Dans ce contexte bien particulier, nous avons décidé de t’épauler sur la civilisation hispanique. Au programme, un gros bilan récapitulatif de la situation politique en Amérique latine, de 1929 à nos jours. Nous allons en particulier nous concentrer sur l’étude des mouvements qualifiés de « progressistes », ce qui permettra de comprendre les dynamiques politiques, économiques et sociales que rencontre actuellement le continent.
Cette étude se fera en huit épisodes, couvrant trois grandes interrogations :
- 1929-1998 : comment « les gauches » arrivent-elles au pouvoir ?
- 2000-2013 : quel bilan pour les gauches au pouvoir ?
- 2013-2020 : vers une transition libérale ?
Nous chercherons d’abord à comprendre comment, pourquoi et de quelle manière les gauches ont réussi à s’imposer comme unique force politique à l’orée des années 2000. Puis, nous nous interrogerons sur le retour, depuis 2013, des forces libérales et sur leurs contradictions.
Démarrons dès à présent avec notre premier épisode, bonne lecture !
Épisode 1 (1929-1981) : une gauche encadrée, puis réprimée par les dictatures
Un contexte de crise économique et financière
En 1929, l’Amérique latine, comme bien d’autres régions, est sévèrement touchée par la crise économique et financière. La contraction de la demande mondiale a pour conséquence de faire chuter les importations et les exportations latino-américaines (de 70 % entre 1929 et 1932), alors même que celles-ci sont le fondement de sa croissance économique.
Cette forte dépendance vis-à-vis du monde extérieur, et notamment des États-Unis, signe la fin (du moins pour un temps) de son modèle de développement basé sur la promotion des exportations.
Cette période de crise, qui se conjugue par une hausse du chômage et de la pauvreté, trouve alors une réponse dans un discours populiste qui va tenter d’impulser des changements économiques majeurs.
Dans le sillage du caudillisme (doctrine politique reposant sur un homme fort, le caudillo ; ce leader, souvent charismatique et à la tête d’une armée, accède au pouvoir par des procédures informelles, mais bénéficie d’un soutien populaire), des leaders profitent de la politique du « bon voisinage » mise en place par T. Roosevelt afin d’entreprendre des réformes ambitieuses.
Un encadrement des forces de gauche
De manière générale, les différents gouvernements populistes procèdent à des nationalisations et développent la production industrielle afin de satisfaire une demande interne. L’objectif de cette politique est simple : sortir de la dépendance aux importations afin de relocaliser la production à l’intérieur du pays. Pour ce faire, ce processus d’industrialisation par substitution aux importations (ISI) se base avant tout sur un État interventionniste et sur l’instauration de mesures protectionnistes.
Face aux mobilisations induites par la crise, ces gouvernements réussiront à tirer leurs épingles du jeu en mettant en place une législation sociale et en incorporant les classes ouvrières dans des partis politiques et dans des syndicats. Que l’on ne s’y méprenne pas : à l’exception de quelques dirigeants (L. Cardenas et J. Perón), ce populisme permet avant tout à la classe dirigeante de se maintenir au pouvoir et vise à limiter l’influence des partis de gauche, vus alors comme une menace pour l’oligarchie. Comme le souligne Olivier Dabène :
« Ce populisme a de paradoxal le fait qu’il va [s’employer] à préserver l’ordre oligarchique, remis en question par la crise du modèle exportateur, non pas en réprimant mais en intégrant les classes populaires aux régimes politiques. »
Pour autant, de nombreux pays n’ont pas la chance de disposer d’un gouvernement tenant un discours aussi favorable aux travailleurs. Entre 1930 et 1933, pas moins de huit pays (Argentine, Brésil, Équateur, Guatemala, Panama, Pérou, Salvador et Venezuela) sont victimes d’un coup d’État, instaurant de fait un régime autoritaire notamment vis-à-vis des partis progressistes qui représentent à l’époque une menace.
Finalement, bien qu’ayant renforcé indéniablement l’emprise du socialisme et du communisme dans la région, la période d’après-crise sera avant tout marquée par des leaders populistes qui, lorsqu’ils ne mènent pas de politiques autoritaires assimilables au fascisme, s’évertueront à contrôler et à encadrer les partis de gauche.
Un bref tournant favorable pour la gauche…
La période d’après-guerre marque toutefois une nouvelle étape pour ces partis de gauche. Ces derniers obtiendront une plus grande marge de manœuvre à partir de 1944, moment où les principales dictatures commencent à tomber. Au total, entre 1944 et 1946, pas moins de sept pays changent de régime et renouent avec la démocratie. C’est par exemple le cas de l’Argentine (arrivée au pouvoir de J. Perón), de la Bolivie (en 1946), du Brésil (fin de l’Estado-novo en 1945) ainsi que du Guatemala (en 1944). Par ailleurs, ce dernier exemple illustre parfaitement la tournure que prendront les événements à l’échelle continentale.
Les gouvernements autoritaires chutent, permettant à des réformateurs d’arriver au pouvoir. Par exemple, prenons le cas guatémaltèque : le dictateur Jorge Ubico est contraint de laisser sa place au réformateur et socialiste J. Arévalo. Pendant ces six années de mandats, ce dernier s’évertuera à profondément moderniser son pays en instaurant une nouvelle constitution, un nouveau code du travail et en lançant une vaste campagne d’alphabétisation (70 % d’analphabètes dans la population). Son successeur, J. Arbenz continuera dans la même voie et cherchera à redistribuer la terre alors très inégalement répartie. Cette réforme (decreto 900) sera très mal acceptée par les propriétaires terriens qui convaincront le gouvernement étasunien d’intervenir militairement (opération PBSUCCESS), mettant ainsi fin à l’expérience démocratique du Guatemala.
…endigué par la lutte contre le communisme
Comme illustré avec le triste cas guatémaltèque, cette embellie démocratique (1944-1946) est en réalité de bien courte durée. Très rapidement, le contexte international de l’époque – à savoir la lutte contre le communisme – vient rattraper cette euphorie. Désormais bien loin de la politique du « bon voisinage », les ingérences se multiplient et le séisme provoqué par la révolution cubaine (1959) amène les militaires à procéder à de nombreux coups d’État préventifs. Ces répressions s’intensifieront au fur et mesure que la guerre froide avance, et ce malgré un bref retour au pouvoir (fin 1960 et début 1970) de quelques dirigeants (Salvador Allende) ou militaires réformateurs, tels que le Panaméen Omar Torrijos ou le Bolivien Juan Jose Torres.
L’histoire de ce général bolivien permet d’ailleurs de comprendre le climat d’extrême violence dans lequel était plongé le continent à cette période (1970-1980). Ce général, appartenant à la branche nationaliste et réformateur de l’armée bolivienne, parvient à accéder à la présidence en effectuant un contre-coup d’État contre Alfredo Ovando Candia (qui lui-même avait effectué un coup d’État contre un président démocratiquement élu). Rapidement, ce dernier tient un discours radical vis-à-vis du capitalisme et doit, face aux pressions étasuniennes et conservatrices, s’exiler en Argentine. En tant que socialiste, il sera, quelques années plus tard, tué dans le cadre de l’opération Condor. À titre de rappel, l’opération Condor est une campagne d’assassinats menée dans les années 1970 par les dictatures militaires, afin d’éliminer les menaces socialistes et communistes (notamment les guérillas).
Autrement dit, durant l’ensemble de cette période dictatoriale et jusqu’à la vague de démocratisation initiée dans les années 1980, les différents partis de gauche (à l’exception de Cuba) se verront muselés, créant une confrontation particulièrement violente entre les guérillas (Tupamaros, Montoneros…) et les dictatures militaires.
Pour poursuivre la lecture de ce bilan politique, rendez-vous au prochain épisode où nous traiterons les questions de la crise de la dette et de la « vague bleue ».