plein-emploi

« Le plein-emploi n’est ni un rêve ni un slogan. C’est un projet. La société du travail reste notre horizon, le plein-emploi est son contrat fondateur. » Le rapport Pisani-Ferry, soumis au gouvernement en 2000, positionne le plein-emploi en tant qu’objectif prioritaire. La question qui se pose ici est la suivante : doit-il être l’objectif des politiques économiques ?

Cette priorité accordée au plein-emploi n’est pas une nouveauté dans l’histoire économique. Elle émerge à une époque où le chômage atteint des niveaux massifs, dans les années 1930. Alors que l’ère des Trente Glorieuses se caractérise par le plein-emploi en tant que norme, cet objectif est à nouveau placé au cœur des politiques économiques, tant conjoncturelles que structurelles, dans les années 1970. Malgré les efforts visant à atteindre un taux de chômage autour de 4 %, correspondant essentiellement au chômage frictionnel, très peu d’économies développées ont réussi, au cours des 30 dernières années, à retrouver une situation véritable de plein-emploi.

Sous l’influence des théories keynésiennes, l’objectif de plein-emploi a été au cœur des politiques conjoncturelles, bien que leur succès ait été mitigé

A) Le sous-emploi est de nature involontaire

Selon John Maynard Keynes, le chômage est un phénomène macroéconomique involontaire, rompant ainsi avec le consensus classique. Cette situation découle d’anticipations insuffisantes des entreprises quant à l’évolution de la demande effective. Plus précisément, la demande effective se réfère au niveau de production et donc d’emploi des entreprises, résultant de leurs prévisions sur les opportunités lucratives. Keynes conteste l’idée que le marché du travail est autorégulateur, soulignant que le salaire n’est pas un prix comme les autres et que le niveau de l’emploi est déterminé uniquement par les demandeurs de travail, à savoir les employeurs, en fonction de leurs anticipations de demande future. Pour rompre cet équilibre de sous-emploi, l’État doit intervenir à la fois sur le plan budgétaire et monétaire.

La politique conjoncturelle doit avoir pour objectif immédiat d’accroître le niveau de la demande effective. Cela peut être réalisé d’une part en activant l’effet multiplicateur de l’investissement sur la production et donc sur l’emploi, et d’autre part en manipulant la monnaie de manière à encourager l’investissement privé.

D’un autre côté, dans son ouvrage Du travail pour tous dans une société libre (1944), William Beveridge souligne l’importance politique du plein-emploi, au-delà de ses implications économiques. Pour lui, le plein-emploi représente bien plus qu’une simple nécessité économique. Il constitue un socle fondamental pour la réalisation pleine et entière des libertés individuelles. Il est également perçu comme un pilier essentiel de la stabilité démocratique, en particulier à une époque où les systèmes de protection sociale se révèlent souvent insuffisants pour répondre aux besoins croissants de la population.

B) Au cours des Trente Glorieuses, le plein-emploi constituait l’objectif primordial de la politique économique

Dans le prolongement des théories keynésiennes, la réinterprétation de la courbe de Phillips par Solow et Samuelson a ouvert de nouvelles perspectives sur la relation entre le chômage et l’inflation. Leur travail a souligné la possibilité de faire des compromis entre ces deux variables, suggérant ainsi que l’inflation pouvait être utilisée comme un instrument de lutte contre le chômage. Cette conceptualisation a élargi le champ des objectifs de la politique économique, transformant l’inflation en un moyen pour parvenir à un plein-emploi économique. À cette époque, la priorité n’était plus tant de combattre l’inflation pour elle-même, mais plutôt de l’utiliser comme un levier pour atteindre le plein-emploi.

Pendant cette ère de prospérité économique, le modèle d’emploi qui prévalait se caractérisait par la stabilité des emplois, des postes à temps plein et, surtout, par une intégration sociale significative. En effet, dans les pays développés (à l’exception des États-Unis et de l’Italie), le taux de chômage à cette période était inférieur à 3 %. Cela signifiait que le plein-emploi ne se limitait pas simplement à l’absence de chômage, mais englobait également un emploi inclusif et durable pour tous ceux qui aspiraient à rejoindre activement le marché du travail.

Dans les années 1980, les politiques de l’emploi ont été délaissées

A) Selon une perspective libérale, le plein-emploi est considéré comme naturel et ne nécessite pas d’intervention dans le cadre des politiques économiques

Walras, dans son ouvrage Éléments d’économie politique pure (1874), a développé la théorie de l’équilibre général, décrivant comment les marchés interagissent pour atteindre un équilibre où l’offre égale la demande pour tous les biens et services, y compris le marché du travail. Cette théorie a renforcé l’idée que les marchés peuvent naturellement atteindre un état d’équilibre sans intervention extérieure. 

Dans son ouvrage majeur La Route de la servitude (1944), Hayek, lui, a averti contre les dangers de l’interventionnisme étatique excessif. Selon lui, l’intervention gouvernementale dans l’économie, notamment dans la planification de l’emploi, pourrait entraîner des conséquences imprévues et des distorsions dans le fonctionnement naturel des marchés. Hayek soutenait que les individus et les entreprises, en cherchant à maximiser leur propre bien-être économique, contribuaient collectivement à l’équilibre du marché du travail.

Une des idées centrales de Hayek était que l’information nécessaire pour coordonner efficacement l’économie est largement dispersée dans la société. Aucun organisme central, tel que le gouvernement, ne peut avoir accès à toutes ces informations de manière aussi précise et rapide que les marchés décentralisés. Par conséquent, Hayek croyait que les marchés libres, en permettant aux prix de fluctuer librement en réponse à l’offre et à la demande, étaient capables de transmettre efficacement ces informations dispersées à travers l’économie. Cela, selon lui, conduisait à des décisions d’investissement et d’embauche rationnelles, contribuant ainsi à maintenir un niveau d’emploi optimal.

B) La reconnaissance d’un taux de chômage naturel nécessite le recours à certaines politiques structurelles

À partir de 1968, l’économie mondiale a été confrontée à un phénomène inattendu : la stagflation, caractérisée par une combinaison inhabituelle d’inflation élevée et de chômage persistant. Ce scénario a sérieusement remis en question l’efficacité des politiques économiques traditionnelles. Un acteur clé dans cette reconsidération a été Milton Friedman, l’un des principaux architectes de l’école de pensée monétariste. Friedman a contesté le modèle établi de la Courbe de Phillips, qui suggérait une relation inverse entre l’inflation et le chômage.

Selon Friedman, la stagnation économique était le résultat d’un « taux de chômage naturel ». Il a avancé l’idée que les tentatives de réduire le chômage par des mesures de relance étaient vaines à long terme. Même si le déficit budgétaire était monétisé pour stimuler temporairement l’économie, les anticipations des agents économiques finiraient par s’ajuster, annulant ainsi les effets positifs sur l’emploi. Cette théorie a eu un impact significatif sur la politique économique, soulignant la nécessité de repenser les approches traditionnelles.

Pour atteindre le plein-emploi, Friedman et d’autres économistes ont préconisé une réorientation majeure des politiques publiques. Tout d’abord, ils ont recommandé une déréglementation du marché du travail, cherchant à accroître sa flexibilité. En France, cela s’est traduit par l’abandon progressif des politiques de relance à partir de 1982 et le développement de contrats de travail atypiques dans les années 1980. Ces changements ont reflété un changement d’orientation, passant d’une perspective keynésienne et conjoncturelle à une approche plus structurelle du chômage.

Deuxièmement, pour encourager le retour à l’emploi, des mesures incitatives ont été introduites, dont l’impôt négatif. Cette politique offrait un soutien financier aux individus lors de leur réintégration sur le marché du travail, réduisant ainsi les obstacles financiers pour les chômeurs cherchant un emploi. Ces initiatives visaient à créer un environnement favorable à l’emploi sans recourir à des mesures artificielles de stimulation économique.

Ce changement d’orientation a été essentiel pour remodeler la politique économique dans le contexte de la stagflation. Il a marqué un passage de l’idée que le chômage était principalement dû à un manque temporaire de demande à la reconnaissance d’un chômage structurel, nécessitant des réformes de fond sur le marché du travail et des incitations ciblées pour réintégrer les individus au sein de l’économie active.

C) L’année 1979 constitue un tournant majeur dans les politiques sur l’emploi

Cette année-ci, Volcker a été nommé par Carter à la tête de la Fed. La politique monétaire mise en place par Volcker était alignée sur les objectifs économiques de l’administration Reagan. Cette approche monétariste visait à fixer un objectif de croissance de la masse monétaire afin de contrer l’inflation. Cette politique a entraîné une hausse des taux d’intérêt ainsi qu’une augmentation des taux de réserves obligatoires. Les conséquences sur l’emploi ont été majeures.

En effet, cette hausse des taux a créé un écart entre les marchés monétaires américains et d’autres marchés, attirant des capitaux des marchés étrangers vers les États-Unis. En conséquence, le dollar américain s’est fortement apprécié, enregistrant une montée significative entre 1981 et 1985. Cette appréciation continue du dollar a eu des conséquences néfastes pour l’économie américaine : le premier de ces problèmes réside dans la compétitivité industrielle des États-Unis. Les industries traditionnelles situées dans la région de la Rust Belt se sont retrouvées dans une situation préoccupante, perdant leur compétitivité sur les marchés internationaux en raison de la forte appréciation du dollar. Cette situation a conduit à une diminution des exportations et à une augmentation des importations, affectant négativement l’emploi dans ces secteurs.

De l’autre côté de l’Atlantique, Margaret Thatcher prend à la même période les rênes du gouvernement britannique. Son ministre de l’Échiquier, Nigel Lawson, annonce rapidement un changement de cap majeur : « C’est la lutte contre l’inflation et non la recherche de la croissance et de l’emploi qui est l’objectif de la politique macro-économique. »

Selon cette nouvelle orientation, le plein-emploi ne devrait pas découler d’une croissance économique artificiellement stimulée par les dépenses publiques. Au contraire, Thatcher et son équipe insistent sur la nécessité de contrôler l’inflation en priorité, considérant que la stabilité des prix est essentielle pour établir un environnement économique sain. Cela signifie qu’une croissance économique authentique, non dépendante des interventions publiques excessives, devrait naturellement entraîner le plein-emploi, sans la nécessité de manipulation artificielle des marchés par l’État. Cette approche marque un changement majeur dans la manière dont les objectifs économiques sont définis et poursuivis dans le contexte de l’économie britannique.

Vers une redéfinition du plein-emploi

A) Le plein-emploi et la qualité de l’emploi : dépasser l’opposition ?

L’atteinte du plein-emploi aux États-Unis a été une réalisation économique indéniable, mais elle a été entachée par un coût social important. Ce succès a été marqué par la montée des « working poors », du développement de l’emploi précaire et des « petits boulots ». Selon les données du Bureau of Labor Statistics des États-Unis pour l’année 2020, environ 9,5 % des travailleurs américains se trouvaient dans cette catégorie des travailleurs pauvres.

Cette statistique met en lumière le paradoxe de l’économie américaine. Même si le pays affichait des taux de chômage faibles, de nombreux emplois disponibles ne fournissaient pas des salaires ou des avantages suffisants pour garantir une qualité de vie décente. Ces travailleurs pauvres étaient pris au piège dans des emplois précaires, souvent à temps partiel, sans sécurité d’emploi ni avantages sociaux significatifs. Pour qualifier cette situation, Robert Castel utilise à cet égard le néologisme de « précariat ».

B) Redéfinir le plein-emploi

La redéfinition du plein-emploi est devenue nécessaire en raison des mutations dans l’organisation du travail, des changements dans la perception du travail au sein de nos sociétés, ainsi que de la montée de l’individualisme. Ces évolutions exigent une réévaluation de la définition du plein-emploi. Par exemple, en France, un taux de chômage de 6 % peut sembler indiquer le plein-emploi, mais au même moment, les travailleurs âgés de 55 à 64 ans ont un taux d’emploi très bas (38 % en France et 45 % dans l’ensemble de l’Europe des 15). Ce qui remet en question la réalisation de l’objectif de taux d’emploi de 70 % fixé par le Sommet de Lisbonne en 2002. Ainsi, la notion de plein-emploi ne peut plus être uniquement définie en fonction d’un faible taux de chômage.

En outre, il est essentiel de prendre en compte l’ampleur du temps partiel imposé, affectant environ 30 % des salariés, lors de l’évaluation du plein-emploi. Au cours des dernières décennies, marquées par une intensification de la mondialisation, une économie de plus en plus axée sur les services et l’émergence de nouvelles formes d’organisation du travail, il est devenu évident que les stratégies visant à lutter contre le chômage ont souvent impliqué la précarisation comme un compromis nécessaire pour atteindre un certain niveau de plein-emploi.