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Cet article te propose une fiche de lecture sur Les Entreprises hyperpuissantes de François Lévêque, qui analyse l’impact de ces entreprises multinationales sur les inégalités, la souveraineté des États et la concentration des pouvoirs, tout en appelant à une régulation stricte pour rétablir l’équilibre mondial.

L’émergence des entreprises hyperpuissantes (EHP)

Une domination sans précédent

François Lévêque détaille comment les entreprises hyperpuissantes redéfinissent leurs secteurs en s’imposant comme des acteurs incontournables. Amazon, souvent citée comme emblème de cette domination, illustre bien cette dynamique : une capitalisation boursière de 2 000 milliards de dollars, 200 milliards de dollars de recettes annuelles, 140 kilomètres carrés d’entrepôts, un million d’employés dans le monde et 1,6 million de colis expédiés quotidiennement. Ces chiffres monumentaux traduisent une réalité incontournable : Amazon ne se contente pas de répondre à la demande, elle structure le marché à sa guise.

Mais Amazon n’est pas seule. Une étude de McKinsey recense les 6 000 entreprises réalisant plus d’un milliard de dollars de chiffres d’affaires et montre qu’elles concentrent à elles seules les deux tiers du chiffre d’affaires mondial des sociétés, petites ou grandes, cotées ou non. Cette étude révèle également que les 10 % des entreprises milliardaires les plus rentables captent à elles seules 80 % des profits générés par ce groupe et sont deux fois plus actives en R&D et deux fois plus productives.

Lévêque mentionne deux exemples concrets pour comprendre ce phénomène : Saudi Aramco, leader mondial dans le pétrole, et YKK, qui contrôle 40 % du marché des fermetures à glissière. Ces exemples révèlent que certaines entreprises, bien qu’éloignées du grand public, détiennent une puissance économique déterminante dans leurs secteurs respectifs. Il explique que ce pouvoir repose souvent sur une maîtrise exceptionnelle des chaînes de valeur et une capacité d’innovation continue.

Les multinationales deviennent globales

Parmi les 100 plus grandes puissances économiques, la moitié sont des entreprises ! Si Walmart était un État, il serait classé à la 24e place (Belgique) dans le classement des PIB nationaux. Les entreprises multinationales réalisent 40 % de la production mondiale et ⅔ des exportations. Mais il y a quelques idées reçues à démentir sur les entreprises multinationales :

  1. La société mère ainsi que les filiales se trouvent le plus souvent dans les pays industrialisés.
  2. Les filiales sont davantage tournées vers la vente que vers la fourniture pour leur société mère.
  3. Les multinationales réalisent la plus grande partie de leurs profits dans leur pays d’origine.

 

Lévêque donne un exemple concret pour illustrer cela : Total, avec ses 100 000 salariés répartis dans 130 pays, illustre cette transformation. Chaque filiale fonctionne de manière autonome, mais suit des directives stratégiques mondiales fixées par le siège. Cette approche renforce la centralisation du pouvoir économique, marginalisant parfois les gouvernements locaux dans la définition des normes et priorités. Ainsi, ces entreprises n’opèrent plus seulement dans un cadre national ou régional. Elles créent des marchés globaux à leurs conditions, souvent en contournant ou en supplantant les autorités nationales.

Les entreprises hyperpuissantes : moteurs de la concentration industrielle

Pourquoi la concentration industrielle progresse-t-elle ?

La concentration industrielle augmente dans tous les pays industrialisés : la croissance des grandes entreprises est supérieure à celle de l’économie. En Europe, les ¾ des secteurs se sont concentrés et les fractions de ventes des plus grandes entreprises ont augmenté de 4 points en moyenne. Au début du XXe siècle, aux États-Unis, il y avait 200 entreprises fournissant des pneus aux constructeurs automobiles. En 1930, elles ne sont plus que 50. Aujourd’hui, seul Goodyear reste encore sur le marché.

Lévêque attribue ce phénomène à la capacité des grandes entreprises, notamment dans les secteurs à coûts fixes élevés, de tirer parti d’importants rendements d’échelle. En tant qu’alternative au marché, ces entreprises choisissent souvent d’intégrer en interne la production de leurs composants, plutôt que de s’appuyer sur des fournisseurs externes, ce qui contribue automatiquement à leur croissance. Lorsque les coûts de transaction sont inférieurs aux coûts du recours au marché, cette intégration verticale devient une stratégie privilégiée.

Par ailleurs, la taille croissante de l’entreprise se traduit par une efficacité accrue en recherche et développement, grâce à des ressources financières et humaines plus importantes. Ce succès en R&D réduit les coûts de production, permettant ainsi de proposer des prix plus compétitifs, de capter une part de marché toujours plus importante et d’accroître les bénéfices. Ces profits supplémentaires sont alors réinvestis pour alimenter une nouvelle phase de croissance et d’innovation, renforçant davantage la domination de l’entreprise.

La globalisation, moteur de la concentration industrielle

La globalisation engendre deux effets majeurs pour les entreprises. D’une part, elle intensifie la concurrence, ce qui peut stimuler l’innovation en poussant les entreprises à se démarquer par des produits ou des services plus performants. D’autre part, elle ouvre un marché beaucoup plus vaste, permettant aux entreprises d’étendre leurs activités en exportant ou en investissant à l’international.

Cependant, cet environnement globalisé ne bénéficie pas à toutes les entreprises de manière égale. La théorie économique montre que les entreprises les plus performantes tirent un avantage significatif de la globalisation, tandis que les moins compétitives peinent à survivre et finissent souvent par disparaître. Cette sélection naturelle des acteurs économiques conduit à une concentration accrue des marchés.

Les grandes entreprises, déjà dominantes, renforcent leur position grâce à leur capacité à s’internationaliser. Elles bénéficient de moyens financiers considérables, d’une expertise logistique étendue et de la possibilité d’exploiter des marchés mondiaux. Ces avantages leur permettent de croître davantage et de consolider leur emprise sur leurs secteurs respectifs.

Si la concentration industrielle n’est pas un phénomène nouveau, ce qui marque une différence aujourd’hui, c’est son ampleur planétaire. Désormais, elle ne se limite plus à des marchés nationaux ou régionaux, mais s’opère à l’échelle mondiale, comme l’illustre l’évolution du marché des pneumatiques, où seuls quelques géants subsistent face à la disparition progressive des petits acteurs.

Les superstars économiques : écart croissant et inégalités

La concentration inédite des profits

Au cours des cinquante dernières années, les écarts de rentabilité entre entreprises se sont considérablement accrus. Cette évolution repose principalement sur deux facteurs majeurs : le progrès technique, qui a permis des gains de productivité significatifs, et l’élargissement des marchés, grâce à la globalisation. Ces dynamiques favorisent les entreprises les plus performantes, leur permettant de capter une part disproportionnée des bénéfices générés par l’économie mondiale.

Entre 1980 et 2013, les profits des grandes entreprises américaines cotées en Bourse ont plus que doublé. Ces profits sont souvent si élevés qu’ils dépassent largement les coûts des capitaux immobilisés ou empruntés sur les marchés financiers. Parallèlement, la dispersion des profits entre entreprises s’est amplifiée. Aux États-Unis, l’écart entre les 10 % des entreprises les plus profitables et les 50 % les moins rentables est passé d’un rapport de 1 à 3 à un rapport de 1 à 6. Cette concentration spectaculaire des profits est principalement le fait des grandes entreprises les plus performantes, qui continuent d’accroître leur domination.

Ce phénomène n’est pas limité aux entreprises du secteur numérique : il s’étend à tous les secteurs de l’économie. Dans le même temps, les écarts de productivité se creusent de manière importante. Si la productivité moyenne tend à stagner ou à diminuer dans les pays occidentaux, cette tendance masque des disparités croissantes entre les entreprises les plus productives et celles qui peinent à suivre. Ces écarts reflètent la capacité des leaders du marché à consolider leur position grâce à des gains d’efficacité et à des stratégies innovantes.

L’effet Matthieu et l’économie de réseau

L’effet Matthieu, étroitement lié à l’économie de réseau, explique comment certaines entreprises renforcent constamment leur domination, tandis que d’autres peinent à survivre. Ce phénomène repose sur une dynamique autoentretenue, où les plus performantes profitent de leur succès initial pour accéder à des ressources supplémentaires qu’elles exploitent pour consolider leur position. Ces entreprises bénéficient d’avantages multiples : elles ont un accès facilité au financement, jouissent d’une meilleure réputation, attirent les meilleurs talents et s’intègrent plus aisément aux marchés mondiaux.

À l’opposé, les entreprises moins performantes, souvent en difficulté pour maintenir leurs parts de marché, voient leurs marges de manœuvre se restreindre, leur compétitivité diminuer et leur rentabilité s’effondrer. Ce mécanisme conduit à une concentration accrue des profits, où les leaders deviennent de plus en plus dominants, tandis que les acteurs marginaux disparaissent ou stagnent. Cet effet illustre parfaitement le principe du winner-takes-all (le gagnant rafle tout), où l’écart entre les entreprises dominantes et les autres devient abyssal.

Ce phénomène est particulièrement accentué dans les entreprises qui jouissent d’économies de réseau. Dans ces environnements, la valeur d’un service ou d’une plateforme augmente proportionnellement au nombre de ses utilisateurs. Plus un service attire d’abonnés, plus il devient attractif pour de nouveaux utilisateurs. Ce modèle est omniprésent dans les secteurs numériques, comme les réseaux sociaux, les plateformes de partage ou les services collaboratifs. Par exemple, une entreprise pionnière sur un marché, comme Facebook, bénéficie d’un avantage décisif : elle attire les premiers utilisateurs, qui eux-mêmes incitent d’autres à rejoindre la plateforme. Le succès s’autorenforce, attirant une masse critique qui rend la plateforme encore plus attrayante et difficile à concurrencer.

Cependant, cette dynamique ne mène pas toujours à une domination absolue. Bien qu’un acteur puisse capturer une majorité du marché, il n’élimine pas systématiquement toute concurrence. Par exemple, Tinder, leader dans le domaine des sites de rencontres, détient environ 37 % des parts de marché, mais coexiste avec d’autres acteurs. Ce modèle, souvent qualifié de winner-takes-most (le gagnant prend la majorité), montre que certaines plateformes dominent largement, sans toutefois accaparer la totalité du marché. Cela souligne que, même dans des environnements fortement concentrés, il reste une place pour une concurrence résiduelle, bien que limitée.

Les défis posés par les EHP : inégalités, influence et monopoles

Une polarisation des inégalités salariales

Les EHP contribuent également à amplifier les inégalités économiques par le biais des profits et des prix. Aux États-Unis, les ménages les plus aisés, capables d’investir massivement dans les marchés financiers, captent l’essentiel des bénéfices générés par les entreprises. En effet, 90 % des profits des entreprises bénéficient au cinquième des ménages aux revenus les plus élevés, ce qui renforce leur richesse et accroît les disparités avec le reste de la population.

Par ailleurs, l’érosion de la concurrence sur les marchés entraîne une augmentation des prix, qui pèse principalement sur les ménages à bas revenus. Les économies les plus modestes consacrent une part plus importante de leurs revenus aux dépenses courantes, rendant l’impact de cette hausse des prix particulièrement lourd pour elles. Des études montrent que, dans un régime économique où la concurrence serait rétablie, les ménages les plus pauvres verraient leur richesse augmenter de 14 %, tandis que celle des ménages les plus riches diminuerait de 12 %.

Enfin, les inégalités entre les fondateurs ou dirigeants des EHP et les citoyens ordinaires sont abyssales. Les créateurs et les actionnaires des grandes entreprises accumulent des fortunes colossales, tandis que les travailleurs, et en particulier ceux employés dans les secteurs les moins rentables, peinent à suivre l’inflation des prix et à accéder à des opportunités économiques comparables. Ce contraste illustre l’ampleur des disparités générées par la concentration des richesses et du pouvoir dans les mains de quelques acteurs économiques dominants.

L’influence politique des Titans

Les EHP, quelle que soit leur industrie, jouent désormais un rôle clé dans la sphère des relations internationales. Ces entreprises, en particulier les FMN, ne se contentent plus de répondre à des enjeux purement économiques : elles s’impliquent activement dans les affaires étrangères des pays où elles opèrent. Microsoft, par exemple, emploie plus de 1 000 collaborateurs spécifiquement consacrés à l’analyse des affaires internationales, démontrant ainsi l’importance stratégique de ces questions dans sa gestion globale.

Ces firmes redéfinissent leurs priorités et leurs intérêts en fonction des contextes géopolitiques. Elles collectent des informations sur les États, analysent les opportunités et les risques liés aux conflits, aux sanctions ou aux alliances, et ajustent leurs stratégies pour maximiser leur rentabilité. Par leur capacité d’influence, elles façonnent également les débats internationaux, pesant sur les décisions des gouvernements.

Conclusion : une régulation nécessaire

Face à la montée en puissance des EHP, François Lévêque appelle à une régulation renforcée. Bien qu’elles apportent des bénéfices en matière d’innovation et de croissance, leur pouvoir excessif représente un danger pour les équilibres économiques, sociaux et démocratiques. Si l’Europe s’est positionnée à l’avant-garde de la régulation, notamment avec son Digital Markets Act (2022), des efforts coordonnés au niveau mondial seront nécessaires pour contenir l’influence des Titans et préserver un équilibre global.