Dani Rodrik, à travers son ouvrage Le Paradoxe de la mondialisation (2011) et son triangle d’incompatibilité qu’il reprend dans La Mondialisation sur la sellette (2018), montre qu’une société ne peut pas avoir à la fois un régime démocratique, accepter une large ouverture à la mondialisation et conserver sa souveraineté nationale. Il est nécessaire de choisir entre ces trois pôles, et une communauté politique doit choisir deux pôles parmi ces trois dimensions.
Quel compromis choisir ?
« Il est impossible d’avoir simultanément hypermondialisation, démocratie et souveraineté nationale ; tout au plus peut-on avoir les deux à la fois », écrit Dani Rodrik dans La Mondialisation sur la sellette.
Ce triangle représente trois situations vers lesquelles il est possible de tendre, mais dont chacun des coins représente une situation idéale typique, non réalisable ou non souhaitable.
1) L’utopie libérale désigne un monde hyperglobalisé, où l’intégration financière et économique est à son paroxysme. Or, cette force unificatrice se fait au détriment des modes nationaux de régulation, par le broyage des spécificités sociales et culturelles de chaque pays.
2) L’utopie mondialiste désigne une forme poussée de coopération internationale. Elle est défaillante, car elle subit le phénomène du passager clandestin. Rodrik ne croit pas en la gouvernance mondiale parce que les pays n’ont pas les mêmes préférences en matière d’institutions et de priorités économiques (stabilité ou dynamisme), et que les distances jouent un rôle important dans le commerce international.
3) L’utopie nationaliste désigne la souveraineté nationale. Un problème est que la multiplicité des États-nations crée une hétérogénéité juridictionnelle et des coûts de transaction nuisibles. En effet, les différences de devises, de régimes législatifs et de pratiques réglementaires seraient des obstacles à une économie globale unifiée.
En bref, la meilleure option pour Rodrik est celle du « compromis de Bretton Woods » (1944-1971). Système monétaire international de change fixe. Mais chaque pays avait le droit de contrôler son taux de change, autonomie de la nation. C’est renoncer à l’intégration économique et financière préconisée par les libéraux. N’empêche pas la hausse des échanges, mais cette dernière n’est pas incontrôlée. Cela permet de prendre en compte les spécificités politiques et économiques de chaque nation : bonne solution pour Rodrik.
Un SMI optimal pourrait-il être envisagé grâce à Rodrik ?
Le triangle d’incompatibilité Rodrik, établi en 2011, permet d’entrevoir les différentes solutions possibles pour tendre vers un optimum optimorum quant au SMI (système monétaire international). Il serait la clé afin de concilier intégration monétaire et financière, autonomie des nations et coopération internationale institutionnalisée.
Cette « camisole dorée » nous éloigne de la coopération internationale du fait d’une logique individualiste. Cette faible coopération institutionnalisée est censée laisser une certaine autonomie aux nations. Rodrik explique dans son œuvre que les nations sont faussement autonomes (voir H. Rey Dilemma not Trilemma, ou encore la La Tyrannie des marchés financiers de Bourguinat). Notons le cas particulier des États-Unis qui ressentent moins ce défaut d’autonomie. Chaque pays conserve sa monnaie nationale, mais dans un système monétaire et financier international peu régulé, chaque pays est à la merci des défaillances des marchés financiers, et surtout des guerres des monnaies.
Avec le fédéralisme, les nations se mettent d’accord sur des règles de fonctionnement communes pour stabiliser les taux de change et donc empêcher les guerres des monnaies. Le fédéralisme suggère la mise en place d’un contrôle des capitaux, au moins à court terme (retour du contrôle des changes), pour éviter des effets tequila. Le fédéralisme donne un rôle accru aux institutions, comme le FMI, jusqu’à en faire une Banque centrale mondiale avec une monnaie commune (par exemple, le DTS).
Ce fédéralisme est loin de l’autonomie des nations
En effet, il suppose un transfert de souveraineté monétaire vers des institutions internationales. Ces institutions vont imposer aux États des règles de fonctionnement. C’est-à-dire des contraintes qui incitent à la prudence (voire obligent) au point d’être considérées comme des règles prudentielles. Ces règles peuvent concerner le solde de la balance des transactions courantes (dans une fourchette de + ou – 4 % du PIB de chaque pays), ce qui engendre qu’on demande aux pays avec excédent de le réduire (ce qui n’est pas le cas en Europe), car l’excédent des uns est le déficit des autres. Il faudrait alors partager les efforts afin que pas seulement les pays en déficit fassent des efforts.
Ces règles peuvent aussi concerner le taux d’inflation, puisque des écarts de taux d’inflation influent sur les taux de change et le niveau des dettes publiques (par exemple, le déficit public américain est financé par l’épargne du reste du monde). Concernant les réserves obligatoires en devises (avoir un certain volume de devises), il serait nécessaire d’appliquer à des banques centrales ce que ces dernières imposent aux banques commerciales de nos jours. Donc, en théorie, les économistes et les décideurs politiques ont conscience des bonnes mesures à mener. Cependant il n’existe pas de réelle volonté de coopérer à l’échelle mondiale, mais qu’à l’échelle régionale (voir les accords commerciaux régionaux et le régionalisme). On voit se dessiner de facto un SMI multipolaire.
En 2011, Rodrik montrait qu’on était à la croisée des chemins entre la camisole et le fédéralisme
Il prend l’exemple de la crise asiatique de 1997. Des pays d’Asie de l’Est, comme la Thaïlande, avaient libéralisé leurs marchés financiers dans le but d’attirer des investissements étrangers. Toutefois, lorsque la crise s’est déclenchée, ces nations ont perdu une grande partie de leur autonomie économique et n’ont pas pu adopter les mesures de sauvetage dictées par les institutions financières internationales. Cela montre que l’intégration économique accrue peut mettre en péril la souveraineté nationale et le contrôle des politiques économiques.
Utilisation en dissertation des théories de Rodrik
Sujet : Quel rôle pour l’État dans les stratégies de développement des PED ?
III. Le développement passe par la construction d’un partenariat public-privé adapté au contexte : a) La définition de nouvelles stratégies de développement
Dani Rodrik, dans La Mondialisation sur la sellette, explique qu’il n’est plus possible aujourd’hui pour les pays émergents de suivre la voie de l’industrialisation émancipatrice comme leurs aînés. « Les forces de la mondialisation et du progrès technique se sont combinées pour modifier la nature du travail de production de telle façon qu’il est très difficile, voire impossible, aux retardataires d’imiter l’expérience d’industrialisation qu’ont connue » les late comers au XXe siècle. Si la Chine a partiellement échappé à « la malédiction de la désindustrialisation prématurée », les autres émergents doivent emprunter une voie de développement nouvelle qui repose davantage sur les services que sur l’industrie, mais qui nécessite des investissements massifs en infrastructures, en capital humain et autres institutions inclusives. Ce qui les rend capables de sauter l’étape « industrialisation ».
À ce titre, Rodrik insiste sur l’idée que « l’autoritarisme rapporte peu sur le plan de la croissance économique » et que « les démocraties se révèlent plus performantes que les dictatures en matière de croissance économique à long terme ». Elles procurent une stabilité économique, s’adaptent mieux aux chocs, génèrent plus d’investissements dans la santé et l’éducation, et produisent des sociétés plus équitables. Si l’exception chinoise fait des émules (consensus de Pékin), ces derniers essuient des revers de plus en plus coûteux. Ainsi, le glissement d’Erdogan vers l’autoritarisme ralentit l’intégration de l’économie turque dans l’économie mondiale et surtout européenne.
De même, les poussées de fièvre nationalistes du Président brésilien Bolsonaro mettent le Brésil à l’index d’une partie de la communauté internationale. Par exemple avec la remise en question de l’accord commercial entre le Mercosur et l’Union européenne. La Chine elle-même, dans sa peine à contenir les effets sociaux, politiques et économiques de la COVID-19, dévoile l’incomplétude (voire les effets pervers) de son modèle de développement. Ainsi, Dani Rodrik fait de la démocratie une méta-institution dont dépend la qualité des autres institutions. Cependant, Alberto Alesina et Roberto Perotti atténuent ce point de vue en affirmant, dans le numéro 3-1994 de la World Bank Economic Review, que c’est la stabilité politique plus que le régime politique (démocratie ou dictature) qui favorise le développement économique.
Dani Rodrik considère que les institutions démocratiques et les libertés publiques forment une méta-institution qui permet à la société d’opérer une sélection pertinente et optimale parmi l’ensemble des institutions économiques possibles. Par exemple, un État crédible qui sanctionne sévèrement la corruption, une monnaie saine, la protection de la propriété, des incitations marchandes qui poussent les agents au travail…