À propos de l’auteur : Rodolphe Desbordes est professeur d’économie à SKEMA Business School France. Il est titulaire d’une licence en sciences politiques (Sciences Po Paris) et d’un doctorat en économie internationale (Université de Paris I Panthéon-Sorbonne). Ses recherches portent sur les investissements directs étrangers, la croissance économique, les épidémies et l’économétrie appliquée.
Cette discussion s’appuie sur l’ouvrage Grands enjeux de la mondialisation commerciale, écrit par l’auteur et qui paraîtra en 2024. Ce manuel a pour ambition d’expliquer la mondialisation commerciale d’une manière accessible et moderne, au travers de cadres conceptuels simples, d’exemples concrets, et d’un grand nombre d’illustrations parlantes. ll couvre l’ensemble des thématiques associées à la mondialisation commerciale, qu’elles soient économiques, technologiques, politiques, ou environnementales.
« Tout le monde a le droit d’avoir sa propre opinion, mais pas ses propres faits » (P. Moynihan)
Dans un article publié dans Foreign Affairs, la journaliste Rana Foroohar évoque les défis et opportunités offerts par une économie mondiale qui est rentrée, selon elle, dans une phase de deglobalization caractérisée par un affaiblissement durable des échanges internationaux. Dans un contexte de tensions géopolitiques, de guerres commerciales, et de renouveau de politiques industrielles nationales, cette opinion semble naturellement s’imposer. Néanmoins, est-ce que les faits justifient un tel diagnostic ?
La mondialisation est traditionnellement mesurée par l’ouverture commerciale, c’est-à-dire la valeur actuelle (nominale) de la somme des exportations et des importations de biens (et parfois services) divisée par la valeur nominale de la production totale (le PIB) pour une année donnée. La ligne bleue dans la Figure 1 montre que ce ratio a fortement augmenté de 2001 à 2008, jusqu’à son effondrement temporaire pendant la crise financière globale. Il a par la suite chuté durablement de 2011 à 2020, avant de soudainement retrouver son niveau de 2008 en 2022. Cette tendance baissière, interrompue par des hausses passagères, pourrait s’interpréter comme une deglobalization. Cependant, avant de tirer quelconque conclusion, il faut également considérer que la trajectoire de la mondialisation, telle qu’incarnée par la ligne bleue, reflète non seulement des changements dans le volume des biens échangés ou produits mais également des variations dans les prix utilisés ; ces derniers peuvent être très volatiles, notamment dans le cas des matières premières. Une analyse temporelle rigoureuse de la mondialisation nécessite de raisonner à prix constants (ex : prix de 2010) afin de se focaliser uniquement sur l’évolution des quantités. La ligne rouge dans la Figure 1 trace la trajectoire (mensuelle) de l’ouverture commerciale après neutralisation de l’effet-prix. Cette mesure en « volume », en contraste avec la mesure « nominale », décrit une mondialisation qui plafonne depuis 2011.

Le degré d’intégration internationale des marchés nationaux est un autre indicateur de l’étendue de la mondialisation. En l’absence de barrières à l’échange international (ex : coûts de transport, tarifs douaniers, frais et de distribution sur le marché étranger) il devrait être aussi facile de commercer entre pays qu’à l’intérieur d’un pays. Une façon intuitive de mesurer les coûts de transaction internationaux est de comparer le niveau du commerce intérieur par rapport à celui du commerce international. Une chute de ce ratio suggère qu’il est devenu relativement moins coûteux de s’engager dans l’échange international. La Figure 2 montre que, à l’échelle mondiale, les coûts de transaction internationaux ont diminué de 13% entre 2000 et 2021, avec un ralentissement manifeste de cette chute à partir de 2013. Ils sont encore 3,5 plus élevés que les coûts de transaction intérieurs.

Une dernière manière d’appréhender la mondialisation est de classifier la production (valeur ajoutée) mondiale en quatre usages différents. Elle peut correspondre à (i) une production satisfaisant la demande finale du pays producteur (valeur ajoutée absorbée localement), (ii) la production de biens finals exportés satisfaisant la demande finale d’un pays étranger (commerce traditionnel), (iii) la production de biens intermédiaires exportés qui sont utilisés dans un pays étranger pour produire un bien final satisfaisant la demande finale de ce pays (chaînes de valeur globales [CVG] simples), (iv) la production de biens intermédiaires exportés qui sont ré-exportés par un pays étranger, sous la forme d’un bien intermédiaire ou d’un bien final, vers un autre pays (CVG complexes). On peut considérer que plus le premier usage baisse, plus la mondialisation progresse. La Figure 3 indique que la part de la production absorbée localement dans la production manufacturière mondiale a chuté de 67% à 61% entre 2000 et 2008 pour ensuite se stabiliser à 63% en 2018.

Ces trois mesures complémentaires de la mondialisation dépeignent une dernière décennie marquée plutôt par une slowbalisation (atteinte d’un plateau), qui s’explique en partie par le fort ralentissement de l’expansion des CVG, qu’une deglobalization. Il est par ailleurs possible que l’approfondissement du processus de mondialisation reprenne au travers du commerce international des services facilité par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Comme le montre la Figure 4, la valeur de ces échanges a fortement augmenté entre 2005 et 2022 (hors période de Covid-19) passant de 11% de la production mondiale à 14% en 2022. À la slowbalisation du commerce des marchandises pourrait ainsi progressivement s’ajouter une nouvelle hyperglobalization (hausse forte des échanges internationaux) articulée autour du secteur des services. Pour paraphraser Mark Twain, les rumeurs concernant la mort de la mondialisation semblent alors grandement exagérées.
