique (concurrence fiscale, sociale, environnementale, etc.) produisent de nombreuses externalités, et ces politiques aujourd’hui décidées à l’échelle nationale devraient, en vertu du principe de subsidiarité, relever de la coopération et de la coordination entre les États, surtout ceux appartenant à la zone euro, car ce sont ces pays qui sont les plus enclins à adopter un comportement non coopératif (pour les pays avec leur monnaie, les dévaluations internes par exemple ou les règles de concurrence plus souples se répercutent sur le taux de change). Ainsi, certains pays adoptent des lois concurrentielles, fiscales, environnementales ou sociales plus souples que leurs voisins, les privilégiant et leur conférant plus de compétitivité, mais générant de fortes externalités pour les pays voisins. Dans les exemples les plus marquants de ces politiques produisant de nombreuses externalités, on peut citer les avantages fiscaux accordés par l’Irlande à Apple, le Luxembourg à McDonald’s, etc.

L’inaction de l’UE sur la question fiscale crée de nombreuses tensions. Cependant, la principale politique source d’externalités se nomme la dévaluation interne, qui pour les pays de la zone euro est l’unique alternative à la dévaluation monétaire pour plus de compétitivité. Après la crise, l’Espagne a procédé à une violente dévaluation interne (baisse de 10 % du coût unitaire du travail entre 2009 et 2015), permettant un redressement de l’économie, mais au prix de conséquences sociales énormes. Dans une zone monétaire, les incitations à un comportement non coopératif sont nombreuses : laisser les pays gérer unilatéralement ces politiques est un danger tant pour l’emploi, la croissance et l’avenir de l’euro comme de l’UE.

Une allocation du capital imparfaite qui empêche la convergence

La monnaie unique était pensée à sa création comme un outil de convergence, à une époque où les dogmes libéraux étaient partagés par de nombreux penseurs économiques et politiques. Au contraire, l’euro a été une arme de divergence entre les pays, la zone euro n’ayant jamais été une ZMO, mais une ZMNO (zone monétaire non optimale) aux conséquences néfastes. En effet, même l’un des arguments qui plaidaient le plus en faveur de la mise en place de la monnaie unique, à savoir la libre circulation de l’épargne vers les pays en besoin de financement les plus dynamiques, ne se vérifie pas dans la période post-crise.

Ainsi, l’Allemagne, présentant un fort excédent d’épargne, se montre réticente à faire circuler cette épargne vers les projets, entreprises et institutions les plus innovantes et dynamiques, car ils sont dans des pays plus en difficulté avec la crise. Le marché interbancaire européen a fortement baissé depuis 2009, empêchant une allocation efficace du capital. Les banques centrales ont alors remplacé ces fonds privés, mais l’investissement a tout de même baissé.

L’imparfaite mobilité du capital a d’autres conséquences : la segmentation des marchés financiers entre les pays européens, qui oblige la BCE à continuer le quantitative easing pour éviter une hausse fulgurante des taux d’intérêt sur les dettes publiques, et qui laisse une épargne inutilisée (la zone euro a une balance courante dégageant un excédent de 4 %). Les pays du Sud manquent d’investissements, ce qui affecte leur économie : l’austérité et la forte baisse de la mobilité du capital vers ces pays affectent leur croissance potentielle, les empêchant de converger. Les auteurs soulignent toutefois le rôle du QE de Draghi. Quant au plan Juncker, qui cherche à relancer l’investissement, les effets actuels ne sont pas suffisants.

La zone euro est une zone monétaire non optimale

Revenons aux maux dont souffre la zone euro, faisant d’elle une ZMNO. Tout d’abord, l’hétérogénéité des spécialisations productives des pays (pays du Nord avec une forte industrie, pays du Sud plus centrés sur des services et une industrie de faible VA) due aux avantages comparatifs a entraîné de lourds déficits et dettes des pays du Sud. À l’inverse des pays du Nord, ces déficits sont structurels et il n’existe aucun transfert de revenu pour contrer le fort endettement extérieur de ces pays.

L’hétérogénéité des spécialisations entraîne irrémédiablement celle des balances courantes et in fine un risque d’insolvabilité financière des pays du Sud. Pour restaurer leur balance, les pays n’ont d’autre choix que de réduire leur demande, donc l’activité économique, les ressources fiscales en pâtissent et alors l’endettement général explose, en plus d’une augmentation des taux d’intérêt (en 2011-2012, le taux d’intérêt à dix ans en Grèce est supérieur à 40 %, mais à 7 % en Espagne). « Engrenage infernal », commentent les auteurs. Une telle situation a pu être évitée grâce à la BCE et ses fonds et les dures mesures d’austérité prises. Pour améliorer leur balance déficitaire, les pays ont recours à la dévaluation interne, créant une divergence des revenus. C’est la « malédiction des pays de la périphérie », qui cumulent gains de productivité plus faibles, moins forte évolution des salaires, industrie de faible valeur ajoutée… Le statu quo est impossible : les institutions européennes sont fondées sur une homogénéité économique des pays, condamnant ces pays. Une union politique efficace est nécessaire pour contrer ces effets, dévastateurs et funestes à moyen terme.

Les auteurs rajoutent un autre point, tout aussi important à souligner : l’UE n’est pas le grand marché unique qu’il prétend être, mais souffre de nombreux cadenas administratifs et réglementaires qui contraignent son expansion, mais surtout démontrent que l’UE est un projet se réduisant à la zone euro, sous certains aspects. En effet, entre les pays de l’UE non membres de la zone euro et les pays avec de forts partenariats avec l’UE, peu de différences sur nombre de critères (participation au budget, normes). Le grand marché rêvé serait alors une illusion, qui se révèle au grand jour avec la baisse générale des barrières douanières dans le monde. Il existe au sein de ce marché unique des secteurs protégés de la concurrence, des professions réglementées (il faut un diplôme spécial pour fabriquer des corsets en Autriche), des réglementations sur des marchés empêchant l’entrée libre, des soucis géographiques, etc.

En lien avec les défaillances du grand marché unique, l’UE (dans son ensemble) souffre de maux structurels. Premièrement, comme le rappellent les auteurs, le manque de mobilité du capital (surtout vers les projets les plus innovants) ; deuxièmement, le manque de compétences dans les secteurs à la frontière technologique, un manque d’investissement dans les secteurs des nouvelles technologies, de l’internet, des télécommunications ; enfin, la divergence des niveaux des revenus entre les pays.

Faut-il alors abandonner l’euro ?

Avant d’en venir à des solutions envisageables pour sauver l’UE, mais surtout la zone euro, les auteurs réfutent la principale solution proposée, à savoir l’abandon de l’euro pour un retour aux monnaies nationales. En effet, une sortie de l’euro serait catastrophique :

1) Tout d’abord, la part des actifs extérieurs et les dettes extérieures des pays ont explosé, rendant toute sortie de l’euro problématique. En France : les actifs extérieurs bruts représentent 300 % de son PIB en valeur et ses dettes extérieures brutes 325 %, 64 % de la dette de l’État est détenue par des étrangers. Si sortie il y a, les monnaies seraient plus fluctuantes pour ces pays, avec donc de fortes conséquences sur les actifs et les dettes. En cas de dévaluation, les dettes extérieures augmenteraient de manière plus que proportionnelle (mettant les emprunteurs concernés dans de grosses difficultés ; pour le cas français, la dette extérieure/PIB augmenterait de 100 % en cas d’une dévaluation de 30 %), et en cas de réévaluation, les actifs extérieurs se déprécieraient (rendant les prêteurs perdants, souvent des épargnants).

2) De plus, il existe dans la zone des mécanismes de mutualisation de la dette d’un pays, mais aussi des effets indirects d’une zone monétaire faisant baisser les taux d’intérêt : quitter l’euro les augmenterait.

3) Le second problème concerne « la segmentation de la chaîne de valeur » (les produits importés sont indispensables aux produits fabriqués ou vendus nationalement). Quitter l’euro pour plus de fluctuation (souvent des dépréciations) ou des barrières protectionnistes augmenterait les coûts et détériorerait la santé économique du pays. De plus, les investisseurs cherchant des zones où le risque de change est faible et le libre-échange fort, sortir de l’euro et de l’UE freinerait les investissements étrangers.

Quelles solutions alors ?

À chaque problème ses solutions, mais la sortie de l’UE, et surtout de la zone euro, ne fait pas partie des solutions. Premièrement, il est important d’appliquer réellement le principe de subsidiarité pour que les politiques émettrices d’externalités soient prises en compte entre les États et conduisent à une meilleure coopération entre ces derniers. Secondement, l’enjeu de la croissance potentielle européenne future doit revenir dans les débats, et les investissements comme les réformes doivent être pris.

Mais les auteurs appellent sans cesse à la mise en place d’un fédéralisme pour la zone euro, mesure qu’ils savent très compliquée à mettre en place à cause de l’Allemagne. Ce fédéralisme permettrait de lutter contre l’hétérogénéité économique croissante des pays. Il serait doté d’un budget conséquent, un fonds d’investissement, des transferts de revenus, la mise en place d’instruments contracycliques concertés, des fonds de stabilisation pour freiner les divergences. Créer des banques paneuropéennes permettrait de fluidifier la mobilité du capital. Ce fédéralisme de la zone euro entraînerait une UE à géométrie variable : la zone euro formerait une sorte d’État, tandis que des accords bilatéraux seraient signés avec les autres pays de l’UE ou avec un fort partenariat avec l’UE, permettant d’adapter les accords commerciaux au pays concerné.

En parallèle du fédéralisme, les auteurs préconisent une « Europe à la carte », pour contourner la paralysie. L’idée est de favoriser la création de coopération entre des groupes de pays sur des projets concrets ou des coopérations sectorielles, afin de rendre visible l’action de l’UE.

Les auteurs demandent aussi d’en finir avec la relation franco-allemande, un mythe selon eux. En effet, les divergences économiques et surtout politiques/philosophiques entre les deux nations sont trop fortes. En revanche, inclure l’Italie et l’Espagne dans le leadership de l’UE serait capital, tant ces pays demandent des réponses et apportent des solutions à l’UE. Toujours sur la gouvernance européenne, il faudrait repenser les institutions, les rendre plus transparentes et en finir avec la bureaucratisation de masse.

Citations

– « L’UE n’a pas tenu ses promesses. Censée garantir prospérité, bien-être et stabilité, l’Europe cumule croissance molle, surendettement. »

– « Une autre Europe est possible. Il ne s’agit pas d’en sortir, mais de la refonder. »

– « Il faut plus d’Europe et pas moins d’Europe, mais dans une tout autre configuration que celle qui prévaut aujourd’hui. »

– « Ce que nous appelons fréquemment “méfaits de la mondialisation” est d’abord et surtout “méfaits de la concurrence entre les pays de la zone euro”, même si nous préférons l’ignorer. »

– « Le conflit entre des institutions conçues pour des économies homogènes et, dans la réalité, la grande hétérogénéité qui caractérise ces économies, menace l’existence même de l’euro. »

– « Dans l’état actuel des choses, la zone euro ne sert à rien, puisqu’elle subit les inconvénients macroéconomiques de l’union monétaire, sans profiter de ses avantages, dès lors que l’épargne n’y est pas utilisée efficacement. »

– « Ce qui compte avant tout, ce n’est pas tant l’UE que la zone euro. C’est elle qui peut et doit être la matrice d’une relance de la construction européenne. »

Exemples/Chiffres

– Les différences entre un pays membre de l’UE, mais non membre de la zone euro, et un pays qui a signé avec l’UE un accord bilatéral sont maigres. Prenons le cas de la Suède et de la Suisse : les deux pays échangent principalement avec l’UE (58 % des exportations de la Suède vers l’UE, 42 % pour la Suisse), participent au budget européen (0,1 % du PIB en valeur pour la Suisse, 0,57 % pour la Suède) et sont obligés de se conformer aux réglementations européennes pour commercer avec les pays membres. (Chiffres de 2015)

– Preuve de la dérive bureaucratique de Bruxelles et de la Commission européenne, cette dernière ajoute chaque année entre 1 500 et 2 000 normes et règles au Règlement général. Outre la législation de Bruxelles sur la pizza margherita, le règlement n° 2257/94 légifère sur les conditions de vente de la banane (taille, mûrissement, longueur, etc.). La France, quant à elle, n’a pas à rougir devant Bruxelles en matière de normes : elle en compte plus de 400 000.

– Le dumping fiscal produit de nombreuses externalités. Les auteurs rapportent plusieurs chiffres sur l’imposition sur les entreprises de plusieurs pays européens et montrent ainsi les nombreuses divergences entre les pays, et le cas irlandais est le plus criant : l’Irlande a un IS de 12,5 %, contre 30,2 % en Allemagne et 34,4 % en France. En plus de cela, Apple a un impôt sur les bénéfices de 0,005 % en Irlande.

– Selon un sondage, plus d’un 1/3 des Européens pensent que quitter l’UE leur permettrait d’avoir une meilleure vie. UE et prospérité sont donc de moins en moins associées, sinon le contraire.

– Les ouvrages incriminant l’euro des maux économiques sont nombreux et sont ceux d’économistes renommés. Ainsi, Jacques Sapir (directeur d’étude à l’EHESS) montre que l’euro est la source de 60 à 65 % du chômage actuel et préconise une sortie de l’euro assortie d’une dévaluation de 20 à 25 % de la nouvelle monnaie. Autre auteur, le prix Nobel Joseph Stiglitz, qui consacre un essai entier à la question de l’euro, qui selon lui est la cause des maux de nombreux pays et le statu quo sera dévastateur, ajoutant qu’« un divorce à l’amiable serait préférable à l’impasse actuelle ».

– Selon certains calculs, pour rééquilibrer la zone euro, il faudrait que l’ensemble des pays du Nord transfèrent 8 % de leur PIB vers les pays du Sud (soit ce que l’Allemagne de l’Ouest a versé à l’Allemagne de l’Est lors de la réunification).