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Souvent oubliée des préparationnaires, l’œuvre phare de Karl Polanyi propose une analyse pionnière de l’économie libérale, grâce à sa double focale d’économiste et d’anthropologue. Si La Grande Transformation date de 1944, elle suscite désormais un véritable regain d’intérêt dans un monde globalisé où le néolibéralisme est en crise.

Il peut donc être très pertinent de replacer cet ouvrage en dissertation pour faire la différence.

Le XIXᵉ siècle, terreau de changements

La civilisation du XIXᵉ siècle reposait, selon Karl Polanyi, sur quatre institutions. La première était le système de l’équilibre des puissances. Elle empêcha, de 1815 à 1914, que survienne toute guerre longue ou destructrice entre pays européens. La deuxième était l’étalon-or international, symbole d’une organisation unique de l’économie mondiale. La troisième institution était le marché autorégulateur. La dernière était l’État libéral.

Pour Polanyi, ces quatre institutions donnèrent à l’histoire de notre civilisation ses principales caractéristiques.

Parmi les quatre institutions, l’étalon-or est celle dont l’importance a été reconnue décisive dans la crise de 1929. De ce fait, sa chute fut la cause immédiate de la catastrophe. Pour l’auteur, la débâcle de l’étalon-or international constitua le lien invisible entre la désintégration de l’économie mondiale depuis le début du XXᵉ siècle et la transformation d’une civilisation tout entière au cours des années 1930.

Mais le séisme des années 1930, l’anéantissement des institutions nationales de la société du XIXᵉ siècle, est bien trop important pour être le résultat unique de l’étalon-or.

Pour Polanyi, c’est le marché autorégulateur qui était la source, la matrice du système qui s’effondra en 1929. Il montre que, jamais, l’économie n’a été vraiment autonome. Au contraire, ce marché autorégulateur était une « utopie sombre », une tentative vouée à l’échec. C’est ce qui explique le krach boursier, puis les dérives fascistes des années 1930.

Mais qu’est-ce que le « marché autorégulateur » ?

Le marché autorégulateur est donc une utopie fondée sur l’hypothèse que l’économie se suffit à elle-même. En d’autres termes, les déséquilibres de marché ne peuvent se régler uniquement sur le marché. On rejoint ici une vision proche de l’équilibre général de Léon Walras, qui se situe aux antipodes de Polanyi.

L’école de Lausanne analyse en effet toute perturbation venant changer l’équilibre général du seul point de vue économique. Ses théories reposent sur le « toutes choses égales par ailleurs » et un langage mathématisé laissant peu de place aux aléas du réel. C’est comme si la sphère économique se désencastrait de la sphère sociale.

Le marché autorégulateur se construit au XIXᵉ siècle, par la volonté de connecter les marchés auparavant séparés géographiquement ou thématiquement. La réunion des marchés des matières premières, marchés des produits finis, etc. Ce concept croît en même temps que la Révolution industrielle, et ce n’est pas un hasard.

On imaginait à cette époque que le passage des marchés au marché était le résultat naturel de l’extension des marchés. Polanyi y voit au contraire la conséquence de l’effet de « stimulants artificiels que l’on avait administrés au corps social afin de répondre à une situation créée par le phénomène artificiel de la machine ». En d’autres termes, la société doit dorénavant s’adapter à la sphère économique, et plus l’inverse.

Le mécanisme du marché s’organise à l’aide du concept de marchandise

Ce dernier permet la quantification du profit. Le travail, la terre, l’argent doivent donc eux aussi être organisés en marchés et être considérés comme des marchandises. Or, l’auteur estime qu’il s’agit de fiction dangereuse que de considérer ces trois éléments essentiels de l’industrie comme des marchandises.

En effet, on assiste ici à la naissance de la domination du marché sur la société et son milieu naturel. Cela aurait pour résultat de détruire la société. Les Poor Laws en sont un exemple flagrant. Cette menace pesant sur la société fut à l’origine de tout un réseau de mesures et de politiques qui fit naître des institutions puissantes destinées à enrayer l’action du marché touchant au travail, à la terre et à la monnaie (lois sociales, syndicats, etc.).

La théorie du désencastrement et du double mouvement

Nous y voilà, nous avons toutes les clés en main pour comprendre le désencastrement et le double mouvement, théorie principale de La Grande Transformation.

Le désencastrement est le mouvement artificiel dans lequel la sphère économique se détache des sphères sociales et politiques. La naissance d’un marché autorégulateur alimenta cette évolution en permettant de régler tous les problèmes de la société par une simple intervention économique.

Par exemple, les réponses aux troubles sociaux se feront par des moyens financiers (hausses des salaires, primes) ou par des engagements quant aux conditions de travail (les huit heures de travail par jour, le dimanche comme jour de repos).

Mais bien plus qu’un simple désencastrement, c’est un véritable retournement qui s’opère

Jusqu’alors, la sphère économique expliquait d’un nouvel angle les problèmes sociaux (on le voit bien dans l’analyse smithienne de la valeur). Avec cette grande transformation, l’économie est devenue la seule explication aux changements de tout ordre dans la société. Surtout, les marchandises de tout ordre – y compris la terre et les hommes – sont soumises aux lois du marché.

Or, cet équilibre est instable. La pression économique subie par la société provoqua les totalitarismes des années 1930. Karl Polanyi, ayant fui son Autriche natale pour l’Amérique juste avant la guerre, voit d’ailleurs la montée du fascisme comme un effet de la crise de la société de marché, un contrecoup du libéralisme.

Le fascisme avait une volonté destructrice et proposait une manière d’échapper à cette situation institutionnelle d’un marché étouffant le corps social sans issue. Ces troubles sociaux majeurs qui aboutirent à la Seconde Guerre mondiale.

La sphère sociale est alors violemment redevenue centrale. C’est le « réencastrement » qui s’est fait par la guerre et la destruction de bon nombre d’institutions du XIXᵉ siècle.

Conclusion et actualité de La Grande Transformation

À l’aide de sa double casquette d’économiste et d’anthropologue, Karl Polanyi analyse la grande transformation ayant lieu au XIXᵉ siècle, le mouvement de désencastrement de la sphère économique et son contrecoup social d’une façon totalement nouvelle. Il nous livre ici une œuvre singulière, parfois critiquée, mais dont la rigueur académique est reconnue.

Ce livre peut donc être utilisé dans beaucoup de dissertations, et il fera la différence s’il est rigoureusement analysé.

Même si cet essai date de 1944, les questions soulevées sont éminemment actuelles. Le néolibéralisme croissant, couplé d’un marché financier plutôt déconnecté du réel (comme nous le montrent les bénéfices des multinationales en 2020), est parfois décrit comme un nouveau désencastrement par les contemporains de Karl Polanyi.

Un réencastrement brutal, pouvant aussi bien venir de la sphère sociale que de la sphère écologique, peut être possible. Reste à savoir si nous sommes capables de recentrer la sphère économique dans les sphères sociales et écologiques, afin d’éviter une tragédie de l’ampleur de celle des années 1930.