« Mon véritable adversaire, il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti […]. Et pourtant, il gouverne […]. Mon adversaire, c’est le monde de la finance », affirmait F. Hollande lors d’un discours en janvier 2012.
Quelques définitions
On peut définir le système financier comme l’ensemble des institutions permettant de mettre en relation les agents à capacité de financement avec ceux qui ont besoin de se procurer les ressources nécessaires à la mise en œuvre de leur projet, sans avoir besoin d’accumulation préalable de ressources.
La rationalité en économie fait référence au modèle de « l’homo œconomicus », individu dont les décisions reposent toujours sur un calcul d’optimisation selon les contraintes qui se présentent à lui. Cette notion est réellement apparue lors de la révolution marginaliste des années 1870 (amorcée par Jevons, Menger et Walras) qui place au centre du raisonnement économique le principe de maximisation de l’utilité.
La Nouvelle école classique (NEC) ira encore plus loin dans ce raisonnement en développant l’hypothèse d’anticipations rationnelles des agents, qui raisonnent sur un horizon de long terme. On parle de raisonnement intertemporel.
Ainsi, la rationalité des marchés financiers signifie le comportement qu’adoptent les agents financiers (investisseurs, investisseurs institutionnels, entreprises…), compte tenu des incertitudes. Les agents sont-ils parfaitement rationnels, c’est-à-dire prennent-ils les décisions optimales ?
En théorie, les marchés financiers guident de façon rationnelle et optimale l’économie
Tout d’abord, il faut souligner que l’idée de l’efficience des marchés financiers n’est pas nouvelle. Elle apparaît réellement à partir de Walras. La théorie classique n’a pas réalisé de travaux sur cette question, car dans le contexte financier du XIXᵉ siècle, l’essentiel des financements passait par de l’autofinancement.
Selon lui, le marché financier va devenir celui qui illustre de manière idéal-typique un marché de concurrence pure et parfaite. Il va servir de référence pour une théorie générale de tous les marchés. Il y introduit le tâtonnement, qui définit la manière dont les prix se rapprochent d’un prix d’équilibre par l’action d’un commissaire-priseur.
Des agents économiques parfaitement rationnels
Selon la théorie libérale, les agents économiques sont supposés rationnels et capables de prendre les meilleures décisions, compte tenu des informations dont ils disposent. R. Levine décrit dans ses travaux les principaux mécanismes qui démontrent la parfaite rationalité des marchés financiers (Finance and Growth: Theory and Evidence, 2005).
Les marchés financiers permettent l’amélioration de la répartition du capital grâce à la production d’informations ex ante sur les opportunités d’investissement. En effet, le marché financier est un marché de l’information. Il génère de l’information financière sur les perspectives de profits, la rentabilité des entreprises. Ce qui va permettre aux agents économiques, sur la base de ces informations, de prendre des décisions.
C’est-à-dire que les agents économiques intègrent dans leurs anticipations toutes les informations générées par le marché financier. Ce qui affecte les opportunités d’investissement. Cela rend le système beaucoup plus efficace, car l’information étant parfaite et disponible, les marchés financiers permettent d’éviter toute asymétrie. On parle alors d’efficience informationnelle des marchés financiers.
La prise de décision des agents financiers
Les agents financiers ayant accès à toute l’information, concentrons-nous maintenant sur la prise de décision des agents financiers (qui dépend des informations dont ils disposent). Concernant les marchés financiers, les comportements des agents sont des comportements arbitragistes autoéquilibrants. Cela signifie qu’un agent économique va prendre en compte dans ses décisions la différence entre la valeur observée d’un titre (celle que l’on trouve sur les marchés) et sa valeur fondamentale. La valeur fondamentale signifiant le prix d’un titre qui intégrerait l’ensemble des informations disponibles, c’est-à-dire sa valeur objective.
Leur intervention contribue à réduire l’écart entre ces deux valeurs et à rétablir l’équilibre sur le marché. Prenons un exemple : si la valeur de marché d’un titre est supérieure à sa valeur fondamentale, cela va entraîner un mouvement de vente important, car les agents économiques sont rationnels. La conséquence sera une baisse des cours du titre jusqu’à ce que la valeur de marché rejoigne la valeur fondamentale.
On en conclut qu’il ne peut pas y avoir de bulle spéculative, car elle ne peut pas s’entretenir s’il n’y a aucune intervention extérieure. Ainsi, il apparaît que les crises financières sont dues à des événements exogènes. Les bulles spéculatives sont la conséquence de réglementations publiques qui créent des déséquilibres.
Mais la rationalité des marchés financiers va encore plus loin
Levine montre qu’ils augmentent la propension des investisseurs à financer de nouveaux projets par le biais de contrôles ex post et d’une gouvernance d’entreprise. Les marchés financiers, à partir des années 1990, ont exercé une influence croissante sur la gouvernance d’entreprises. Comme le souligne M. Aglietta (Capitalisme : Le temps des ruptures, 2019), on est entrés dans un capitalisme financiarisé. Où l’actionnariat, auparavant dispersé et relativement impuissant face aux dirigeants des entreprises, est devenu un actionnariat activiste, très concentré.
Les investisseurs institutionnels (fonds de pension, hedge funds…) qui disposent de fonds substantiels achètent une part significative des actions d’une entreprise, afin de prendre part au conseil d’administration. Et donc, avoir un poids significatif dans la prise de décisions. Ce rachat d’actions a pour objectif de valoriser l’entreprise en Bourse. Ce qui suppose d’augmenter la rentabilité financière de l’entreprise.
En conséquence, ces fonds mettent en place une rationalisation des coûts de production, afin de gagner en efficacité. Par exemple, au début de l’année 2021, le fonds d’investissement Bluebell Capital a évincé E. Faber, alors PDG de Danone. Il le jugeait responsable des mauvaises performances de l’entreprise face aux autres géants de l’agroalimentaire, comme Nestlé ou Unilever. De même, le fonds activiste Engine N°1 faisait en 2021 pression sur le géant pétrolier ExxonMobil en ne possédant que 0,02 % du capital.
Ils assurent un développement économique optimal
La libéralisation financière a gagné sa légitimité à partir des années 1970, particulièrement grâce aux travaux de l’École de Chicago et d’E. Fama. Ces derniers soutenaient l’idée de marchés financiers parfaitement rationnels et générateurs de croissance économique (Efficient Capital Markets: A Review of Theory and Empirical Work, 1970).
Dans ses travaux, Fama propose d’étendre l’ouverture des marchés financiers à l’échelle internationale, car ils permettent de réduire les coûts de transaction du fait de la quantité considérable d’acteurs et de fonds disponibles. On dit de ce marché qu’il est profond. Ainsi, les marchés financiers facilitent le financement des activités productives, du fait d’un coût d’accès au capital faible.
A contrario, le financement par intermédiation bancaire, dominant depuis les années d’après-guerre, fait face à de nombreux écueils. Il est beaucoup moins efficace, car le coût de financement y est plus élevé. Il peut même être dangereux, car les banques ne parviennent pas à maîtriser la création monétaire, source d’inflation. On parle du système par diviseur de crédit.
Cette efficience informationnelle s’accompagne d’une efficience allocative
Les NPIA (Nouveaux pays industrialisés d’Asie) des années 1990 en sont un exemple significatif. Du fait de caractéristiques internes très favorables (nombre d’entre eux avaient adapté un régime d’ancrage sur le dollar, avaient levé les barrières à l’entrée de capitaux courts, disposaient d’une main-d’œuvre qualifiée et bon marché…) et d’opportunités d’investissement faibles dans les pays occidentaux, les capitaux se sont massivement dirigés dans ces pays.
En 1996, les principaux NPIA ont attiré plus de 100 milliards de capitaux externes. Et les effets ont été dans un premier temps favorables. La croissance moyenne annuelle de la Thaïlande était de 9,4 % en 1985 et 1996. La situation était similaire en Corée du Sud, qui a bénéficié de la financiarisation pour s’ouvrir aux capitaux longs étrangers et financer ses projets de modernisation de son tissu productif.
En pratique, cette rationalité n’est pas du tout vérifiée
Les crises qui jalonnent nos économies depuis le XXᵉ siècle ont clairement montré l’instabilité de la finance et « l’exubérance irrationnelle des marchés financiers » (A. Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale des États-Unis). Essayons désormais d’exposer les manifestations de cette irrationalité.
Les agents économiques dépendent de mécanismes psychologiques et sociaux irrationnels
Contrairement à la théorie des marchés efficients que l’on a exposée précédemment, la théorie keynésienne puis la théorie post-keynésienne pensent au contraire que les marchés financiers sont intrinsèquement instables. Dans le chapitre 12 de Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), J. M. Keynes évoque l’impossibilité pour les agents de probabiliser les événements économiques futurs. Ils sont dans une situation « d’incertitude radicale ».
Leur comportement ne dépend ainsi plus seulement des fondamentaux (à savoir le chiffre d’affaires, la rentabilité, les perspectives de profits), mais surtout des comportements des autres agents. En effet, ils ne peuvent pas juger eux-mêmes du risque ou de la rentabilité d’un titre. Ils adoptent alors un comportement mimétique et n’obéissent qu’à des « animal spirits », qui peut être source de bulles spéculatives. Si beaucoup d’agents économiques se mettent à acheter un titre, les cours vont alors monter. Incitant d’autres agents à acheter ces titres. La valeur de marché s’écarte de la valeur fondamentale. Et cela peut être durable, contrairement à la doctrine libérale.
En pleine crise des subprimes, les néokeynésiens Akerlof et Shiller ont réactualisé ces thèses keynésiennes, longtemps abandonnées
Dans leur ouvrage Animal Spirits (2009), portant sur la finance comportementale, ces auteurs renouent avec une analyse en termes de déséquilibre. Ils dénoncent l’hypertrophie du secteur financier, à l’opposé de l’hypothèse de rationalité. Dans leurs travaux cognitivistes, ils développent certains mécanismes psychologiques et sociaux qui influencent les comportements des agents sur les marchés financiers.
Ils ont étudié en particulier les « modèles populaires », à savoir les idées fausses ancrées chez les agents économiques et qui influent sur leurs décisions d’investissement. Par exemple, l’impression communément admise que le placement immobilier est sûr et rentable, bien que cela comporte de nombreux risques, comme l’a montré la crise des subprimes.
A. Orléan ajoute l’incapacité qu’ont les agents économiques de déterminer la valeur objective d’un bien et leur impossibilité de détenir les informations nécessaires pour prendre des décisions sûres et rationnelles (De l’euphorie à la panique : penser la crise financière, 2009).
Les décisions d’investissement des agents financiers ne sont pas efficientes
Au-delà des travaux sur les mécanismes psychologiques qui réfutent l’hypothèse de rationalité des agents financiers, on peut en outre évoquer les comportements d’investissement des agents qui sont également irrationnels. Selon H. Minsky, dans son ouvrage Financial Conditions and Macroeconomic Performance (1992), l’instabilité intrinsèque des marchés financiers provient des comportements de plus en plus risqués des agents économiques (et de moins en moins rationnels).
Plusieurs types de financements
Le financement couvert (hedge financing) désigne le financement d’un projet dont le rendement espéré permet de rembourser à la fois le capital emprunté et les intérêts.
Ensuite, plus risqué, le financement spéculatif (speculative financing) est le financement tel que le rendement anticipé ne couvre que le paiement des intérêts. La dette étant constamment reconduite dans l’attente d’une hausse des cours.
Et enfin, le financement de type Ponzi (Ponzi financing) est le plus risqué et le plus instable. Les revenus du placement ne sont pas suffisants pour couvrir les intérêts. Ainsi, la soutenabilité de ce financement nécessite une reconduction incessante de la dette.
Pour Minsky, les cycles financiers reposent sur ces trois types de financements qui se succèdent et la crise intervient lorsque le financement Ponzi ne devient plus tenable. Par exemple, lorsque la Banque centrale augmente les taux du fait d’une hausse des prix et que les agents sont contraints de liquider leurs positions pour rembourser leur dette. C’est le moment Minsky.
Ainsi, lorsque la situation est favorable et que l’anticipation de profits est élevée, les agents économiques vont prendre de plus en plus de risques (il appelle cela le paradoxe de la tranquillité), jusqu’à arriver à un effondrement des marchés.
Mais si les marchés financiers étaient rationnels, les capitaux devraient se diriger dans les pays en développement
En effet, cela devrait être le cas, puisque les perspectives de croissance à long terme sont plus importantes.
Or, ceci est très rarement observé. C’est une interrogation posée par Lucas (et son « paradoxe de Lucas ») dans son article « Why Doesn’t Capital Flow From Rich to Poor Countries? » paru en 1990. En effet, les résultats économétriques démentent cette idée d’efficience allocative des capitaux. Depuis les années 1990, les flux croissants de capitaux se sont concentrés sur certains pays émergents seulement.
Quatre pays (Chine, Brésil, Thaïlande et Mexique) ont concentré plus de 50 % des flux nets de capitaux privés entre 1990-1997. En conséquence, 140 des 166 pays en développement ont reçu ensemble moins de 5 % du total, alors que leurs perspectives de croissance étaient très souvent plus élevées.
Feldstein et Horioka y ont apporté une explication intéressante (Domestic Saving and International Capital Flows, 1980). Malgré l’ouverture financière, les opérateurs internationaux privilégient encore le marché domestique. Cela s’explique par le fait que les investisseurs ont davantage confiance dans les systèmes financiers de leur pays d’origine, souvent de meilleure qualité, ou encore du fait des qualités des infrastructures locales (de transport, de communication, etc.).
Conclusion
Il apparaît ainsi que les marchés financiers ne sont pas du tout rationnels. S’ils permettent en effet d’assurer une croissance soutenue du fait d’investissements stratégiques, là où les opportunités sont favorables, les crises financières ont montré à quel point les marchés financiers sont un lieu où l’information est très opaque et où il est impossible pour un agent de prendre les meilleures décisions à tout moment. Les opérations et les transactions comportent toujours une part de risque et d’incertitude.