Cet article se veut être une introduction à l’expérimentation en économie, ses avantages, ses inconvénients ainsi que ses controverses. Loin d’être une liste exhaustive de tous les travaux utilisant les expériences, c’est avant tout une sélection de plusieurs économistes influents ainsi qu’un panorama large de la place de l’expérience en économie.
Quels sont les intérêts des expériences en économie ?
Une discipline économique plus empirique
Si l’on ne devait retenir qu’une seule critique vis-à-vis de l’économie, ce serait le manque d’éléments empiriques et de réalisme des modèles et des théories. L’un des meilleurs exemples reste la remise en question des modèles macroéconomiques après la crise de 2008. Les économistes ont été en première ligne des critiques, les modèles (et ceux qui les manient) n’ayant pas réussi à prévoir la crise.
Le recours aux expériences peut se voir comme une réponse directe à ces reproches. Il n’a bien sûr pas fallu attendre la crise pour que les économistes s’emparent des expériences, mais ces travaux ont contribué à changer l’image de la discipline.
La scientificité de l’économie
L’économie, tout comme d’autres sciences humaines, se voit souvent confrontée au reproche de son manque de scientificité. En conséquence, dès les années 1980, la discipline traverse ce que Joshua Angrist et Jörn-Steffen Pischke (The Credibility Revolution in Empirical Economics, Journal of Economic Perspectives, 2010) nomment la « credibility revolution » (révolution de la crédibilité en français, ou encore tournant expérimental).
Ce tournant expérimental se caractérise par l’augmentation des données statistiques disponibles, la recrudescence des articles basés sur des méthodes expérimentales ou quasi expérimentales, ainsi que sur l’amélioration des pratiques statistiques des économistes.
Dès lors, l’utilisation de la méthode expérimentale en économie entend rapprocher la discipline des sciences dites « dures », justifiant ainsi du caractère scientifique revendiqué par l’économie.
L’amélioration des modèles
En réalisant des expériences, dans un environnement contrôlé, les économistes sont en mesure d’enrichir les modèles. La confrontation au réel permet par exemple de mieux prendre en compte les phénomènes qui font que la décision réelle s’écarte de celle de l’homo œconomicus rationnel.
L’expérience permet aussi de prendre conscience des limites des modèles économiques, qui sont avant tout pensés pour fonctionner dans un cadre précis et plus ou moins proche de la réalité.
L’évaluation des politiques publiques
Ce dernier point concerne principalement les expériences « de terrain ». En effet, pour être en mesure de justifier de l’intérêt et de l’efficacité d’une politique, la question de la quantification de l’effet se pose. Afin d’y répondre, l’économie peut mettre à profit l’expérimentation, en contrôlant les paramètres de l’environnement, afin d’évaluer de la pertinence des politiques menées.
Cette fonction des expériences en économie représente l’un des intérêts majeurs dans le cadre du débat public pour éclairer les preneurs de décision et apporter des éléments quantitatifs et empiriques. L’analyse coût-bénéfice des politiques publiques est ainsi un enjeu majeur de la discipline, comme en témoigne le développement de structures dédiées (laboratoires, fondations, formations).
Cette évaluation peut tant intervenir ex ante (pour éclairer la prise de décision) qu’ex post (pour évaluer l’effet d’une réforme passée).
Les différents types d’expériences
L’expérience de laboratoire
Le chercheur contrôle entièrement l’environnement de l’expérience. L’économiste étudie la variable d’intérêt grâce à la variation de paramètres. Dans le cadre de ces expériences, une seule population est constituée puis est soumise à un protocole de contrôle des variables. Il n’est pas rare que la population constituée soit composée d’étudiants réunis dans le but de vérifier ou d’infirmer des théories économiques.
L’expérience prend souvent la forme d’un jeu au cours duquel les participants interagissent et prennent des décisions. Le chercheur conçoit les règles du jeu afin qu’elles reproduisent une situation économique d’intérêt (relation d’emploi, de marché…).
L’un des économistes majeurs ayant contribué à l’implantation de ce type d’expérience en économie est Vernon Smith (prix Nobel d’économie 2002). Smith a notamment reproduit des situations de marché avec ses étudiants, afin d’étudier les interactions entre acheteurs et vendeurs et les confronter aux prévisions des modèles néoclassiques (An Experimental Study of Competitive Market Behavior, Journal of Political Economy, 1962).
Les expériences aléatoires contrôlées
Cette méthode consiste à étudier la variable d’intérêt par la variation contrôlée des populations. Deux groupes sont constitués : le groupe test (bénéficie du dispositif) et le groupe contrôle (n’en bénéficie pas). Le chercheur réalise un protocole de constitution des groupes, afin de s’assurer que leurs caractéristiques initiales ne sont pas différentes.
Ainsi, l’objectif est d’isoler l’effet du dispositif, en comparant les résultats du groupe test à ceux du groupe contrôle. Le groupe contrôle permet en effet de « prédire » les résultats du groupe test sans dispositif.
Esther Duflo est l’une des figures principales de l’expérimentation aléatoire en économie (prix Nobel d’économie 2019). Ses travaux s’inscrivent dans la lignée de l’économie du développement, en étudiant les bénéfices de dispositifs en faveur de l’éducation ou de la santé. Dans Le Développement humain, lutter contre la pauvreté (I) (2010), Duflo expose ainsi les résultats de ses expériences en Afrique, en Inde ou encore au Mexique, afin de réaliser une analyse coût-bénéfice de divers programmes.
Les expériences naturelles
Ces expériences reposent aussi sur l’étude de la variable d’intérêt via l’observation des populations. Cependant, il n’y a pas de contrôle du chercheur sur l’expérience, et les économistes profitent d’une situation permettant de comparer deux populations semblables, mais dont une des caractéristiques diffère.
Elles sont donc dites « naturelles », car l’économiste n’intervient pas sur l’expérimentation et ne réalise qu’une observation. Par conséquent, une expérience naturelle nécessite un environnement préexistant et potentiellement plus compliqué à trouver.
David Card (prix Nobel d’économie 2021) donne de la visibilité à ce type d’expérimentation suite à ses travaux réalisés avec Alan Krueger (Myth and Measurement: The New Economics of the Minimum Wage, 1997). Ils profitent ainsi de l’instauration d’un salaire minimum dans l’État du New Jersey pour comparer le marché du travail de la restauration rapide au New Jersey et dans les États limitrophes. Contrairement à l’idée reçue, ils démontrent que la hausse du salaire provoquée par l’arrivée du salaire minimum n’a eu aucun effet sur le niveau de l’emploi dans cette branche.
Controverses de l’expérimentation
La question de l’éthique
Cette première controverse ne concerne que les expériences de laboratoire et surtout les expériences aléatoires. En effet, ces deux types de méthodologies ont la particularité d’expérimenter sur des humains, avec l’économiste qui choisit lui-même la variable modifiée, ainsi que la population étudiée.
Dans ce cadre, on peut logiquement se poser la question de l’éthique de ces pratiques, bien moins encadrées que dans d’autres disciplines (biologie ou médecine, par exemple). Ainsi, pour une expérience aléatoire, quelle est la dimension éthique dans le fait d’imposer à un groupe de test la réforme que l’on souhaite étudier et, au contraire, que peut-on dire du fait de ne pas en faire profiter le groupe de contrôle ?
Ces problématiques continuent d’alimenter le débat autour de ces méthodes en plein essor et souvent acclamées.
Le problème de la reproductibilité
Cet autre problème majeur concerne l’essence même de la recherche, la production de connaissances. L’expérience, car elle se base sur des résultats empiriques, doit être reproductible afin que des enseignements puissent être tirés.
Cependant, une étude de la Banque centrale des États-Unis de 2015 ( Andrew C. Chang et Phillip Li, Is Economics Research Replicable?) montre que seule la moitié des études donnait les mêmes résultats que les originales une fois reproduites.
Dès lors, ce sont les résultats mêmes des études utilisant la méthode expérimentale (ainsi que leur portée, par exemple politique) qui peuvent être remis en question.