Cette série de quatre articles retrace l’histoire de la mondialisation financière. Ce premier opus revient sur la période correspondant à la « première mondialisation financière » : les années 1800.
Première mondialisation financière : le début des années 1800
Dans The Rate of Interest (1952), Joan Robinson écrit : « Where enterprise leads, finance follows. » Au début des années 1800, l’apparition des systèmes financiers répond à la croissance des besoins de financement. Paradoxalement, les économistes ont souvent par la suite confiné la finance à un second rôle dans la croissance des économies. Par exemple, entre 1865 à 1894, 60 % des capitaux recueillis par des émissions de titres financiers sur la place financière londonienne financent des chemins de fer par l’intermédiaire d’emprunts lancés par les gouvernements du Commonwealth.
Toutefois, à cette période, les besoins de financement sont modestes, car les investissements sont faibles et l’industrie est peu capitalistique. C’est la proto-industrie qui prédomine. C’est le financement interne, selon la typologie de J. Gurley et E. Shaw (Money in a Theory of Finance, 1960) qui prévaut au début de la régulation concurrentielle. Les banques répondent seulement à des besoins de trésorerie à court terme des entreprises et à des effets d’escompte.
Les années 1830
À partir des années 1830, les besoins de financement se sont accrus, du fait de la complexification de la production et de l’allongement du détour de production. C’est également la période où la Grande-Bretagne commence à drainer de plus en plus l’épargne nationale pour financer les investissements à long terme. Ce qui sera facteur de croissance pour le pays.
Les principaux investissements à long terme que la Grande-Bretagne finance sont la construction des chemins de fer, la sidérurgie, la métallurgie et l’hôtellerie. Ces secteurs exercent de forts effets d’entraînement. Il y a également le besoin de financement croissant des administrations publiques. Conformément à la loi de Wagner, selon laquelle « plus la société se civilise, plus l’État est dispendieux ». Ce besoin conduit des pays comme la France à réaliser des investissements financés par l’endettement à long terme.
À titre d’exemple, les travaux du Baron Haussmann (1852-1870) et le plan Freycinet (juillet 1879 pour cinq milliards de francs) pour la construction de chemin de fer, du canal de Bourgogne et d’installations portuaires ont été financés de la sorte.
L’apparition des banques
Qui dit endettement, dit banques. C’est alors qu’à partir des années 1800 apparaissent les banques de financement. Ces banques se regroupent en quatre catégories.
La haute banque
La haute banque est une banque familiale. Elle travaille avec le capital social et avec les capitaux déposés par une clientèle fortunée. Sa signature inspire la plus grande confiance à une époque où le risque lié aux paiements était très important (coût de transaction). Elle intervient dans le négoce et sur les marchés internationaux des capitaux. Elle souscrit aussi aux emprunts d’État.
Par exemple, la construction de la Gare du Nord (janvier 1846) est financée par la banque Rothschild (1817) à hauteur de 10 millions de francs.
La banque de second rang
La banque commerciale (de dépôt, de détail, de second rang) se spécialise dans le drainage de l’épargne à court terme pour octroyer des crédits à court terme. Elle évite d’employer ses fonds dans des investissements de long terme. Elle pratique l’effet d’escompte.
C’est le cas du Crédit Agricole (1885).
La banque d’affaires
La banque d’affaires (banque d’investissement) dispose des dépôts et des fonds propres importants à moyen terme ou long terme. Elle octroie des prêts à des industriels et aux gouvernements. Elle prend des participations dans le capital des entreprises grâce à ses fonds propres ou à des capitaux empruntés sur les marchés financiers.
C’est le cas de Morgan Stanley (septembre 1935), Paribas (1872) ou Jay Cooke & Co (1861-1873).
La banque universelle
La banque universelle regroupe les activités de la banque commerciale et de la banque d’affaires. Son essor dans le cadre de la déréglementation financière depuis les années 1980 n’est pas sans rappeler celui qu’elle connut au XIXᵉ siècle.
La banque universelle pratique la transformation des échéances. Elle draine une épargne à court terme et octroie des crédits à long terme. Dès lors, il y a un risque de liquidité. Une demande de retrait trop importante par rapport à l’actif immédiatement mobilisable met la liquidité de la banque en danger. Au moindre mouvement de panique bancaire, la banque universelle risque de faire faillite.
Le rôle des banques
Les systèmes bancaires ont joué un rôle important comme substitut aux préalables, comme une forte épargne domestique. En effet, plus l’industrialisation est lente, plus un pays doit compter sur les banques. Comme le disait Alexander Gerschenkron (Economic Backwardness in Historical Perspective, 1962) : « The German universalbanken are perhaps the greatest organizational innovation in the economic history of the century. »
En effet, en Allemagne, le rôle des banques a été particulièrement important, en cela que ce pays est un late comer et qu’il avait par conséquent un fort besoin de financement. C’est principalement la banque universelle qui a pu rassembler autant de capitaux. Un système bancaire spécialisé n’aurait pas pu rassembler autant de capitaux. Le pays comptant peu de banques universelles, les 4D, dont la Deutsche Bank (mars 1870, 40 % du secteur bancaire germanique), jouent un rôle clé auprès des entreprises en accordant des crédits et en participant à l’actionnariat.
Ce qui fut particulier, c’est le fait que la banque se comportait comme un entrepreneur industriel. Elle entre dans le capital d’entreprises industrielles dont elle soutient la concentration (Konzern). La relation de confiance à long terme a permis à l’industrie allemande de rattraper son retard et même de prendre de l’avance, notamment sur les machines-outils. Le recours au financement externe direct a donc été marginal.
La Grande-Bretagne comme pourvoyeuse de capitaux vers les États-Unis
Un autre fait qui a marqué la période des années 1800 a été que la Grande-Bretagne ait joué le rôle de pourvoyeuse de capitaux en direction des États-Unis. En 1914, 45 % des capitaux proviennent de la place financière londonienne. Entre 1870 et 1875, la Grande-Bretagne est le premier créancier mondial, avec six milliards de livres sterling investis à l’étranger. Puis 18 milliards de livres sterling en 1913.
Dans le cadre de l’anglobalization (expression de Niall Ferguson dans Empire: How Britain Made the Modern World en 2003), le Royaume-Uni a joué un rôle central dans la mondialisation financière grâce à la robustesse de son système bancaire et monétaire (juillet 1694), la taille de ses marchés financiers ainsi que l’adoption du Gold Standard (1821).
Les États-Unis accusaient un besoin de financement très élevé ne pouvant être couvert par l’épargne nationale. Il a donc été financé par l’endettement extérieur. En 1803, 56 % de la dette publique américaine est détenue par l’étranger. En 1914, 20 % des titres ferroviaires sont détenus par le reste du monde pour un montant de 4,2 milliards de dollars. Cet afflux de capitaux provient du surplus d’épargne des Européens, à la recherche de rendements alléchants.
Entre 1870 et 1879, le spread entre les obligations américaines et britanniques sur les entreprises ferroviaires est de 2,5 points de pourcentage (6,5 %-4 %). Ce besoin de financement fut provoqué par le fait que l’État fédéral prenait en charge la construction des infrastructures de transport (canaux, chemins de fer, etc.) afin de réduire les coûts du transport et ainsi stimuler les échanges. Par exemple, c’est la construction du canal Érié (octobre 1825) qui a permis de diminuer de 70 % les coûts de transport entre la East Coast et le Mid-West.
La mise à mal des banques durant la Grande Déflation : reflet de la spéculation boursière et immobilière
L’euphorie bancaire à la fin des années 1870
En Allemagne, entre 1871 à 1873, la bourse de Berlin accueille 95 nouvelles banques, dont la Deutsche Bank (mars 1870) qui ouvre des succursales à Hambourg. En 1872, la croissance en Allemagne est de 8 %. Le dividende moyen des banques allemandes distribué atteint 10,8 % de la valeur ajoutée.
De plus, la loi monétaire allemande de décembre 1871 oblige la France à verser cinq milliards de francs en mark-or (juillet 1873) à l’Empire allemand, au titre des réparations de guerre. C’est autant de monnaie injectée dans le système bancaire allemand, provoquant une inflation du prix des actifs.
En France, ce sont les travaux Haussmann (1852-1870) qui se traduisent par des spéculations immobilières à Paris.
En Autriche, les prix de l’immobilier doublent tous les six mois. Les sociétés cotées versent des dividendes de 10 % à 15 %. Les banques versent de 14 % à 22 %.
L’éclatement de la bulle
En mai 1873, la Bourse de Vienne réagit aux faillites bancaires autrichiennes insolvables, incapables de récupérer leurs créances hypothécaires. La banque Placht und Fels a un passif de 2,76 millions de florins, alors qu’elle ne dispose plus que de 9 000 florins en avoirs.
En 1873, le dividende moyen des banques allemandes tombe à 7,1 % avant de chuter à 6,8 % en 1874. À partir de 1874, 55 % des banques de second rang ne distribuent plus aucun dividende. En novembre 1873, les difficultés des banques allemandes provoquent la faillite du géant du rail allemand Strousberg, dont elles récupèrent les actifs qui servaient de collatéraux. La Kredit anstalt est recapitalisée par la banque d’affaires Rothschild.
La panique se déplace vers la place boursière de Berlin, puis à Wall Street. En septembre 1873, la première banque d’affaires américaine Jay Cooke & Co est frappée de plein fouet par l’effondrement du cours de l’action et des obligations de la Northern Pacific Railway. Cette entreprise de chemins de fer avait utilisé ses titres de propriété et de créances comme collatéraux pour s’endetter. En septembre 1873, Wall Street doit fermer pendant 10 jours. Au total, 400 millions de dollars quittent les États-Unis pour l’Europe en 1873.
Le premier opus de cette série de quatre articles sur la mondialisation financière s’achève ainsi ! Retrouve la suite ici.