individus

Émile Durkheim et Max Weber sont deux sociologues incontournables. Ils font partie des pères de la sociologie et ont beaucoup contribué à faire de cette dernière une science, comportant ses propres méthodes et analyses. De ces auteurs se sont développés deux courants, qui s’opposeront tout le long du XXᵉ siècle : le holisme et l’individualisme. Toutefois, la sociologie de Durkheim et celle de Weber sont-elles vraiment différentes ?

Cet article propose quelques arguments qui permettent de répondre à ce sujet, régulièrement tombé aux oraux de l’ESCP ces dernières années. Il convient de bien mettre en relation dans chaque partie les deux auteurs pour voir clairement les oppositions. Et ensuite, les limites de ces oppositions.

I – L’opposition semble en effet pertinente, car Durkheim et Weber adoptent une approche différente de la sociologie

A – Leurs approches diffèrent par l’objet même de recherche : fait social contre action sociale

Durkheim

Pour lui, l’objet de la sociologie doit être l’étude des faits sociaux. Pour rappel, un fait social désigne un fait collectif, qui est extérieur aux consciences individuelles et sur lesquelles il exerce une contrainte. Et ces faits sociaux s’incarnent dans des institutions qui transcendent les conduites individuelles (comme l’école).

Toutefois, Durkheim ne remet pas en question l’autonomie des individus. Cependant, il précise que leurs choix se déploient dans un cadre défini préalablement et sur lequel ils n’ont pas le contrôle. L’individu, par le processus de socialisation, a intériorisé ces modèles culturels de comportement et les différentes représentations communes au sein d’une société. 

Weber

La sociologie de Weber est quant à elle très différente. Une place essentielle est accordée à l’individu et il remet en question toute idée de déterminisme. Selon Weber, la sociologie est une « science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets ». La sociologie a pour objet d’expliquer l’action sociale. C’est-à-dire de comprendre et expliquer les motivations des acteurs individuels (en reconstruisant leur logique subjective) et de situer ces derniers par rapport aux relations qu’ils entretiennent entre eux dans une situation donnée.

En bref, cela comprend l’analyse des stratégies des acteurs et leurs résultats. On parle de sociologie compréhensive. Pour rappel, dans Économie et société (1921), il distingue quatre types d’action sociale en fonction de leurs déterminants :

  • traditionnelle : la plus courante et la moins intéressante pour le sociologue. C’est celle dictée par la coutume et les habitudes, fruits de la socialisation (codes de politesse) ;
  • affective : guidée par les émotions, les sentiments, les pulsions. C’est souvent une réaction à autrui sans véritable réflexion aux buts et aux formes de cette réflexion ;
  • rationnelle en valeur : acteur qui agit pour rester fidèle à certaines valeurs (la foi). Action qui va suivre l’éthique de la conviction ;
  • rationnelle en finalité : l’acteur compare avant d’agir les fins qu’il poursuit, les moyens dont il dispose pour y parvenir et étudier éventuellement les effets subsidiaires (très proche de la rationalité économique). Il est possible que les résultats ne soient pas conformes aux buts.

B – Les méthodes diffèrent également entre Durkheim et Weber

Durkheim

Il expose dans Les Règles de la méthode sociologique (1895) sa manière d’aborder la sociologie et les méthodes de recherche sociologique, qui se veulent désormais scientifiques. Selon lui, la première règle de la méthode sociologique est de « considérer les faits sociaux comme des choses ».

Le sociologique se doit d’être objectif, comme les physiciens ou autres scientifiques étudiant la nature. Il doit se positionner en observateur extérieur, en supposant qu’il ignore tous les comportements humains pour éviter ce qu’il appelle les « prénotions », à savoir les préjugés qui résultent du vécu du sociologue.

De plus, selon lui, il faut « expliquer le social par le social », c’est-à-dire qu’un fait social ne peut être expliqué que par un autre fait social. Ainsi, le sociologue doit se détacher de toute autre explication non sociologique. Il ne peut pas comprendre les faits sociaux à partir des individus et de leur motivation psychologique.

Un exemple célèbre de cette méthodologie est son étude sur le suicide (Le Suicide, 1897), où il démontre que le suicide est un fait social, c’est-à-dire qu’il obéit à des déterminismes collectifs, et non pas un fait individuel. Son objectif est donc d’établir par la mise en évidence de « variations concomitantes », à savoir des corrélations, une certaine loi qui régit les comportements des individus, même concernant le suicide. Par exemple, il observe que le taux de suicide dépend fortement de l’âge (il croît en fonction de l’âge) et est plus fort pour les célibataires et veufs.

Weber

Au contraire, comme évoqué plus haut, Weber ne se place pas en position d’observateur extérieur quand il étudie les comportements des acteurs sociaux dans leur environnement. Il essaie de se mettre à leur place pour comprendre les raisons de leurs actions et les conséquences qu’elles ont sur ces individus.

Enfin, pour Weber, il est inutile de chercher des « lois du social », car les phénomènes ne sont que partiellement expliqués par l’environnement de l’individu et dépendent surtout de chacun.

Transition

Toutefois, opposer ces deux auteurs semble réducteur. En effet, l’approche de Weber ne s’oppose pas à celle de Durkheim, dans la mesure où il n’y a jamais eu de débat entre les deux. En effet, les chercheurs communiquaient très peu à cette époque.

Comme le souligne Anthony Giddens (1987) : « Weber connaissait certainement les travaux de Durkheim, mais il n’en a pas été influencé ; Durkheim de son côté connaissait le travail de Weber, mais il n’en a fait qu’une référence mineure. » L’opposition ne semble donc pas totalement pertinente, d’autant plus que les deux sociologues sont proches sur de nombreux points.

II – Il existe des similitudes entre Durkheim et Weber

A – Leurs sujets de recherche et leurs conclusions ne sont pas systématiquement opposés

Les deux sociologues observent une individualisation des comportements sociaux

Les deux sociologues essaient à leur manière de comprendre les changements de la société qu’ils observent à partir du XIXᵉ siècle. L’individu acquiert de plus en plus d’autonomie et prend de la distance vis-à-vis des différentes contraintes sociales qui s’imposent à lui (religion, pouvoir traditionnel, influence de la famille…). Et on peut voir que leurs conclusions sont parfois similaires.

Durkheim expose cette montée de l’individualisation dans son ouvrage majeur De la division du travail social (1893). Il présente deux modèles de solidarité (à savoir de lien social) qui correspondent à deux sociétés différentes.

La solidarité mécanique correspond aux sociétés traditionnelles et est caractérisée par une faible division sociale du travail et une forte conscience collective. Les individus ne sont pas différenciés et chaque personne est absorbée par le groupe social auquel elle fait partie et n’est rien sans ce dernier. La solidarité organique, quant à elle, correspond au lien social présent dans les sociétés modernes, où la division sociale du travail est forte et où la conscience collective est bien plus faible. Cela représente les sociétés très individualistes d’aujourd’hui dans lesquelles les liens sociaux sont affaiblis. 

Selon Weber, ​​le mode d’intégration des individus aux structures collectives a lui aussi changé. Il distingue deux modes d’intégration. Il y a la communalisation, « relation sociale fondée sur le sentiment subjectif des participants d’appartenir à une communauté ». Elle se manifeste surtout dans des petits groupes reposant sur des relations interpersonnelles comme la famille, la communauté villageoise, le voisinage. Et elle repose sur des actions traditionnelles ou affectives.

Il y a également la sociation, qui représente la relation fondée sur une communauté ou une coordination d’intérêts motivés rationnellement. C’est le mode prédominant d’intégration des sociétés modernes, très individualistes. Cela conduit à une dépersonnalisation des rapports sociaux, mais aussi au développement de l’autonomie de l’individu.

Les sujets de réflexion sont également proches

Les deux auteurs observent la société qui les entoure et ses transformations. C’est pourquoi les sujets de réflexion sont parfois très similaires entre les deux auteurs. Prenons comme exemple l’un des thèmes principaux abordés : celui de la religion.

Weber en réalise une étude très profonde dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904), où il montre que le développement du capitalisme apparaît plus affirmé dans les régions protestantes que dans les régions catholiques (en Allemagne).

Mais Durkheim étudie aussi la place de la religion et son influence sur les comportements, particulièrement dans un contexte de laïcisation de la société à son époque. Par exemple, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), il propose une théorie générale de la religion en montrant son impact sur les différents groupes sociaux. Selon lui, la religion est fondamentalement sociale et à travers elle, les hommes adorent leur société.

B – Bien que les méthodes soient différentes, il faut toutefois souligner quelques similitudes

Les deux optent pour une analyse causale. Cela définit une méthode de recherche qui consiste à chercher les facteurs de causalité du phénomène qui est étudié. Au cours de leurs travaux, Weber a mentionné « l’importance de causalité » et Durkheim, lui, parlait de la nécessité de « l’établissement de relations de causalité ».

Par exemple, l’étude du suicide de Durkheim suit cette logique. De plus, les deux auteurs adoptent une méthode qualifiée de comparative (observation de différents groupes à différentes échelles). Par exemple, Weber a comparé les pays protestants et les pays catholiques, et Durkheim a observé les sociétés en fonction de différentes époques.

De plus, ces deux sociologues soulignent l’importance des recherches quantitatives. Si la démarche de Weber diffère de celle de Durkheim, il ne rejette en aucun cas l’étude des régularités statistiques. L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme s’appuie au départ sur des données statistiques, au même titre que les études de certains faits sociaux par Durkheim.

Conclusion

Si les deux sociologues adoptent une approche différente de la sociologie et de l’étude des acteurs sociaux dans leur environnement, ils ne sont pas catégoriquement opposés. Leurs sujets de recherches sont parfois proches et les méthodes d’observation similaires.

Il faudrait plutôt voir leurs travaux comme complémentaires et comme les fondements de la sociologie que l’on connaît aujourd’hui.