souveraineté

Au lendemain de la crise sanitaire, alors que la guerre fait toujours rage sur le sol européen, et dans un contexte de retour des mesures protectionnistes dans le monde, la souveraineté économique est au centre des préoccupations politiques en Europe. Alors que la souveraineté a d’abord une connotation politique, voire géopolitique, cet article questionne l’existence d’une souveraineté européenne au sens économique.

Définition de la souveraineté économique et contexte en Europe

La souveraineté économique renvoie à la capacité d’un État à contrôler et à orienter son économie de manière autonome. En Europe, la quête de souveraineté économique est particulièrement complexe en raison des conflits entre les intérêts nationaux et ceux de l’Union, et des contraintes constitutionnelles.

Cette souveraineté économique est alors assez large. Elle concerne non seulement la capacité à répondre aux besoins industriels, alimentaires et énergétiques, mais aussi à contrôler les politiques budgétaires et monétaires sans être soumis à des influences extérieures. En Europe, la souveraineté alimentaire est aujourd’hui questionnée à travers les controverses autour de la PAC. La dépendance industrielle et énergétique est également très critiquée et a été soulignée par les récentes crises. La souveraineté économique, bien que désirée, semble inexistante.

La souveraineté économique européenne à travers la construction de l’Europe

La construction européenne a été marquée par la mise en place de mécanismes visant à créer une forme de souveraineté industrielle, énergétique, alimentaire et monétaire collective. Cependant, cette souveraineté collective est souvent en concurrence avec les souverainetés nationales.

La souveraineté industrielle, énergétique et alimentaire avec la CECA et la PAC

La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), fondée en 1951 lors du traité de Paris, fut une première étape vers la souveraineté industrielle et énergétique européenne. La CECA disposait d’une instance supranationale qui contrôlait la production et les prix du charbon et de l’acier. Elle a ainsi réduit les risques de conflits entre les États membres et posé les bases d’une intégration économique plus large.

Sur le plan alimentaire, la Politique agricole commune (1962) est un exemple de succès dans la quête de souveraineté. Elle a permis de garantir un approvisionnement stable en produits agricoles, de soutenir les agriculteurs européens et de stabiliser les marchés agricoles. Elle a donc contribué à l’autonomie alimentaire en Europe, provoquant même une surproduction dans les années 1990.

Une souveraineté monétaire progressive

Les échecs successifs du Serpent monétaire européen (1972-1979) puis du Système monétaire européen (1979-1993) montrent la difficulté de constituer une véritable souveraineté monétaire européenne. Néanmoins, cette souveraineté semble prendre forme avec la création de l’Union économique et monétaire, la création de la BCE et l’instauration de l’euro dès 1999. La monnaie unique permet une gestion unifiée de la politique monétaire, assurant la stabilité des prix et offrant une capacité de réaction face aux crises.

Les réticences quant au fédéralisme européen ont posé des limites à cette souveraineté

La construction de l’Europe a toujours impliqué un équilibre fragile entre les aspirations fédéralistes et la défense des souverainetés nationales. Un débat que les dernières élections européennes ont ravivé. Cette fragilité se retrouve dans l’échec de la mise en place d’une réelle Europe sociale.

Les initiatives comme la Charte des droits sociaux fondamentaux ou le Socle européen des droits sociaux s’avèrent en effet non contraignantes. Les disparités sociales persistent alors, reflétant la réticence des États à céder leur souveraineté en matière de politique sociale. La souveraineté des États semble limiter la souveraineté économique européenne.

Les menaces pour la souveraineté européenne

Un retard industriel et technologique conséquent

Pendant la crise sanitaire, l’Europe a souffert de sa dépendance industrielle vis-à-vis du reste du monde et particulièrement de la Chine et de la perturbation des chaînes de valeurs mondiales. Plusieurs pays européens, dont la France, ont en effet connu une forte désindustrialisation renforcée par la mondialisation. De plus, contrairement à la Chine ou aux États-Unis, l’Europe peine à protéger son industrie et à mettre en place des plans de relance, comme l’Inflation Reduction Act américain.

L’Europe accuse également un retard technologique important vis-à-vis de la Chine (Alibaba, Tencent, Huawei…) et des États-Unis (GAFAM…). Ce retard est particulièrement fort dans les secteurs clés comme  l’intelligence artificielle, le cloud computing et la 5G. Ce déficit renforce la dépendance de l’UE aux technologies étrangères et peut affaiblir sa compétitivité.

Les réponses face à ces contraintes sont limitées par la rigidité de la politique de la concurrence…

Les controverses autour des accords du CETA et de l’UE-Mercosur témoignent du risque que pose le libre-échange pour la souveraineté économique, notamment alimentaire, en autorisant l’importation de produits qui ne respectent pas les normes européennes. Plus largement, l’Europe a historiquement centré sa politique commerciale sur le libre-échange. Or, le libre-échange peut être une menace pour l’emploi européen, en raison des normes sociales et des salaires plus bas, notamment en Chine. On parle de dumping social.  Tout ceci favorise une dépendance vis-à-vis des importations, rendant l’Europe vulnérable aux cycles économiques mondiaux.

Sur le plan monétaire, on remarque que la politique monétaire de la BCE n’est en réalité pas autonome. Selon Hélène Rey, la politique de la BCE est largement dépendante des cycles financiers mondiaux, dont le principal facteur est la politique monétaire de la FED.

… et de la politique de libre-échange

La politique de la concurrence de l’UE fragilise elle aussi cette idée de souveraineté économique européenne. Cette politique, souvent jugée rigide, s’est renforcée au fil des traités qui ont construit l’Union européenne. Elle concerne aujourd’hui la surveillance des fusions et des acquisitions ainsi que des aides d’États, et la lutte contre les ententes illicites et les abus de position dominante.

Celle-ci est accusée d’empêcher le soutien aux filières stratégiques et la formation de véritables « champions » européens, rayonnant dans le monde. En 1996, le rejet du rachat de Haviland par le groupe français Aérospatiale avait été critiqué et a finalement favorisé le développement du Canadien Bombardier notamment.

Une volonté de défense de la souveraineté économique européenne

La prise de conscience du retard industriel pourrait marquer un tournant

Un réveil semble s’opérer en Europe, Elie Cohen parle même d’une « révolution européenne ». En effet, l’UE prend conscience de la nécessité de mener des politiques industrielles offensives pour rivaliser avec la Chine et les États-Unis. Les PIIEC (projets importants d’intérêt européen commun), qui permettent des dérogations pour les aides publiques, redessinent l’équilibre entre les politiques industrielles et celles de la concurrence.

Ils visent ainsi à favoriser le leadership technologique dans des domaines stratégiques comme la microélectronique, les batteries, l’hydrogène et le cloud. En développant ces industries, l’Europe réduirait sa dépendance extérieure et gagnerait en autonomie économique. Ainsi, l’initiative Gaia-X, soutenue par un PIIEC, doit offrir une alternative européenne aux géants américains du cloud computing. Elle devrait alors renforcer la souveraineté numérique et favoriser le développement de technologies respectant les normes et les valeurs européennes en matière de protection des données.

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, mis en place dès octobre 2023, vise à lutter contre les fuites de carbone, en imposant des frais sur les importations en fonction des émissions de carbone associées à leur production. Cela doit revenir à imposer aux entreprises qui exportent en Europe les mêmes contraintes que les entreprises européennes en matière de prix du carbone. Cette mesure lutte contre le risque de « dumping environnemental » et permet ainsi de protéger l’industrie européenne.

Les évolutions en matière budgétaire pourraient permettre de financer cette souveraineté recherchée

L’évolution récente des contraintes budgétaires pourrait permettre le financement d’une future souveraineté énergétique, technologique et industrielle.

Michel Aglietta est partisan de l’instauration d’une véritable capacité budgétaire européenne. En 2017, il proposait avec Nicolas Leron de renforcer le fédéralisme européen, en créant une agence budgétaire européenne qui évaluerait la situation macroéconomique et définirait le budget européen, ainsi que la possibilité de s’endetter sous forme d’euro-obligations.

Bien que cette idée semble peu susceptible d’être mise en œuvre aujourd’hui, d’autres mesures montrent une avancée sur le plan budgétaire. La réforme récente du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) a légèrement assoupli les contraintes budgétaires pour permettre plus d’investissements publics, essentiels pour l’infrastructure, l’éducation et la R&D. Ces investissements sont cruciaux pour soutenir la croissance du secteur industriel et renforcer la compétitivité de l’UE à long terme.

Le plan de relance de 2020, avec le Next Generation EU, en ouvrant la voie à une mutualisation des dettes, a introduit la possibilité de tendre vers l’idée d’Aglietta et Leron et de créer un budget fédéral européen, qui pourrait notamment renforcer les investissements de grande ampleur à l’échelle européenne, voire appuyer l’euro et renforcer l’autonomie de la politique monétaire de la BCE.

Conclusion

La souveraineté économique européenne, bien qu’encore en développement, se trouve à un moment décisif. Les défis sont nombreux, notamment la dépendance technologique et les contraintes internes. Néanmoins, l’Union européenne montre une volonté croissante de renforcer son autonomie.

Si l’Europe parvient à équilibrer les intérêts nationaux avec une vision commune, elle pourra devenir une puissance économique réellement souveraine. Cependant, la souveraineté économique européenne est loin d’être aboutie, son avenir dépendra certainement de la capacité budgétaire de l’Europe qui pourrait se dessiner.