Dans son ouvrage Lettre à nos petits enfants (1930), Keynes établit des prévisions sur l’avenir de nos économies 100 ans plus tard, c’est-à-dire à l’horizon 2030. Ses prévisions sont assez optimistes par rapport à la situation économique actuelle et permettent donc de nuancer un propos de dissertation en prenant du recul dans une troisième partie ou en ouverture. Dans cet article, nous analyserons le propos de Keynes ainsi que la critique qu’en fait Orléan.
Introduction
Dans les années 1930, la plupart des économistes sont très pessimistes quant à l’avenir de nos systèmes économiques et du capitalisme, en particulier en raison de la conjoncture économique de l’époque. Dans Lettre à nos petits-enfants, l’économiste anglais John Maynard Keynes imagine pourtant un avenir radieux pour le capitalisme, notamment dans sa capacité à assouvir les besoins de l’humanité.
Ses prévisions se basent sur une observation et une certaine vision du capitalisme, qu’il va développer dans cet ouvrage. On peut également noter que Keynes fournit dans son ouvrage les premières pierres fondatrices de la théorie de la croissance économique, qui sera ensuite développée bien plus tard par des auteurs comme Solow ou ceux de la croissance endogène. Voici un article détaillé sur ces théories de la croissance.
L’ouvrage de Keynes est d’ailleurs précédé d’une préface d’André Orléan, que nous mobiliserons pour éclairer le texte de Keynes. Voici un podcast de 10 minutes d’Orléan à propos de l’ouvrage de Keynes.
L’avenir du capitalisme
Un avenir radieux
« Pour la première fois depuis sa création, l’homme sera confronté à son vrai problème permanent. Que faire de sa liberté arrachée à l’urgence économique ? »
C’est en ces termes que Keynes évoque l’avenir de l’humanité. Pour la première fois de l’humanité, l’homme ne sera plus préoccupé par ses besoins naturels de nourriture pour subsister. Tel aura été le grand succès du capitalisme : celui d’arracher l’homme à sa plus grande préoccupation depuis l’aube de l’humanité. C’est donc une vision très positive de l’économie des années 2030 que propose l’économiste anglais. Peut-être ses prévisions sont-elles un peu trop positives face à la réalité actuelle ? Selon l’ONU, 8,7 % de la population mondiale était en situation d’extrême pauvreté en 2023.
Le capitalisme, un système transitoire
Pour Keynes, le capitalisme n’est pas éternel et l’économie de marché telle que nous la connaissons encore aujourd’hui n’est qu’un régime transitoire. Il affirme en effet que l’économie de marché a seulement pour but de résoudre le plus grand problème posé à l’humanité : celui de la subsistance face à la rareté des biens.
Il va jusqu’à énoncer dans son ouvrage que, dans les années 2030, l’humanité sera parvenue à éradiquer le problème de la subsistance et in fine que l’économie de marché ne sera plus nécessaire. Comme l’exprime Orléan, on peut considérer que Keynes a une approche du capitalisme en tant que système transitoire qui se rapproche de celle de Marx.
Keynes argue également que dès lors que le problème de la subsistance sera éradiqué, l’homme sera exempt de son plus gros vice : l’amour de l’argent et de l’épargne. À cela, plusieurs économistes objectent que Keynes s’est trompé. André Orléan affirme, par exemple, que pour Keynes, l’économie vise seulement les besoins des individus, ce qui apparaît être une erreur.
L’évolution du temps de travail
Poursuivant sa vision du capitalisme, puisque les besoins se seront rassasiés, Keynes prévoit que le temps de travail sera réduit à trois heures hebdomadaires en moyenne. Force est de constater que Keynes s’est trompé sur cette affirmation.
Keynes évoque pareillement l’apparition d’un « chômage technologique ». Pour rappel, le chômage technologique renvoi au chômage provoqué par l’apparition de nouvelles technologies qui conduisent à une baisse du nombre d’emplois nécessaires.
André Orléan estime que cette erreur tient à une mauvaise compréhension de la théorie des besoins. Les chiffres montrent par exemple que le temps de travail aux États-Unis et en Angleterre croît depuis ces 30 dernières années. Dès lors, il n’y a pas de réelle corrélation entre revenu total et temps de travail.
Il convient donc alors d’analyser la théorie du besoin de Keynes pour comprendre une telle erreur dans sa conjecture.
Les ressorts du capitalisme
Le rôle du besoin dans le capitalisme
Dans son ouvrage, Keynes distingue les besoins absolus des besoins relatifs. Les besoins absolus renvoient à ceux que nous éprouvons, quelle que soit la situation des autres individus dans la société (comme la faim). À l’opposé, les besoins relatifs se réfèrent à ceux justifiés par l’impression d’être supérieur aux autres individus (comme la possession de capital). Dans sa lettre, Keynes affirme que les besoins naturels disparaîtront grâce au développement du capitalisme. Ensuite, il conjecture une mutation de la morale : in fine, la société ne valorisera plus l’accumulation des richesses. Dès lors, les besoins relatifs disparaîtront également.
Cependant, Orléan conteste une telle hypothèse. Selon lui, les besoins viennent du capitalisme lui-même et moins d’une forme de besoin naturel. Orléan affirme alors :
« Les besoins sont plutôt une production du capitalisme que quelque chose de naturel qui serait disponible aujourd’hui. »
En effet, Orléan explique que puisque le capitalisme repose sur le profit, il doit sans cesse faire en sorte que le besoin de biens et services ne cesse de croître et donc que les besoins se développent et ne soient jamais inexistants.
Les valeurs et le capitalisme
Keynes conçoit assurément qu’il y a des valeurs nécessaires à l’apparition du capitalisme. On peut penser à l’exemple le plus classique de l’éthique protestante développée par Weber dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904) en ce qu’elle favorise l’esprit d’innovation et plus globalement le travail.
Toutefois, ce qui l’intéresse plus est la mutation des valeurs qui entraînera, selon lui, la fin du capitalisme (ce dernier étant un système transitoire comme nous l’avons déjà vu). Il affirme ainsi :
« Quand l’accumulation de la richesse ne sera plus d’une importance sociale, de profondes mutations se produiront dans notre système de moralité. »
Et ce sont ces mutations de la morale qui entraîneront le passage à un autre système économique que le capitalisme tel que Keynes le connaissait.
Plus encore, la mutation vers un système dans lequel le travail se fait rare posera d’autres interrogations concernant les valeurs en société. En effet, pour la première fois de l’humanité, l’homme n’aura plus comme première préoccupation la recherche de nourriture. Keynes pose donc la question de la place de l’ennui dans les sociétés futures.
Mais force est de constater que l’on considère encore l’accumulation des richesses comme vertueuse et essentielle en économie. Il n’y a en conséquence pas cette mutation des valeurs humaines qui était censée entraîner, d’après Keynes, une mutation du système de production.
La question environnementale
Dès lors, pour Orléan, il n’y a aucune limite au capitalisme, sauf les limites de la planète. Pour Orléan, il se peut que la crise environnementale soit une opportunité pour le capitalisme. Cela peut sembler complètement paradoxal, mais voici le propos.
Le capitalisme se nourrit des besoins ; or, la crise environnementale crée des besoins. En effet, la mutation de nos économies par la transition énergétique suppose la construction de nouvelles infrastructures. Par exemple, la construction de nouvelles infrastructures pour le développement des énergies renouvelables. Dès lors, une mutation du capitalisme pourrait apparaître, vers un capitalisme peut-être plus vert.
On pourra peut-être considérer à l’avenir que Keynes aura été visionnaire, mais pas pour les raisons qu’il avait avancées !
Conclusion
En définitive, le regard de Keynes tourné vers l’avenir offre une perspective intéressante pour comprendre l’évolution du capitalisme, notamment ses vices. Les hypothèses de Keynes, couplées à un regard sur notre époque actuelle, permettent de comprendre en quoi l’évolution du capitalisme ce dernier siècle n’a pas coïncidé avec ses attendus. En ce sens, il est mobilisable sur un grand nombre de sujets, en particulier ceux qui questionnent l’avenir de la croissance vis-à-vis de la problématique environnementale, et plus généralement l’avenir du capitalisme. Pensons à des sujets comme : « Le capitalisme est-il soutenable ? » (HEC 2020), ou encore « Le bon fonctionnement d’un marché justifie-t-il l’intervention de l’État ? » (ESCP 2017).