inflation

L’hyperinflation allemande de 1923 reste l’un des épisodes économiques les plus étudiés, tant pour ses dimensions économiques que pour ses conséquences sociales et politiques. Dans un contexte de désorganisation économique post-Première Guerre mondiale et de pressions internationales dues aux réparations imposées par le traité de Versailles, le gouvernement allemand adopta des politiques monétaires qui menèrent à une hausse des prix sans précédent. Cet événement illustre parfaitement les théories monétaristes, notamment celles de Milton Friedman et de Robert Lucas, tout en offrant un terrain fertile à la critique de Michel Aglietta et des approches institutionnalistes, qui insistent sur le rôle des crises de confiance et des comportements des agents économiques.

Cet article propose d’explorer cet épisode sous trois angles principaux : la dynamique monétaire et ses effets sur les prix, les implications sociales et redistributives de l’hyperinflation et, enfin, l’effondrement du système monétaire allemand, qui transforma une crise économique en une crise systémique.

Une explosion de la masse monétaire et une production en berne : la mécanique de l’hyperinflation selon Friedman

Milton Friedman affirmait dans Inflation et systèmes monétaires (1969) que « l’inflation est de toujours et partout un phénomène monétaire ». Son raisonnement s’appuie sur l’équation quantitative de la monnaie :

 

MV=PYM \cdot V = P \cdot Y

Dans cette équation :

  • représente la masse monétaire
  • la vitesse de circulation de la monnaie
  • le niveau général des prix
  • la production réelle

 

Si la masse monétaire (M) croît plus rapidement que la production (Y) dans un contexte de vitesse constante (V), une hausse mécanique des prix (P) s’ensuit.

Entre 1919 et 1923, l’Allemagne fit fonctionner la « planche à billets » pour répondre à deux impératifs :

  1. Financer les réparations imposées par le traité de Versailles, dont le montant était fixé à 132 milliards de marks-or.
  2. Compenser l’arrêt de la production industrielle dans la Ruhr, région occupée par les troupes franco-belges à partir de janvier 1923 en raison du non-paiement des réparations.

 

Ainsi, la masse monétaire allemande explosa : entre 1922 et 1923, elle fut multipliée par un facteur de 1 000 milliards. Dans le même temps, la production réelle s’effondra, avec une industrie paralysée et un chômage croissant. Ce déséquilibre entre une augmentation exponentielle de la masse monétaire et une stagnation de la production provoqua une spirale hyperinflationniste.

En novembre 1923, les prix atteignirent des niveaux inimaginables : un pain qui coûtait 0,63 mark en 1918 valait 201 milliards de marks en novembre 1923. Cette hyperinflation extrême s’accompagna d’une perte totale de la fonction d’unité de compte de la monnaie, rendant les transactions ordinaires presque impossibles.

Redistribution massive et euthanasie des rentiers : les conséquences sociales et économiques de l’hyperinflation

L’hyperinflation allemande de 1923 a eu des conséquences sociales considérables, illustrant la notion keynésienne « d’euthanasie des rentiers ».

Dans un tel contexte, les créanciers, souvent représentés par les rentiers, sont ruinés, tandis que les débiteurs – qu’il s’agisse de l’État, des entrepreneurs ou des ménages – bénéficient d’un allégement de leurs dettes.

Transfert de richesses des créanciers vers les débiteurs

L’inflation réduit la valeur réelle de la monnaie, ce qui annihile les créances à taux fixe. Par exemple, un individu ayant prêté 1 000 marks en 1920 se retrouvait en 1923 avec une créance presque dénuée de valeur, même si le débiteur la remboursait. Ce phénomène permit :

  • à l’État allemand de réduire son fardeau de la dette publique. Les dettes contractées pour financer la Première Guerre mondiale et les réparations devinrent symboliques ;
  • aux entrepreneurs de bénéficier d’une baisse des taux d’intérêt réels, stimulant certains investissements malgré l’instabilité économique.

Les perdants de l’hyperinflation : rentiers et classes moyennes

En revanche, les rentiers et les membres des classes moyennes, dont les revenus provenaient de placements à taux fixe ou de rentes, furent anéantis économiquement.

Ce transfert de richesse contribua à une instabilité sociale croissante, jetant les bases d’un ressentiment qui alimenterait les extrêmes politiques dans les années suivantes.

La raréfaction des biens réels et les « substituts monétaires »

L’hyperinflation perturba aussi profondément les mécanismes économiques. Avec l’effondrement du mark, les agents économiques se tournèrent vers des monnaies alternatives. Par exemple, des devises étrangères comme le dollar américain devinrent des références. Certains biens tangibles, comme l’or ou même des denrées alimentaires, furent également utilisés comme moyens d’échange.

Michel Aglietta insiste sur ce point : la crise ne fut pas seulement monétaire, mais aussi une crise de confiance dans le système. Quand les acteurs économiques anticipent que les prix vont continuer à augmenter, ils adoptent des comportements spéculatifs, achetant des biens réels ou des devises étrangères. Ce mécanisme autoentretenu contribua à accélérer l’hyperinflation.

L’effondrement du système monétaire et ses conséquences systémiques

L’hyperinflation allemande atteignit son paroxysme en novembre 1923, lorsque le mark perdit quasiment toute valeur. Cet effondrement du système monétaire bouleversa profondément l’économie et la société.

Destruction de la monnaie nationale

Comme le souligne Aglietta, une inflation incontrôlée détruit les fonctions essentielles de la monnaie :

  • Unité de compte : le mark ne permettait plus d’exprimer la valeur des biens. Les prix changeaient parfois plusieurs fois par jour.
  • Réserve de valeur : les Allemands préféraient conserver leurs économies en dollars ou en or.
  • Moyen d’échange : dans certaines régions, le troc redevenait une pratique courante.

 

La destruction du système monétaire fragilisa l’ensemble de l’économie. Les entreprises ne pouvaient plus fixer correctement leurs prix, les salariés exigeaient d’être payés plusieurs fois par jour et les importations devinrent hors de prix.

La réforme monétaire et l’introduction du rentenmark en réponse à l’hyperinflation

Face à cette situation, le gouvernement allemand entreprit une réforme radicale en novembre 1923. Le rentenmark, une nouvelle monnaie indexée sur les actifs réels de l’économie (notamment les terres agricoles et les bâtiments industriels), fut introduit pour stabiliser les prix. L’émission de rentenmarks fut strictement contrôlée, marquant un retour à une politique monétaire rigoureuse.

La stabilisation permit une certaine reprise économique, mais elle laissa des traces durables :

  • Une société traumatisée par la volatilité économique, qui avait détruit des millions de vies.
  • Une méfiance accrue envers les institutions, exploitée plus tard par les partis extrémistes, notamment le Parti national-socialiste (NSDAP) d’Adolf Hitler.

Conclusion

L’hyperinflation allemande de 1923 reste un cas d’école pour comprendre les dynamiques monétaires et leurs effets systémiques. La théorie monétariste de Milton Friedman trouve ici une illustration éclatante : une augmentation incontrôlée de la masse monétaire, dans un contexte de production stagnante, conduit mécaniquement à une hausse exponentielle des prix. Mais, comme le souligne Michel Aglietta, cet épisode ne peut se résumer à un problème de création monétaire. Il s’agit également d’une crise de confiance dans le système monétaire et d’un cercle vicieux d’anticipations inflationnistes.

Les conséquences de l’hyperinflation furent profondes : ruine des rentiers, bouleversements sociaux et renforcement des tensions politiques. Si la stabilisation du rentenmark permit de rétablir un ordre économique, elle ne put effacer les traumatismes laissés par cet épisode. Aujourd’hui encore, l’hyperinflation allemande reste une mise en garde contre les dangers d’une politique monétaire incontrôlée et l’importance de préserver la confiance dans les institutions économiques.

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