mémoire

Comme l’exprime l’historien Stéphane Michonneau dans son livre Les Fantômes de la guerre civile et du franquisme, il semblerait que l’Espagne soit malade de son passé. Aujourd’hui, et depuis quelque temps déjà, la question de la mémoire de la période franquiste est omniprésente et pesante pour nombre de citoyens. Suite au pacte de l’oubli signé par la loi d’amnistie en 1977, qui a amnistié tant les prisonniers politiques que les criminels en gommant toutes les atrocités commises sous la dictature, un besoin de reconnaissance des victimes est apparu au cours des dernières années.

Introduction

Les familles et les proches des victimes du franquisme demandent ainsi au gouvernement de sortir les victimes du néant de l’oubli. Ils demandent au gouvernement de sortir les corps des fosses communes pour leur rendre hommage et leur donner une sépulture digne de ce nom. Ils souhaitent retirer les symboles franquistes de l’espace public, car les noms des rues et les statues vénèrent des individus ayant participé à la machine infernale de la dictature espagnole. Finalement, ils désirent recréer une mémoire collective, en laissant le passé refaire surface, pour ne pas laisser les victimes de la dictature dans l’oubli.

Cependant, deux problèmes majeurs se posent. Il y a premièrement un certain paradoxe dans cette volonté de rouvrir les plaies du passé pour mieux les accepter, puisque cela signifie effacer certains signes distinctifs du passé (notamment l’exemple des symboles franquistes). Sous prétexte qu’il serait impossible d’accepter que ces symboles hantent l’espace public tout en acceptant la réalité sordide de la dictature, les partisans de la création d’une mémoire collective effacent finalement une partie du passé. Deuxièmement, une partie de la population s’oppose à ce mouvement de « récupération de la mémoire historique », étant d’avis que ce mouvement constitue un supplice inutile et qu’il ne serait pas souhaitable de faire ressurgir un passé si bien enfoui.

La question de la mémoire est donc complexe, et surtout centrale. En khôlle comme à l’écrit, c’est un sujet qui peut tomber, car il reste toujours d’actualité. Je te propose donc un article sur le devoir de mémoire en Espagne, afin d’essayer de décrypter au mieux ce sujet délicat et parfois difficile à comprendre.

Perspectives historiques

Le pacte de l’oubli : la Ley de Amnistía (1977)

En 1975, après la mort de Franco, le nouveau président du gouvernement, Adolfo Suárez, souhaite instaurer une réforme politique permettant la transition vers un système multipartite sans pour autant perturber l’ordre social. Cette volonté donne lieu au pacte de l’oubli, scellé par la loi d’amnistie en 1977. Ce dernier a pour objectif de permettre aux Espagnols de se réconcilier en effaçant tous les éléments susceptibles de mettre en péril la consolidation du nouveau régime.

La transition démocratique s’étend ainsi de 1975 à 1982, date de la première alternance politique avec l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste ouvrier espagnol de Felipe Gonzalez. En ne réhabilitant aucune mémoire républicaine, le pacte de l’oubli a permis aux leaders républicains de cohabiter avec des leaders nationalistes (= franquistes) au sein du gouvernement lors de la transition.

Le choix de ne pas regarder en arrière a donc permis d’enterrer très profondément une douloureuse période de l’histoire espagnole. Ce choix était souhaité et assumé. Non seulement la loi d’amnistie avait été votée par une large majorité en 1977, mais Felipe Gonzalez a affirmé en 2001 avoir fait le bon choix.

« Si c’était à refaire, avec la perspective de ces vingt-cinq ans écoulés depuis la disparition du dictateur, je le referais. »

L’Espagne a donc délibérément privilégié la transition démocratique au détriment de son devoir de mémoire.

Lutter contre l’oubli : la Ley de Memoria Histórica (2007)

La loi sur la mémoire historique vise à vaincre l’oubli, en rouvrant les plaies du passé pour mieux les accepter. Elle cherche à répondre aux nombreuses revendications des associations de victimes. Entre autres, regrouper les archives de la guerre civile, indemniser les anciens prisonniers politiques, octroyer des pensions aux enfants de la guerre, exhumer les corps des fosses communes et identifier les disparus, ou encore retirer les symboles franquistes de l’espace public (ex. : retrait d’une statue de Franco en 2008 à Santander).

Ainsi, cette loi, appuyée par le combat des associations et portée par le gouvernement de Zapatero depuis 2004, aspire à rendre hommage aux victimes du franquisme sur de multiples plans.

Cependant, la loi sur la mémoire historique connaît de nombreuses controverses

Notamment de la part du parti politique opposé, le Partido Popular (parti politique libéral-conservateur espagnol), de l’Église ou de divers médias conservateurs. Pour eux, cette explosion mémorielle est problématique, car elle ravive les origines sanglantes du franquisme. Mariano Rajoy, ancien président du Parti populaire, est alors fermement opposé à cette loi. Il y voit une volonté de ranimer une guerre entre « deux Espagne ».

La mise en application de la loi de mémoire historique sur le territoire espagnol est d’ailleurs particulièrement difficile – faute de volonté politique de certaines villes et communautés autonomes. Par exemple, la ville de Guadalajara a été contrainte par la Ley de Memoria Histórica de changer les noms des rues.

Cependant, le maire de Guadalajara, Antonio Roman (partisan du Partido Popular), s’y est opposé et a donc décidé de consulter directement par vote les habitants. Suite à ce vote, il a reçu 96 % de réponses s’opposant au changement des noms des rues. Cela lui a « permis » de ne pas appliquer la loi. Une illustration parfaite d’à quel point la loi n’est pas assimilée par l’ensemble de la société. Son application n’est pas contrôlée, son impact est donc limité. Et même ceux qui se font dénoncer (à l’instar d’Antonio Roman) ne sont pas condamnés. Cela témoigne d’un certain manque de fermeté.

Perspectives actuelles

L’élan de récupération de la mémoire historique se poursuit

La loi de 2007 n’a pas suffi et les actes menés à l’encontre de cette loi se poursuivent. On peut notamment penser à la polémique concernant le juge Baltasar Garzón en 2010. Ce dernier est accusé de transgresser son devoir parce qu’il a voulu enquêter sur les crimes du franquisme. Cette affaire est d’ailleurs mentionnée dans El Silencio de otros, un documentaire portant sur le devoir de mémoire en Espagne (particulièrement intéressant pour appuyer ton argumentation en khôlle). L’affaire Garzón montre en tout cas à quel point il était nécessaire d’aller plus loin pour pallier l’inefficacité de la Ley de Memoria Histórica.

Ainsi, pour renforcer la Ley de Memoria Histórica, le PSOE et Unidas Podemos ont déposé en 2021 leur projet de loi sur la mémoire démocratique, qui a ensuite été approuvé par le gouvernement de Pedro Sanchez avant d’entrer en vigueur l’année dernière, en 2022, sous le nom de la Ley de Memoria Democrática. Cette nouvelle loi a pour objectif de véritablement réclamer justice, vérité et réparation pour les victimes du franquisme (notamment en leur offrant enfin des compensations financières).

Dans l’immédiat, cette loi semble avoir eu des effets positifs. Notamment parce que de nombreux travaux d’ouverture des fosses communes sont actuellement menés. Cependant, ces initiatives ne sont toujours pas suffisantes, il reste par exemple encore bon nombre de symboles franquistes dans les espaces publics. Reste à voir quels efforts seront menés dans les années à venir pour mener à bien cette quête de récupération de la mémoire historique.

Les débats à ce sujet persistent aussi

Bien que l’Espagne veuille aujourd’hui briser l’oubli et rendre hommage aux victimes du franquisme, les polémiques à ce sujet semblent continuer de fragiliser le pays. En effet, le débat mémoriel semble encore agiter l’Espagne et révéler la difficulté du dialogue.

La société espagnole apparaît fortement divisée autour des enjeux du présent, comme si deux camps se livraient à une guerre des mémoires. Un sondage pour le quotidien national El Pais en 2007 a d’ailleurs fait apparaître que plus de la majorité des interviewés (54,6 %) considéraient que, soixante-ans après la guerre civile, « deux Espagne » étaient toujours opposées.

Ce débat, s’il concerne toute la société civile espagnole, est avant tout politique

Le Partido Popular véhicule une vision réactionnaire de l’histoire, presque empreinte de nostalgie de la période franquiste, étant d’avis qu’il n’est pas nécessaire de ramener de mauvais souvenirs en brisant la loi d’amnistie.

Le PSOE, lui, prône une réconciliation des mémoires dans une perspective de pacification et de réparation, il est d’avis que la loi d’amnistie ne devrait en aucun cas être une loi de point final. Un compromis entre ces deux points de vue est donc particulièrement difficile à trouver.

Ainsi, la question de la mémoire en Espagne est à la fois complexe et fascinante. Si tu souhaites approfondir ce sujet, je t’invite à regarder des films tels que Le Silence des autres, La Langue des papillons ou encore Les Chemins de la mémoire, qui peuvent être très éclairants sur le sujet. De la même manière, si le sujet t’intéresse, je t’invite à consulter cet article sur la période 1936-1975 (puisque je me suis aujourd’hui concentrée sur la période s’étalant de 1975 à nos jours).

J’espère que cet article aura pu t’aider et je te souhaite de tout cœur bon courage pour la suite des concours 🙂