Entre les années 1950 et 1970, différentes stratégies de développement ont été mises en place, mais peu ont connu un succès notable. Deux visions principales ont émergé : l’approche autocentrée, caractérisée par un certain protectionnisme économique et l’orthodoxie économique, et l’approche des politiques de développement qui cherchaient à intégrer l’économie dans le commerce international en exploitant les avantages comparatifs. Dans cet article, nous allons étudier en profondeur la première de ces stratégies, de son initiation à son échec. Les sujets sur le développement étant courants, il est crucial de maîtriser les auteurs principaux ainsi que quelques exemples typiques.
Introduction
Tout d’abord, il faut noter que ces différentes stratégies avaient des points communs, notamment concernant l’importance accordée à l’industrie. Cette dernière étant souvent perçue comme un moyen pour les anciennes colonies de se libérer de la domination coloniale, au détriment du secteur agricole. L’objectif commun était la diversification de la structure productive, la maîtrise du commerce international (exportations et importations) et l’intervention active de l’État dans l’économie.
L’industrialisation était au cœur de ces stratégies également, du fait de cette croyance que l’industrialisation pouvait générer des externalités positives pour l’économie. C’est-à-dire des effets d’entraînement et de développement dans d’autres secteurs. Cependant, ces stratégies étaient souvent confrontées à des défis majeurs, notamment une opposition entre une industrie moderne et une agriculture à faibles rendements souvent considérée comme archaïque, ce qui s’inscrivait dans le concept du dualisme économique de Lewis.
L’échec des stratégies de développement autocentré
La stratégie d’industrialisation par substitution d’importations
La stratégie adoptée dans plusieurs pays d’Amérique latine et d’Afrique visait à mettre fin à la dépendance vis-à-vis des importations en les substituant par la production nationale. Cette stratégie impliquait une remontée de filières pour complexifier le processus de production, passant des produits simples aux biens intermédiaires, puis aux équipements et enfin à l’industrie lourde. L’objectif à moyen et long terme était de maîtriser l’ensemble d’une filière, du marché aval vers l’amont.
Cette approche s’inspirait des théories de List sur le protectionnisme éducateur. Cela nécessitait des investissements massifs, souvent financés par l’endettement extérieur. Toutefois, un marché interne ou régional développé était crucial pour éviter les crises de surproduction et le bon fonctionnement de cette stratégie de développement.
L’exemple du Brésil
Prenons l’exemple du Brésil, où cette stratégie a été amorcée dans les années 1930. Entre 1929 et 1932, la capacité d’importation du Brésil a chuté de plus de 60 % (particulièrement du fait d’une dégradation de la situation économique locale et d’une dépréciation de la monnaie locale). Une partie significative de la demande nationale s’est alors orientée vers le marché intérieur, conduisant à une substitution des importations. Les entreprises brésiliennes ont dû produire ce qui était précédemment importé, initialement des produits légers ne nécessitant que peu de main-d’œuvre.
Dans les années 1940, cette substitution s’est étendue aux biens de consommation non durables tels que le textile, les chaussures et les produits alimentaires, atteignant une véritable autosuffisance dans l’industrie légère. Ensuite, la stratégie s’est tournée vers des industries plus lourdes comme l’acier, l’aluminium, l’automobile et la construction navale sous la présidence de Kubitschek (1956-1961). Cela a transformé le Brésil en une véritable puissance industrielle.
Ces efforts ont généré une croissance économique vigoureuse. Entre 1931 et 1964, le PIB par habitant ajusté en parité de pouvoir d’achat a augmenté en moyenne de 2,8 % par an et le niveau de vie a progressé de 4 % par an sous la présidence de Kubitschek, malgré une croissance démographique de 3 % par an. La production industrielle a également augmenté de manière significative, passant d’une moyenne de 5,2 % par an, dans les années 1931-1940, à 10,7 % par an, dans les années 1957-1961.
Cependant, cette industrialisation s’est accompagnée d’une forte dépendance aux importations de technologies de pointe, entraînant un endettement extérieur massif (ils exportaient des produits à faible valeur ajoutée, alors que les importations de technologies toujours plus développées et donc coûteuses augmentaient pour soutenir cet effort de complexification de l’industrie brésilienne). De plus, les déséquilibres internes se sont accrus, avec une inégalité de répartition des revenus, entraînant des problèmes sociaux tels que l’extension des favelas, une forte mortalité infantile, l’analphabétisme et la pauvreté dans les populations rurales.
La stratégie des industries industrialisantes
Cette approche promeut une croissance économique déséquilibrée, avec une concentration des investissements sur un secteur spécifique. L’idée est née du concept d’« industrie industrialisante » formulé par G. Destanne de Bernis.
La stratégie repose sur l’intervention active de l’État, qui guide les rares ressources en capital vers un secteur ciblé, même s’il n’est pas immédiatement rentable. Cette concentration d’investissements commence par le développement de l’industrie lourde, du secteur amont, avec l’objectif de créer des effets d’entraînement et de favoriser la substitution générale du capital au travail.
Un élément clé de cette stratégie est le rôle du secteur primaire, en particulier l’agriculture, qui sert à la fois de marché pour les produits de l’industrie naissante et de débouché pour les équipements agricoles. Cette interconnexion entre l’industrie et l’agriculture est cruciale pour le développement économique.
L’exemple de l’Algérie
Pendant le plan quinquennal de 1967 à 1973, élaboré avec l’aide de G. Destanne de Bernis, l’Algérie a cherché à surmonter les handicaps hérités de la colonisation, notamment l’extraversion économique et le déséquilibre entre les inputs importés et les outputs exportés. L’objectif était de mettre en place un développement cohérent en développant des branches produisant des biens intermédiaires tels que l’acier et le ciment, ainsi que des biens d’équipement, et de les relier entre elles en construisant des pôles industriels pour favoriser l’intégration économique.
L’orientation et la planification des investissements étaient axées sur les industries lourdes. Le taux d’investissement est passé de 23 % du PIB en 1967 à 55 % en 1978, principalement dirigé vers les industries lourdes et les biens intermédiaires, mais aussi vers des structures sociales telles que l’habitat, l’éducation et les transports. Le pays a également importé des technologies modernes dans ces domaines.
Cependant, malgré ces efforts, le secteur des hydrocarbures, qui consistait à « semer le pétrole pour récolter le développement », et le secteur industriel ont reçu plus d’investissements que ce qui avait été planifié. En revanche, le secteur agricole n’a pas reçu suffisamment d’investissements pour produire des biens de consommation. Cela a entraîné des résultats insuffisants, une diminution de l’efficacité du capital et une sous-utilisation des capacités de production. Par exemple, l’industrie du machinisme agricole était utilisée à seulement 10 %, le secteur de la machine-outil à 25 %, le secteur de la cimenterie à 36 % et l’industrie du plastique à 45-50 %. De plus, d’importants volumes de stocks sont restés invendus.
Les liens verticaux de subordination vis-à-vis de l’administration étaient plus importants que les liens horizontaux interbranches prévus initialement. Ce fonctionnement administratif était la source d’un ralentissement important des procédures. De plus, la propension à l’importation massive n’a cessé d’augmenter, entraînant une vente accrue de produits primaires et un endettement croissant du pays.
L’exemple de l’Inde
L’Inde, sous le régime de Nehru, a adopté une politique économique basée sur le modèle de l’économie mixte, combinant le capitalisme privé avec le socialisme d’État. Cette approche reposait sur une planification centralisée, mise en œuvre à travers des plans quinquennaux, dont Nehru a présidé la commission dès 1948. Au cœur de cette politique se trouvait le secteur public, concentré principalement autour de l’industrie lourde, et son rôle était crucial pour stimuler l’économie indienne. Entre 1961 et 1981, les effectifs de ce secteur ont doublé.
Dans ce cadre, deux listes d’industries ont été établies. Les industries lourdes étaient réservées exclusivement à l’État, en mettant l’accent sur leur effet d’entraînement économique. Les entreprises privées étaient autorisées à opérer parallèlement dans des secteurs tels que la pharmacie et le transport, mais elles étaient répertoriées et pouvaient être nationalisées en cas de difficultés. Ces entreprises privées se présentaient souvent sous la forme d’empires familiaux, soit verticalement intégrés, soit sous forme de conglomérats, et étaient soumises au contrôle de l’État, qui imposait des normes administratives sur les importations, la production et l’expansion, créant ainsi une industrie mixte.
En parallèle, l’Inde a adopté des mesures protectionnistes pour développer un réseau de petites et moyennes entreprises, limitant les investissements étrangers. Cependant, malgré ces politiques, l’Inde est restée fortement dépendante de l’aide étrangère, notamment de l’aide alimentaire fournie par les États-Unis. Bien que ces politiques aient permis d’atteindre une certaine autosuffisance alimentaire à la fin des années 1980, cela s’est souvent fait au prix de l’utilisation intensive d’engrais chimiques, entraînant une dégradation durable des sols.
Bilan des stratégies autocentrées
En conclusion, voici les quatre problèmes que l’on peut tirer des stratégies de développement autocentré et qui expliquent leur échec, ou leur succès très mitigé.
Dépendance à l’extérieur : l’échec global des stratégies de développement autocentré résulte en grande partie de la dépendance économique à l’égard de l’extérieur. Cette dépendance se matérialise à travers les importations massives de technologies et de biens alimentaires, sapant ainsi l’autosuffisance économique recherchée.
Insuffisance du marché intérieur : le manque de demande interne a créé des problèmes de débouchés pour les biens produits localement, limitant ainsi la croissance économique et l’expansion des industries nationales.
Faible compétitivité des biens industriels : la compétitivité limitée des biens industriels locaux sur le marché international a entravé les efforts visant à promouvoir les exportations. Les produits fabriqués localement se sont souvent révélés moins attractifs que leurs homologues étrangers en termes de qualité et de prix, limitant ainsi l’accès aux marchés mondiaux.
Omniprésence de l’État dans la planification : l’omniprésence de l’État dans la planification économique a créé des inefficiences. Contrairement au marché, l’intervention étatique n’a pas été aussi efficace pour sanctionner les mauvais choix des politiques publiques. Cela a parfois conduit à des décisions sous-optimales et a freiné l’innovation et la croissance économique.