Les marchés bifaces désignent une forme de marché qui a émergé de manière récente avec le développement d’Internet. Non étudié par la microéconomie des auteurs néoclassiques, c’est pourtant aujourd’hui un concept à maîtriser pour montrer la recomposition des formes de marchés. Dans cet article, nous étudierons donc les fondements, les théories et les pratiques, ainsi que les nouveaux enjeux en matière de régulation de ces marchés.
Introduction
Les marchés bifaces, ou plateformes multifaces, sont au cœur de l’économie numérique contemporaine. Ils désignent des environnements où une plateforme relie deux ou plusieurs groupes interdépendants d’agents économiques, générant des externalités de réseau entre ces groupes.
Ces plateformes, que l’on retrouve dans des secteurs variés, comme l’e-commerce, la publicité, la mobilité ou les services culturels, ont transformé la façon dont les échanges économiques se déroulent.
Définition
Les marchés bifaces (two-sided markets) désignent des marchés où une plateforme intermédiaire met en relation deux groupes distincts d’agents économiques qui tirent mutuellement profit de leurs interactions.
Ce modèle repose sur des externalités de réseau indirectes : la valeur qu’un groupe d’agents retire de la plateforme dépend directement de la taille ou de la participation de l’autre groupe.
Exemple
Il est vrai que cette notion analysée du point de vue purement théorique est difficile à appréhender. Voici un exemple de marché biface pour mieux comprendre cette configuration de marché.
YouTube : sur cette application, il y a, d’une part, les utilisateurs de l’application qui regardent des vidéos et, d’autre part, les annonceurs de publicités, dont le revenu dépend évidemment du nombre d’utilisateurs présents sur la plateforme (en lien avec la notion des externalités de réseau). On a également bien deux groupes sur ce marché qui tirent mutuellement profit de leur interaction.
Les fondements conceptuels de la notion de marché biface
Définition et typologie
Comme nous avons déjà commencé à l’évoquer, les marchés bifaces reposent sur une logique d’intermédiation. La plateforme agit comme un lieu d’échange où deux groupes se rencontrent et interagissent.
Une classification des marchés bifaces peut être effectuée selon leurs fonctions :
- Marchés d’appariement : ils mettent en relation deux parties ayant des besoins complémentaires, comme Uber ou Tinder.
- Marchés transactionnels : ces plateformes facilitent des échanges économiques directs, comme eBay ou Airbnb.
- Marchés d’attention : des plateformes, comme Google et Facebook, connectent des utilisateurs à des annonceurs, en monétisant leur attention (logique de publicité).
Comme mentionné précédemment, tu vois avec ces exemples concrets que ce type de marché caractérise des entreprises très récentes liées à Internet.
Contributions théoriques majeures
Les travaux des économistes Jean-Charles Rochet et Jean Tirole, dans leur article « Platform Competition in Two-Sided Markets » (2003), ont développé les bases théoriques des marchés bifaces. Ils ont mis en évidence plusieurs points essentiels caractéristiques de ces marchés :
- La tarification asymétrique : les plateformes fixent des prix différenciés pour chaque groupe. Par exemple, les utilisateurs finaux d’une application peuvent bénéficier d’un accès gratuit (cas des réseaux sociaux), tandis que les annonceurs supportent les coûts.
- L’importance des externalités de réseau indirectes : la valeur perçue par un utilisateur dépend directement de la taille et de la qualité de l’autre groupe.
- Les effets de boucle rétroactive : une augmentation du nombre d’utilisateurs dans un groupe attire mécaniquement davantage d’agents dans le groupe complémentaire.
Pour développer encore le côté théorique, l’ouvrage Matchmakers: The New Economics of Multisided Platforms (2016), de David S. Evans et Richard Schmalensee, approfondit cette logique en expliquant pourquoi certaines plateformes dominent leurs marchés grâce à leur gestion efficace de ces externalités.
Considérations pratiques des marchés bifaces
Secteurs transformés
Les marchés bifaces, même s’ils sont souvent liés à Internet, couvrent une diversité de secteurs :
- Publicité : Google et Facebook qui connectent des annonceurs à des utilisateurs. Leur modèle repose sur l’attention des utilisateurs, qu’ils monétisent auprès des annonceurs grâce à des données ciblées.
- Mobilité et logistique : Uber, Lyft, Deliveroo ou Airbnb fonctionnent comme des plateformes transactionnelles, connectant les fournisseurs de services à leurs clients finaux. Cela passe par une communication en temps réel des prix ou des incitations.
- Commerce électronique : Amazon combine plusieurs modèles, il connecte des vendeurs tiers à des acheteurs, tout en offrant une plateforme publicitaire pour ces vendeurs.
- Services culturels et de contenu : on peut ici penser à Spotify ou à Netflix, qui connectent créateurs de contenu et consommateurs. Ils se positionnent aussi comme des acteurs clés en négociant avec les producteurs de contenu.
Facteurs de succès
Les travaux de Rochet et Tirole permettent de mettre en avant certaines conditions de succès du marché biface. Mais le succès de ces entreprises se fait souvent aux dépens de la régulation économique.
Voici les trois principaux éléments qui déterminent le succès d’un marché biface :
- Une masse critique d’utilisateurs : les plateformes doivent attirer rapidement des utilisateurs des deux côtés pour générer des externalités de réseau suffisantes.
- Des effets de réseau positifs : une fois la masse critique atteinte (variable selon les marchés), les plateformes bénéficient d’une croissance exponentielle.
- Une interface utilisateur fluide et une technologie robuste, qui facilitent les interactions.
Défis économiques et réglementaires
Concentration des marchés et des monopoles naturels
Les marchés bifaces favorisent des effets de concentration en raison des externalités de réseau. Une fois qu’une plateforme atteint une taille critique, elle devient difficile à concurrencer, créant un monopole naturel. Par exemple, Google détient une position dominante dans la recherche en ligne (93 % des parts de marché en 2022).
Ces situations posent des défis pour la concurrence, car les nouveaux entrants doivent surmonter d’importantes barrières à l’entrée. Nous allons ainsi développer par la suite de cet article l’exemple du Digital Markets Act (2022), où l’Union européenne montre sa volonté de réglementer les marchés bifaces.
Problématiques liées au travail
Les plateformes de type Uber ou Deliveroo soulèvent des questions sur le statut des travailleurs. Ces derniers sont souvent considérés comme des indépendants, ce qui limite leurs droits sociaux. Les régulateurs doivent décider si ces travailleurs devraient être reclassifiés en tant qu’employés.
Nous ne développerons pas plus la question de l’ubérisation de l’économie dans cette partie, mais tu peux retenir que la notion de marché biface est liée à ce mouvement d’ubérisation.
Régulation des plateformes : le cas du Digital Markets Act
Les gouvernements et les organisations supranationales, comme l’Union européenne, cherchent à encadrer les géants numériques et, à ce titre, le Digital Markets Act (DMA) vise à limiter les abus de position dominante des grandes plateformes. Adopté par l’Union européenne en 2022, il constitue un cadre réglementaire ambitieux visant à encadrer les grandes plateformes numériques, aussi appelées gatekeepers.
Cette législation européenne a introduit de nouvelles obligations pour ces grandes entreprises du numérique. Par exemple, ces dernières ne peuvent plus favoriser leurs propres services sur leurs plateformes. Exemple : une plateforme, comme Amazon ou Google, ne peut plus favoriser ses propres produits dans les résultats de recherche. Mais il y a également des mesures prises concernant les données des utilisateurs. Par exemple : les gatekeepers ne peuvent plus combiner les données personnelles des utilisateurs issues de plusieurs services sans leur consentement explicite.
Des amendes sont notamment prévues en cas de non-respect de cette réglementation européenne : jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise en cas de non-respect des règles et jusqu’à 20 % pour les récidivistes.
Conclusion
Internet a permis le développement tentaculaire des marchés bifaces dans notre économie, soulignant de fait la complexification progressive des structures de marchés. Ces derniers supposent aussi une évolution des règles de la concurrence, puisqu’ils tendent inéluctablement à établir une situation de monopole, dont la Commission européenne s’attribue la lutte contre ces situations.
Voici quelques sujets dans lesquels tu pourras mobiliser ce concept. Le sujet ESCP 2017, « Le bon fonctionnement d’un marché justifie-t-il l’intervention de l’État ? », te permettrait par exemple de souligner que le développement accru des marchés bifaces suppose une intervention d’autorités compétentes afin de lutter contre une situation de monopole qui ne serait pas optimale pour le marché. Il y a également le sujet ESSEC 2011, « Faut-il combattre les monopoles ? », où tu pourras souligner les effets néfastes en cas de monopole, notamment dans le cas précis.
Clique ici pour plus d’articles d’ESH !