Dans ce livre, qui fait suite à son ouvrage Pourquoi les crises reviennent toujours paru en 2009, le prix Nobel Paul Krugman analyse en profondeur la terrible crise de 2008 et la voie de sortie empruntée. Tout en démystifiant la pensée du courant libéral sur la cause et les solutions de cette crise, Krugman fait le plaidoyer des idées keynésiennes et prône une politique expansionniste qui ferait appel à l’endettement public si nécessaire, et condamne fermement les politiques d’austérité budgétaire (ou monétaire), causes de l’enlisement de l’activité économique mondiale. L’auteur opère donc un raz-de-marée intellectuel contre une pensée économique qui ne reconnaît pas l’insuffisance de la demande comme phénomène explicatif de la crise de 2008, et qui s’enferme dans des doctrines ou dogmes économiques.
Les causes de cette crise
En reprenant l’expression de Keynes qui parlait de « problème de bobine », Krugman montre que la crise de 2008 est un problème technique, de coordination, qui peut être simplement résolu. Les capacités de production ne sont pas coupables, surtout pour un pays qui produit chaque année plus de 15 billions de dollars de biens et services. La dérégulation depuis les années 80, ou l’absence de régulation totale sur le système bancaire de l’ombre, est pointée du doigt, favorisant la culture du risque, sans que la croissance économique en tire avantage. Les titres adossés à des actifs ont permis le partage du risque, mais ont inséré plus d’incertitude : quand le risque de ces titres a été découvert, le système financier a failli tomber. Comme cause de la crise, les inégalités peuvent être citées, sous deux approches : l’une est le fait que la richesse accaparée par les 1 % ou les 0,1 % n’a pas été sans conséquence politique, avec une partie des politiciens qui ont défendu les intérêts de ceux-ci, vers plus de dérégulation, moins d’impôts… ; et la hausse des inégalités a profité à la bulle et a accru la vulnérabilité financière des autres ménages, due à la hausse des loyers dans les quartiers plus sûrs (avec de meilleures écoles, etc.). Quand la crise éclata, ces ménages furent les plus touchés. La hausse des inégalités a aussi eu un double effet sur la crise, avant, en cachant les périls de la dérégulation, et après, en favorisant un « environnement intellectuel et politique qui a sapé notre aptitude à réagir comme il le fallait quand la crise a frappé ».
Pour comprendre les mécanismes qui ont amené la crise, Krugman fait appel à deux économistes : Minsky (théorie de l’instabilité financière) et Fisher (déflation par la dette). À travers Minsky, Krugman met en évidence le surendettement privé dû à l’euphorie : les prêts risqués ont afflué tant que la bulle gonflait, car les plus-values issues de la revente des actifs couvraient le remboursement des prêts. Mais survint alors un moment Minsky, un moment où les prêteurs prennent conscience du risque réel de ces prêts et où la bulle éclate : la crise surgit. Les défauts de paiement et les saisies se multiplient, les crédits se raréfient, l’investissement chute de même que la consommation… Le surendettement privé est une des causes de la crise, lui qui atteignait 100 % du PIB en 2006 aux États-Unis.
De même, la pensée néoclassique et ses raisonnements rationnels ne s’appliquent pas dans les crises. Krugman met en évidence trois paradoxes : le paradoxe de l’épargne (tout le monde épargne, mais l’investissement baisse), le paradoxe du désendettement (« plus le débiteur paye, plus il doit », Fisher) et le paradoxe de la flexibilité.
L’insuffisance de la demande et la trappe à liquidité
Ce sont les causes de la longue durée de cette crise (cf. citation 1). Les taux d’intérêt étant déjà au plancher zéro (sans qu’il y ait d’inflation, grande peur de beaucoup d’experts, bien qu’elle soit injustifiée), et pourtant, l’investissement et le crédit ne décollent pas, faute de confiance en l’avenir : « les débiteurs ne peuvent pas dépenser, et les créanciers ne veulent pas dépenser ». Personne ne dépensant, l’économie rentre dans un cercle vicieux et s’enferme dans la crise. Les mesures d’austérité empirent la situation, par leurs licenciements massifs qui dépriment la demande générale et baissent le revenu disponible in fine. Rationnellement, les agents se mettent à épargner plus : ce qui devrait booster l’investissement le désencourage en réalité, car les agents puisent dans leur revenu consacré à la consommation pour épargner, désincitant les entreprises à investir. Pour Krugman, cette crise n’est ni d’ordre structurel ni un « châtiment » pour épurer les systèmes économiques, mais beaucoup plus simplement due à une insuffisance de la demande. C’est à l’État de dépenser plus et non de pratiquer l’austérité, et de recourir au déficit si besoin.
Mais un plan de relance, il y en eut un avec l’American Recovery and Reinvestment Act en 2009 (plan de 787 milliards de dollars), ou avec la hausse des dépenses publiques après la crise. Krugman montre que la hausse des dépenses publiques s’explique globalement par les stabilisateurs économiques (plus de chômage, donc plus d’allocations ; plus de pauvreté, donc plus de transferts sociaux). Sur le projet de renflouement des banques incarné par le Troubled Asset Relief Program pour renflouer les banques avec prise de participation (700 milliards de dollars investis), les prises de participation n’ont pas été assez loin, mais le programme a fonctionné. Krugman juge l’ARRA « profondément inadapté à l’enjeu » et le gouvernement « pas très audacieux » ; en clair, un programme très insuffisant (surtout dans sa composition, où les dépenses pour stimuler la demande étaient rares face aux programmes sociaux) pour relever une économie à 15 billions de dollars. De plus, la majorité (40 %) de l’ARRA était en réalité des déductions fiscales, dont l’efficacité est deux fois inférieure à des augmentations réelles de la dépense publique. Ce manque d’efficacité a de multiples conséquences, économiques comme politiques : premièrement, au niveau économique, ce programme n’a eu que peu d’effets et n’a pas fait sortir le pays de la crise, affectant donc les capacités de long terme de l’économie (cf. idée 3). Mais les conséquences les plus graves de l’insuffisant ARRA sont d’ordre politique et intellectuel : faute d’efficacité totale, l’ARRA a renforcé les austériens et les antikeynésiens, et donc a décrédibilisé toute relance budgétaire, dont nous avons réellement besoin selon Krugman.
Avec un plaidoyer pour une relance budgétaire d’inspiration keynésienne pour répondre à la véritable cause de la dépression, c’est-à-dire l’insuffisance de la demande, le second grand objectif de Krugman est d’en finir avec la pensée intellectuelle des « Gens Très Sérieux », qui prônent l’austérité pour sortir de la crise pour redonner la confiance aux investisseurs, la remontée des taux d’intérêt pour éviter l’inflation (inexistante jusqu’alors, un problème car cela permettrait d’alléger le poids de la dette), et qui condamnent toute intervention de l’État (« il existe donc une animosité particulière à l’égard des mesures publiques directement créatrices d’emplois »). La pensée intellectuelle doit évoluer et ne plus s’enfermer dans des dogmes dépassés et irréels.
Idées en marge
1) Plaidoyer pour une inflation forte (4 %), utile pour la sortie de crise : l’inflation permet de rendre l’emprunt plus attrayant, car cela fait baisser le coût réel des taux d’intérêt déjà à 0 %. De plus, cela réduit la valeur réelle de la dette (désendettement). Ainsi, pour Krugman, « l’une des réponses possibles consiste à trouver le moyen de réduire la valeur réelle de la dette. Ce peut être à travers l’inflation ». La peur de l’inflation n’a plus lieu d’être et les politiques pour l’empêcher encore moins : relever les taux d’intérêt ne servirait à rien, car l’économie américaine est dans une trappe à liquidité.
2) Pourquoi cette peur du déficit ? Les économistes craignent une attaque des « bond vigilantes » (expression d’Ed Yardeni), c’est-à-dire que les détenteurs de bons du Trésor s’en défassent par perte de confiance, faisant augmenter les taux d’intérêt et donc limitant l’emprunt. Les économistes cherchent alors à limiter le déficit par l’austérité. Pourtant, alors que l’économie américaine est en grande difficulté, les taux d’intérêt des bons du Trésor sont très faibles.
3) La crise ne vient pas d’un problème concernant nos capacités de production, mais sa durée et ses conséquences notamment sociales affectent les capacités de production à long terme : les chômeurs (13 millions en 2011, voire 24 millions selon des critères plus larges) deviennent inemployables et s’enferment dans la pauvreté, et les offres d’emploi rencontrent beaucoup de demandeurs (chaque nouveau poste rencontre quatre demandeurs). Ces chômeurs de longue durée perdent peu à peu leurs compétences. De plus, la crise a fait baisser l’investissement, ce qui se traduit par une perte relative des capacités de production à court terme, mais surtout à long terme (en 2011, l’économie américaine est 7 % en dessous de son plein potentiel de production). Enfin, les coupes budgétaires s’appliquent sur les programmes publics, qui sont essentiels à la vitalité économique (infrastructures, éducation, etc.). Tout « cela signifie que le jour où l’économie sera rétablie, nous nous heurterons beaucoup trop vite aux goulets d’étranglement ou aux pénuries ».
4) Il invalide l’effet d’éviction de l’investissement par l’emprunt de l’État sur le secteur privé pour la crise de 2008 : alors que les taux d’intérêt sont proches de 0 %, l’épargne reste forte. L’État, quand il emprunte, ne fait pas concurrence au secteur privé en faisant augmenter indirectement les taux d’intérêt, mais au contraire, trouve une utilisation à l’excédent d’épargne du secteur privé. Que l’État s’endette et emprunte ne nuit pas à l’investissement privé, sinon le contraire.
5) Le problème de l’UE : la monnaie unique pose problème pour la sortie de crise, alors que l’euro a eu des vertus (gains d’efficacité, plus d’échanges, plus de confiance). Tout d’abord, l’euro a rendu beaucoup de capitaux aux pays anciennement vus comme risqués (Espagne, Italie), ce qui a permis à la bulle de se forger. Mais les défauts de la monnaie unique sont surtout visibles en temps de crise. En effet, la monnaie unique empêche les pays en manque de compétitivité (entre 2000 et 2011, le coût unitaire de la main-d’œuvre a augmenté d’environ 35 % en Europe du Sud, contre 9 % en Allemagne) de dévaluer, les obligeant à une dévaluation interne (plus longue et plus dure socialement). De même, elle rend les pays plus vulnérables aux paniques autoréalisatrices sur la peur du manque de liquidité ou de défauts de paiement. L’euro a aussi contribué au gonflement de la bulle dans les pays du Sud, en rendant ces pays plus sûrs et en facilitant l’afflux de capitaux vers ces pays.
Pour le prix Nobel, l’UE doit viser plus d’inflation, créer un compromis budgétaire sur le commerce (les pays excédentaires importent des produits venant des pays déficitaires) et la BCE doit pouvoir racheter les titres d’État, ou s’en porter garante.
La monnaie unique rend la relance budgétaire plus compliquée et amplifie cette crise budgétaire, et donc la crise.
Toutefois, les difficultés de l’UE (mobilité de la main-d’œuvre, différences économiques des pays, etc.) freinent le processus.
Citations
1) « Nous souffrons d’une insuffisance sévère et généralisée de demande. »
2) « Ce sont la politique et la confusion intellectuelle – pas les réalités économiques fondamentales – qui ont empêché toute intervention efficace. »
3) « Le discours politique s’est déplacé de l’emploi vers le déficit. »
4) « La seule chose qui empêche cette reprise c’est le manque de lucidité intellectuelle et de volonté politique. »
Exemples
– En raison de la récession, des mesures d’austérité ou de coupes budgétaires, c’est plus de 300 000 postes d’enseignants (qui préparent les générations futures) qui sont supprimés.
– Le chômage involontaire existe-t-il ?
En 2010, Sharron Angle (candidate républicaine au Sénat) décrit les chômeurs comme des « gâtés » qui profitent des allocations. Les représentants de la Chambre de commerce de Chicago ont fait pleuvoir des formulaires d’embauches de McDonald’s sur les personnes se plaignant des inégalités, pour leur montrer qu’il existe des emplois. Toutefois, McDonald’s avait annoncé la création de 50 000 postes, environ un million de candidatures ont été déposées.
– Face à l’ARRA, Roosevelt fut plus efficace et se concentra davantage sur la création d’emplois : le Work Progress Administration employait jusqu’à 10 % de la main-d’œuvre du pays, soit trois millions de personnes.
– Le démocrate Robert Rubin (ancien secrétaire du Trésor) défendit (et permit) l’abrogation du Banking Act de 1933 sur la séparation bancaire avec la loi Gramm-Leach-Bliley de 1999. S’il soutint cette dérégulation, c’est en raison de sa promiscuité avec le monde financier et bancaire, lui qui avait été coprésident de la Goldman Sachs avant de prendre ses fonctions, puis d’être vice-président de Citigroup en en sortant. De même pour Phil Gramm, dont les campagnes ou projets politiques étaient financés par des institutions bancaires ou financières (il intégra l’UBS après son passage politique).
Références à utiliser
– Keynes dans la Théorie Générale : « Les deux vices marquants du monde économique où nous vivons sont le premier que le plein-emploi n’y est pas assuré, le second que la répartition de la fortune et du revenu y est arbitraire et manque d’équité. » Il définit la dépression comme « un état d’activité chroniquement inférieur à la normale qui se prolonge un temps considérable sans qu’il y ait de tendance marquée à la reprise ou à l’effondrement complet ».
« C’est en phase d’expansion, pas de ralentissement qu’il faut appliquer l’austérité. »
– Lisa Kahn : cette économiste de Yale a montré que les étudiants qui ont fini leurs études en période de chômage élevé ont eu moins de réussite professionnelle tout au long de leur carrière, même pendant les périodes de boom économique.
– L’économiste (blogueur) Mark Thoma, sur le renouvellement de la pensée économique (après la crise de 2008, et le retour de Fisher et Minsky) : « La nouvelle pensée économique signifie qu’il faut lire de vieux livres. »
– Elizabeth Warren et Amelia Tyagi, The Two-Income Trap (2003) : les auteurs mettent en exergue les inégalités scolaires comme explication à la vulnérabilité des ménages. Les meilleures écoles étant dans les quartiers riches (avec des loyers forts et qui augmentent avec la bulle), la vulnérabilité de ces ménages de classe moyenne s’accroît (problème de santé, deuxième emploi, etc.).
– Keith Pool, Howard Rosenthal et Nolan McCarthy, Polarized America (2006) : ils établissent une corrélation positive entre la polarisation politique et les inégalités de revenus (en particulier celle en faveur du 1 % ou du 0,1 %). Plus l’inégalité est forte, plus la polarisation l’est aussi, et plus les décisions pour prendre des mesures contre l’inégalité et ses sources (dont la dérégulation) sont ralenties, voire bloquées.
– Greenspan en 2011, dans le FT : « À de remarquablement rares exceptions près, la “main invisible” mondiale a créé des taux de change, des taux d’intérêt, des prix et des indices salariaux relativement stables. » Henry Farnell lui a répondu peu de temps après sur un blog : « À de remarquablement rares exceptions près, les réacteurs nucléaires du Japon ont été à l’abri des tremblements de terre. »
– Pour Cochrane, les idées keynésiennes « ne sont que des contes de fées dont l’inexactitude a été prouvée ».