Pourquoi la politique de la concurrence ? Celle-ci est nécessaire parce que des marchés pleinement concurrentiels garantissent une allocation optimale des ressources et des avantages en termes de prix, de qualité et d’innovation pour les consommateurs.
Points communs entre les deux politiques de concurrence
Elles tendent vers les deux mêmes objectifs. À savoir, ceux de maintenir la concurrence sur les marchés et d’atténuer les éventuels inconvénients de la concurrence. Pour ce faire, les politiques de concurrence américaine et européenne se basent toutes les deux sur la loi.
En Europe
C’est la Commission européenne qui est responsable de la politique de la concurrence. Elle se base sur différents articles du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (1992).
- L’article 3 confère une compétence exclusive à l’Union européenne en matière d’établissement des règles de concurrence.
- L’article 101 interdit « tout accord d’entreprise et toutes pratiques concertées, qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence du marché intérieur ». Les amendes peuvent aller jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires.
- L’article 102 interdit le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur.
- L’article 103 prévoit un droit de veto de la Commission européenne sur les concentrations qui entraveraient la concurrence effective. Tout projet de concentration doit être préalablement notifié à la Commission européenne, puis obtenir son feu vert. Les décisions d’autorisation peuvent être assorties de conditions et de charges (cession d’actifs).
- L’article 106 encadre les missions du service public. Il oblige certains monopoles publics nationaux à s’ouvrir à la concurrence (libéralisation).
- L’article 107 stipule l’interdiction des aides accordées par l’État ou au moyen de ressources d’État, qui faussent ou menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou productions. Parmi elles, les subventions à fonds perdu, les prêts bonifiés et les prises de participation des autorités publiques dans les entreprises.
Aux États-Unis
C’est la division antitrust du Department of Justice qui s’occupe de veiller à la bonne application des règles anticoncurrentielles. La Federal Trade Commission (1914) est, avec la division antitrust du Department of Justice, habilitée à mener une enquête sur des entreprises susceptibles de pratiques anticoncurrentielles. Ces règles ont été formées progressivement dans l’histoire.
D’une part, le Sherman Antitrust Act (1890) est séparé en deux sections. La Section 1 prohibe les trusts et ententes qui restreignent les échanges ou le commerce entre les différents États de l’Union ou avec les pays étrangers. Une amende (inférieure à 5 000 dollars américains) et une peine de prison (inférieure à un an) peuvent être appliquées. La Section 2 prohibe et pénalise toute tentative de monopole.
D’autre part, le Clayton Antitrust Act (1914) comporte sept sections. Les sections 1 à 6 interdisent les prix discriminatoires, les clauses d’approvisionnement exclusif, le dumping commercial et les interlocking directorates (l’administrateur d’une entreprise possédant plus d’un million de dollars en capitaux propres ne peut pas faire partie du Conseil d’administration d’une société concurrente). La section 7 instaure un contrôle en amont de projets de fusion et d’acquisition.
Points de divergence entre les deux politiques de concurrence
En France
En France, les pratiques anticoncurrentielles ont été prohibées bien plus tard qu’aux États-Unis. Du XIXᵉ siècle jusqu’en 1945, la France favorise les cartels au motif qu’ils garantissent une stabilité économique et sociale. La cartellisation permet de lutter contre les pressions déflationnistes en maintenant les prix à un niveau élevé.
Le commissariat au plan (Plan Monnet en 1946) encourage les concentrations pour renforcer la compétitivité-prix des champions nationaux. La Commission technique des ententes et des positions dominantes (1953) pose le principe de l’interdiction de toutes pratiques anticoncurrentielles. Mais elle se contente de rappels à l’ordre, restés lettre morte.
Aux États-Unis
En revanche, aux États-Unis, la politique de la concurrence n’a jamais été en faveur de la compétitivité-prix externe des entreprises nationales. Au contraire, elle prohibait strictement les ententes et les cartels.
Cela était dû au fait que suite à la guerre de Sécession (avril 1861- avril 1865), les États-Unis voient l’apparition de grandes entreprises (trusts) dominer le marché du rail (Nothern Pacific Railway), le marché du sucre, le marché du tabac (American Tobacco), le marché du raffinage de pétrole (Standard Oil of New Jersey), le marché de l’acier (U.S. Steel), etc. Par exemple, en 1869, la Standard Oil of Ohio devient la Standard Oil Company of New Jersey. En 1904, elle contrôle 91 % des parts de marché de raffinage de pétrole aux États-Unis.
Quelles sont les limites de ces politiques de concurrence ?
Aux États-Unis, une révolution idéologique
Depuis 1975, une révolution antitrust est menée aux États-Unis. Idéologiquement, celle-ci est fondée sur quatre grands reproches qui sont faits à la politique de la concurrence.
À l’heure de la concurrence internationale, la politique antitrust est remise en cause
L’évolution des structures (mondialisation financière, mondialisations productive et commerciale, mondialisation technologique, concurrence, etc.) a invalidé le paradigme SCP. Pour rappel, le paradigme SCP (Structure-Comportement-Performance) a été soutenu par l’école de Harvard structuraliste entre 1945 et 1975. Il stipulait que ce sont les structures de concurrence qui influencent les comportements des entreprises qui, eux-mêmes, impactent leurs performances.
La concurrence émergente nippone avec ses Keiretsu fait trembler les États-Unis, d’autant que leur croissance ralentit et leur déficit courant se creuse. Les politiques antitrust sont alors accusées d’handicaper les États-Unis dans la concurrence internationale. Les modèles statiques des SCP sont considérés obsolètes pour appréhender les processus concurrentiels intrinsèquement dynamiques.
Le paradigme SCP est remis en cause par la théorie des marchés contestables
William J. Baumol, Jon C. Panzar et Robert D. Willig, dans Contestable Markets and the Theory of Industry Structure (1982), théorisent les marchés contestables. Ce sont les performances des entreprises qui affectent leurs stratégies (comportement), et donc les structures de concurrence (structures). L’entrée est libre. Le nouvel entrant peut réaliser un profit (pas de barrière à l’entrée). La sortie est sans coûts. L’entrant peut sortir à tout moment sans coûts irrécouvrables (pas de barrière à la sortie).
Le monopoleur sait qu’il peut se faire concurrencer à tout moment par un nouvel entrant, en vertu de la fluidité du marché, et perdre en compétitivité-prix. Par conséquent, il n’abuse pas de sa position dominante. Si une entreprise peut entrer sur un marché et en sortir sans coûts (hit and run), le marché est contestable. Les autorités antitrust doivent arbitrer entre les coûts de la concentration (prix plus élevés, moindre production : malthusianisme) et ses avantages (économies d’échelle, baisse des coûts moyens et des prix, créations d’emplois). C’est la rule of reason, c’est-à-dire une façon d’interpréter la loi selon le cas.
Il existe un paradoxe de la politique antitrust
Pour Bork (1978), le paradoxe est que les autorités antitrust font monter les prix artificiellement en protégeant les entreprises inefficaces de la concurrence au détriment du surplus du consommateur. Avant le démantèlement de la Standard Oil (1911), les découvertes de puits de pétrole ont fait baisser les prix de l’essence. Après le démantèlement, les prix de l’essence ont augmenté.
De même, Sproul (1993) remarque que la politique antitrust qui a inculpé 25 entreprises pour entente sur les prix, entre 1973 et 1984, a conduit à la hausse des prix de 7 % d’entre elles, seulement quatre ans après leur condamnation. Et ce, car elles ont répercuté le coût des peines sur leur prix de vente.
La politique antitrust semble perdre en efficacité
Les défaillances de l’État (État non omniscient, État non bienveillant, État non omnipotent) discréditent l’efficacité de l’action des autorités antitrust.
À ce titre, Stigler (1971) théorise la capture du régulateur par les entreprises régulées. En 1887, il étudie le cas de l’électricité lorsque commence la régulation de l’électricité aux États-Unis dans le Massachusetts. Mais cette régulation est relativement inefficace. En 1964, il s’interroge sur l’efficacité de la Securities and Exchange Commission. Il conclut qu’il y a quand même des crises financières régulières.
La réglementation et la régulation ne sont rien d’autre que le résultat d’une capture de l’État par des intérêts privés. Une capture essentiellement monétaire pour les petites entreprises (subventions) et les individus (allocations). Et une capture par des barrières à l’entrée, pour les grandes entreprises. Les politiques antitrust perdent alors totalement de leur légitimité.
Une révolution législative
Le National Cooperative Research Act (septembre 1984) légalise la liberté d’association industrielle dans l’innovation et supprime pratiquement les possibilités de suites judiciaires. Cette mesure a porté ses fruits immédiatement dans les États déjà engagés dans des activités coopératives de recherche et développement de technologie avancée (Californie, Washington, Texas).
La déréglementation engagée entre 1977 et 1981 (transports aériens, transports routiers, transports ferroviaires, gaz) atteint son apogée avec les merger guidelines (1982 et 1984). Ces dernières proposent une démarche nouvelle pour analyser les concentrations (marché pertinent) et la concurrence potentielle (contestable markets).
Le Airline Deregulation Act (octobre 1978) libéralise le secteur aérien. Entre 1982 et 1983, le nombre de concentrations a augmenté de 8,5 %. Et le nombre de projets de fusions hostiles a baissé de 62 %.
Les limites de la politique de la concurrence en Union européenne
L’efficacité et la finalité de la politique de concurrence de l’Union européenne font débat. On lui reproche d’empêcher la constitution de champions européens, dont celui du ferroviaire entre Alstom et Siemens.
Or, entre 2010 et 2018, seuls 2 % des projets notifiés à la Commission européenne se sont retirés en phase 1. Entre 2010 et 2018, 90,7 % ont été acceptés sans conditions, et 7 % sous conditions (cessions d’actifs). Seules sept opérations ont été refusées, dont deux avec des entreprises américaines.
Parmi les concentrations acceptées, certaines ont d’ailleurs donné naissance à des champions européens. Comme la fusion entre Luxottica et Essilor dans l’optique (2018).
De plus, l’Autorité de la concurrence applique la rule of reason. En 2017, elle revoit à la baisse les engagements que le Groupe Canal+ avait pris pour le rachat de Direct 8 et Direct Star, pour prendre en compte l’arrivée de plateformes de contenus audiovisuels comme Netflix ou Amazon.
Ce n’est donc pas la politique de concurrence de l’Union européenne qui est trop stricte, c’est celle des États-Unis qui est trop laxiste
Gutiérrez et Philippon (How E.U. Markets Became More Competitive Than U.S. Markets, 2018) considèrent que l’application de la réglementation par les autorités antitrust capturées par les entreprises régulées est trop permissive. Et qu’elle a ainsi permis l’éclosion de firmes superstars.
Le droit de l’Union européenne s’applique aux entreprises dont la part de marché excède 38 %. Aux États-Unis, la politique de concurrence ne s’applique aux entreprises dont la part de marché excède les 60 %. Entre 1992 et 2015, le CR8 a augmenté de 30 % aux États-Unis, contre 11 % dans l’Union européenne. Entre 1970 et 1999, le nombre de cas relevant de la Section 2 du Sherman Antitrust Act (juillet 1890) est de 15,7 en moyenne. Entre 2000 et 2014, ce nombre tombe à 2,8 cas en moyenne.
La politique de la concurrence de l’Union européenne montre d’ailleurs des signes de succès eu égard au taux d’investissement, au taux de productivité et au pouvoir d’achat. Entre 2000 et 2015, les prix ont augmenté de 15 % aux États-Unis, contre seulement 7 % en Europe.
Les entreprises européennes affichent une meilleure compétitivité-prix externe
Autor et alii (Concentrating on the Fall of the Labor Share, 2017) remarquent que la marge prix/salaire a baissé de près de 8 % en Europe par rapport aux États-Unis. La concentration des quatre plus grosses industries aux États-Unis (C4) a été concomitante à une nette baisse des investissements et de la recherche et développement. Les hausses du profit des firmes superstars américaines se sont traduites par des hausses de dividendes et par des rachats d’actions.
Par exemple, suite à l’octroi d’une quatrième licence à Free en 2011, les prix des télécommunications ont baissé de 38 % entre 2011 et 2013. Avec la baisse de la rente d’oligopole des opérateurs en place, 852 millions d’euros par an d’Orange, de SFR et de Bouygues Telecom. C’est 6,5 milliards d’euros rendus aux consommateurs.
Les limites de ces révolutions
Les objectifs ne sont pas atteints
Les objectifs de la libéralisation du secteur aérien (octobre 1978) sont la croissance du secteur, la baisse des prix et l’amélioration des services à la clientèle. Il n’y a pas eu de baisse sensible du prix moyen à long terme. Les guerres de prix ont provoqué la faillite de certaines des compagnies aériennes et ont donc renforcé la concentration du marché. Un véritable oligopole contrôle l’essentiel du trafic aérien américain. Les membres jouissent de véritables monopoles locaux, dont Southwest. En 1978, le marché est partagé entre 18 compagnies aériennes, contre 8 en 1988.
Cela a laissé place à une concurrence entre mastodontes du numérique
L’assise tentaculaire des GAFAM est devenue telle que plus aucune start-up ne peut prétendre rivaliser avec les mastodontes. Le secteur du numérique est enclin aux killing acquisitions. C’est-à-dire aux rachats de start-up innovantes pour éliminer la concurrence potentielle. Elles étouffent l’innovation au détriment de la croissance potentielle.
Entre 1991 et 2018, les GAFAM ont réalisé 634 acquisitions pour 145 milliards de dollars américains. Ces « killer acquisitions » positionnent les GAFAM en structure oligopolistique, voire de duopole, sur certains marchés (Apple OS/Microsoft Windows, Apple iOS/Google Android).
Les GAFAM ont peu à peu racheté toutes les entreprises susceptibles de les concurrencer. Microsoft rachète Skype (2011), puis LinkedIn (2016). Facebook rachète Instagram (2012) et WhatsApp (2014). Google rachète Android (2005), puis YouTube (2006). À titre d’exemple, en janvier 2020, Google détient 87 % des parts de marché des moteurs de recherche.
Les propositions de la Federal Trade Commission
Par ailleurs, Lina Khan, élue à la tête du gendarme américain de la concurrence qu’est la Federal Trade Commission en 2021, estime que « le cadre actuel de l’antitrust — en particulier le fait qu’il lie la concurrence au bien-être du consommateur, défini comme les effets à court terme sur les prix — ne permet pas de saisir l’architecture du pouvoir de marché dans l’économie moderne. La doctrine actuelle sous-estime le risque de prix prédateurs et la manière dont l’intégration entre des lignes d’activité distinctes peut s’avérer anticoncurrentielle ». (Amazon’s Antitrust Paradox, 2017)
Elle propose de restaurer les politiques antitrust originelles et d’élargir les critères de l’antitrust au-delà du prix. Et ce, en tenant compte des barrières à l’entrée, des conflits d’intérêts et du contrôle des données. Pour valider les acquisitions, elle suggère de se pencher non seulement sur le chiffre d’affaires, mais surtout sur la valeur des données de la cible.