politiques industrielles

Depuis la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle à la Chine aujourd’hui, les politiques industrielles ont grandement participé à l’essor des industries et à leur expansion au-delà des frontières. À travers cet article, nous verrons que, dans nos économies globalisées, les politiques industrielles sont devenues l’arme stratégique des États pour favoriser leurs champions nationaux, ou bien pour attirer les entreprises sur leurs territoires.

Définition

Dans un sens large, les politiques industrielles désignent toutes les mesures prises par un gouvernement pour faciliter le développement des industries sur son territoire. Elles rassemblent tous les outils de la politique économique mis au service de l’objectif d’amélioration de la compétitivité du système productif industriel pour le rendre apte à affronter avec succès la concurrence étrangère présente sur les différents territoires. 

Une distinction à effectuer

Les politiques industrielles sont verticales lorsque l’État subventionne ou protège ses industries, dans le but d’en faire des champions nationaux capables d’exister sur le marché mondial. 

Les politiques industrielles sont horizontales lorsque l’État n’intervient pas directement, mais construit un environnement jugé favorable à l’activité économique. C’est le cas des politiques de concurrence, visant à garantir le bon fonctionnement des marchés, d’éducation, visant à accroître le capital humain, et de financement de la recherche fondamentale, sur laquelle s’appuient les firmes pour développer des innovations rentabilisables sur les marchés, de création de pôles de compétitivité, dans l’espoir de former un cluster avec toutes les externalités positives.

Les politiques industrielles horizontales, d’inspiration libérale, facilitent le libre déploiement, sans interférences étatiques, de la stratégie mise en œuvre par les entreprises sur le territoire. Elles sont donc moins intrusives que les politiques industrielles verticales et surtout très compatibles avec les politiques d’ouverture, qui stimulent le commerce international. En revanche, elles sont moins efficaces lorsqu’il s’agit d’impulser la première phase de l’industrialisation, surtout si d’autres pays ont déjà pris de l’avance. 

De 1980 à la crise Covid de 2020, les politiques industrielles horizontales sont remplacées par des politiques industrielles verticales incitatives

La libéralisation des marchés : un frein à la création de géants industriels européens

Depuis les années 1980, on assiste à une libéralisation des marchés pour laisser plus de liberté aux entreprises dans leur stratégie de développement et de recherche du profit maximum. On peut prendre l’exemple du consensus de Washington, qui met en place des mesures libérales dans les pays émergents en difficulté : déréglementation du marché du travail, privatisations, politique de concurrence, suppression progressive des barrières protectionnistes qui entravent la libre circulation des produits et des capitaux…

En Europe, marquées par le primat de la concurrence depuis les années 1980, les politiques industrielles verticales sont muselées au point d’empêcher la formation de firmes capables de concurrencer les MAAMA (ex-GAFAM) américains et les BATX chinois. 

Lorsqu’en 2018, la Commission européenne interdit la fusion entre Alstom et Siemens, elle empêche la formation d’un mastodonte européen capable de résister à la pression de plus en plus forte du géant chinois CRRC, qui agit sous contrôle direct du Parti unique. Côté chinois toujours, c’est en empêchant les GAFAM d’entrer sur leur marché que l’essor des BATX a été possible. 

Les subventions étatiques au service de la compétitivité des entreprises

Dans les années 1980, les nouvelles théories du commerce international justifient les politiques de subventions des industries nationales pour en faire des mastodontes capables de s’imposer à l’échelle mondiale. Ainsi, le modèle de James Brander et Barbara Spencer (1984), popularisé par Paul Krugman, montre qu’en situation de concurrence imparfaite, il y a des superprofits à capter et que l’imperfection de la concurrence peut justifier alors l’intervention de l’État. 

En prenant l’exemple de la concurrence entre Airbus et Boeing, les deux auteurs soulignent l’avantage décisif généré par les subventions étatiques. Une fois le concurrent évincé, le gagnant capte tout le marché à l’échelle mondiale et les superprofits qui en résultent. Grâce aux économies d’échelle, le prix de vente unitaire baisse, ce qui stimule la demande intérieure et extérieure : les exportations de la firme explosent. En 2023, Airbus a déclaré avoir livré 735 avions avec un carnet de commandes comprenant 8 598 avions, dont la livraison s’étale sur plus d’une décennie. 

De son côté, Laura D’andrea-Tyson, dans sa théorie du Managed Trade (1990), fait la part belle aux politiques industrielles verticales. La politique de « managed trade » consiste pour l’État à prendre le risque de subventionner des industries « têtes de pont », quitte à se tromper. C’est une prise de risque qu’il faut assumer. Comme l’État français l’avait fait en investissant dans deux projets de trains rapides, dont un seul, le TGV d’Alstom, remportera finalement la partie. En cas de réussite, le pays bénéficie des externalités positives, ou spillover effects. Ainsi, les innovations dans l’industrie aérospatiale ont généré des innovations dans d’autres industries, comme les matériaux composites utilisés dans la fabrication des rames de TGV, les vêtements à haute résistance, ou encore les semi-conducteurs.

Dans le prolongement de cette idée, Mariana Mazzucato montre dans Mission économie (2022) comment l’État américain (la Nasa) a joué le rôle de catalyseur entre les services publics et les entreprises privées pour mener à bien, dans les années 1960, le projet Apollo à la fois ambitieux, coûteux et périlleux, mais aux retombées aussi inattendues que multiples dans la médecine (dialyse rénale, défibrillateur et stimulateurs cardiaques…), dans l’industrie (panneaux solaires, assainissement des eaux…) et dans les produits de consommation (montre à quartz, aliments lyophilisés, appareils sans fil…). Les investissements réalisés par l’État-entrepreneur (Mazzucato, 2015) doivent ouvrir la voie, stimuler la recherche fondamentale dans les endroits plus difficiles, les plus risqués. L’objectif étant de faire émerger de nouveaux produits à la fois rentables, exportables et socialement utiles.

On voit ainsi que les politiques industrielles verticales menées par l’État reviennent sur le devant de la scène. Cependant, ce retour des politiques industrielles nationales risque de freiner l’expansion du commerce international et de fragmenter l’économie mondiale, tout en attisant les tensions géopolitiques in fine nuisibles à la croissance économique.

Aujourd’hui, les États sont à la recherche de politiques industrielles optimales face à la montée des tensions géopolitiques et pour relever les défis posés par le changement climatique

La politique industrielle agressive de la Chine depuis les années 1990 crée aujourd’hui des tensions importantes qui mettent en danger des pans entiers du commerce international.

La politique volontariste du Parti unique, pour faire de la Chine une puissance mondiale capable de rivaliser avec le monde occidental et de prendre sa revanche sur l’histoire, conduit à des surproductions dans de nombreux secteurs : acier, véhicules électriques, panneaux solaires, habits… Des surplus que la Chine exporte à bas prix dans le monde entier, au point d’étouffer les industries étrangères concurrentes. Les déficits de balance des transactions courantes qui en résultent, inquiètent Américains et Européens qui tentent désormais, souvent en vain, de freiner la hausse continue des importations en provenance de Chine. 

La guerre commerciale, jusqu’alors larvée, devient de plus en plus tangible depuis les années 2010. Si bien que le CI progresse désormais au même rythme que le PIB mondial, mais pas plus. L’ère d’une ouverture croissante semble se terminer sans pour autant basculer dans une phase de démondialisationDepuis les tarifs Trump de 2018 sur l’acier et l’aluminium, les mesures de restriction commerciale entre la Chine et les États-Unis prennent de l’ampleur, mais elles n’empêchent pas les échanges entre les deux pays de poursuivre leur progression encore en 2023. 

Dès les années 1990, Paul Krugman craignait l’amplification des conflits commerciaux mortifères induits par les politiques commerciales stratégiques (PCS) à base de subventions. Entre la Chine et les États-Unis, les invectives fusent à chaque restriction ou interdiction de commerce. Les Chinois, après avoir interdit l’usage de Google par ses citoyens, lancent l’accusation d’ « État voyou » au Sénat américain lorsqu’il discute d’une éventuelle interdiction de TikTok aux États-Unis.

Pour éviter une japonisation de son économie en voie d’essoufflement, la Chine se lance à la conquête du monde, notamment via la Road Belt Initiative (ou nouvelle route de la soie) à grands coups de subventions et de prêts conditionnés qui enferment les pays pauvres, surtout africains, dans une dépendance qui n’est pas sans rappeler le néocolonialisme de la deuxième moitié du XXe siècle.

Les politiques industrielles au service de la souveraineté et de la transition écologique induisent une reconfiguration du commerce international

Dans La Souveraineté économique à l’épreuve de la mondialisation (2023), Sarah Guillou défend l’idée qu’entre les utopies du patriotisme économique protectionniste, d’un côté, et l’hypermondialisation libérale, de l’autre, il existe un chemin de crête étroit et spécifique à chaque nation, dans lequel le jeu des alliances stratégiques est indispensable. Avec la montée des tensions géopolitiques (guerre en Ukraine et au Proche-Orient, menaces sur Taïwan), qui conduit à une recomposition du commerce international, elle prône les politiques de « friendshoring », entre pays amis, pour dérisquer les échanges commerciaux. 

Selon Bensidoun et Grjebine (L’Économie mondiale en phase de reconfigurations, CEPII 2023), l’Inflation Reduction Act (IRA) de 2022 marque le retour des politiques industrielles verticales aux États-Unis, où l’État oriente activement l’économie vers des secteurs jugés politiquement cruciaux. Ce tournant, qualifié de « nouveau consensus de Washington », symbolise la réaffirmation du rôle des États dans le pilotage industriel, surtout face à la concurrence internationale. Ces politiques traduisent une forme d’interventionnisme assumé, qui place la souveraineté économique au cœur des priorités nationales, face à la montée en puissance de l’impérialisme chinois. Ce virage n’est pas isolé, car les politiques industrielles prennent désormais une place centrale dans l’arbitrage entre intérêts économiques et objectifs géopolitiques.

Les États-nations jouent également un rôle clé dans la régulation des firmes multinationales (FMN) pour limiter les dérives de la mondialisation. L’Union européenne, par exemple, a introduit le Digital Markets Act en 2022, imposant des restrictions aux géants du numérique. Cette législation s’inscrit dans le cadre des politiques industrielles européennes, qui visent à protéger les marchés nationaux et à assurer une concurrence équitable. En encadrant les grands acteurs de la mondialisation, les États cherchent à maintenir leur contrôle sur des secteurs stratégiques, tout en favorisant l’innovation et en protégeant les consommateurs européens.

Dans la même dynamique, l’Union européenne a adopté fin 2023 la taxe carbone aux frontières (MACF), un outil essentiel pour protéger les industries européennes contre une concurrence internationale déséquilibrée sur le plan environnemental. Cette taxe, ciblant les produits issus d’industries polluantes, reflète une stratégie industrielle qui combine souveraineté économique et transition écologique. Ce mécanisme démontre que les politiques industrielles ne se limitent pas à la protection économique, mais visent aussi à orienter les productions vers des modèles durables, tout en défendant les intérêts industriels européens sur la scène mondiale.