Sujet brûlant au Mexique, le Chiapas est un concentré des enjeux de l’Amérique latine : violence, drogue, migrations, indigènes…
Introduction
Le Chiapas, bien que principalement connu pour ses conflits sociaux et ses luttes indigènes, subit de plein fouet une escalade de violence liée au trafic de drogue. Frontalier au Guatemala, le Chiapas est devenu une route clé pour le transport de drogues depuis l’Amérique centrale vers le nord, notamment vers les États-Unis. Autrefois berceau de la révolution zapatiste et fervent défenseur d’une autonomie fédérale, le Chiapas est désormais « une zone grise » abandonnée par les autorités.
Les origines du conflit
Les ONG et les spécialistes s’accordent : l’assassinat de Ramón Gilberto Rivera Beltran, alias Gil Junior, en 2021, par le Cartel de Jalisco Nueva Generación, est la cause première de l’escalade de la violence.
El Centro Frayba souligne, dans un rapport de 2023, qu’à partir de sa mort « se han presentado en la entidad – Chiapas- disputas por el control del territorio por grupos criminales con una violencia exacerbada ». La mort du représentant du Cartel de Sinaloa au Chiapas laisse un vide et des conflits internes apparaissent. En situation d’hégémonie dans la région jusqu’en 2022, l’organisation criminelle perd du terrain.
Dès lors, le Cartel de Jalisco Nueva Generación en profite pour avancer ses pions depuis la côte Pacifique. En ascension fulgurante depuis une décennie, l’objectif d’El Mencho, leader du CJNG, est clair : relier la côte Atlantique pour s’assurer le contrôle de la frontière avec le Guatemala, seul point d’entrée terrestre (avec Belize) pour la drogue et les migrants.
Le juteux trafic des migrants
En effet, aux sources du conflit se trouve également le juteux commerce des coyotes/passeurs. Le Chiapas est un point de passage obligé pour rejoindre le Nord du Mexique (voir schéma ci-dessous).
Pour en savoir plus sur les phénomènes migratoires en Amérique latine, tu peux retrouver un article ici.
En 2023, plus d’un million de migrants ont franchi la frontière entre le Guatemala et le Mexique, ce qui représente une manne non négligeable pour les groupes criminels. Ces derniers facturent un droit de passage aux migrants, les extorquent ou, pire, les kidnappent. Afin de s’épargner des kilomètres à pied, certains migrants se laissent tenter par des passeurs peu scrupuleux qui leur offrent le trajet gratuit. À leur arrivée, des hommes armés et cagoulés les attendent et les dépouillent. Une enquête d’El Pais révèle les pratiques inhumaines des cartels : des migrants seraient enfermés dans des poulaillers en attente du paiement de leur dette.
Les femmes en sont les principales victimes, souvent contraintes à la prostitution pour payer le passage. À ce sujet, des associations de défense des femmes soulignent l’augmentation des maisons closes et des féminicides au Chiapas. Malheureusement, leurs cadavres sont souvent retrouvés dans des fleuves à proximité, comme « el río Suchiate », ou le « fleuve des cadavres sans nom ».
Les habitants sont pris pour cible
Les locaux sont aussi victimes de cette « guerre civile », pour reprendre les mots de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). Pour résumer, les délinquants commandent, les locaux obéissent. On retrouve les méthodes classiques utilisées par les cartels : obligation pour les commerçants de leur reverser une partie de leur chiffre d’affaires, de s’octroyer leurs « services de sécurité » pour éviter les ennuis, ou même de les héberger.
Les journalistes et les politiques sont aussi pris pour cible. Un exemple : Ariel Grajales Rodas. Ce journaliste a froidement été assassiné le 21 août dernier. Son article dénonçant les extorsions subies par les commerçants lui a coûté la vie. Un autre exemple : Lucero López Mapa. En pleine campagne électorale, de retour d’un meeting politique, la candidate à la mairie de La Concordia est assassinée par un commando armé.
Traditionnellement, lors d’affrontements entre cartels, les locaux ne sont pas pris pour cible. Mais, maintenant, les habitants sont utilisés pour créer des barrages humains afin d’empêcher l’arrivée de l’armée ou de groupes ennemis. En août 2024, tous les habitants de Motozintla ont été forcés de se réunir dans une station essence afin de bloquer l’accès à la ville. Tous les magasins ainsi que les transports publics ont été mis à l’arrêt sous ordre des criminels.
À présent, les cartels s’en prennent à l’administration et aux militaires
Voici deux exemples :
- Le 27 juin 2023, des membres du CJNG prennent en otage 16 fonctionnaires de la Secretaría de Seguridad y Protección Ciudadana. Le cartel demande la destitution du gouvernement local, qui serait aux mains du cartel de Sinaloa. Ce coup de force révèle au grand jour l’ampleur des conflits au Chiapas.
- Le 19 août dernier, une base militaire de La Sierra Fronteriza a subi une attaque de drones chargés aux explosifs. Plus tôt dans l’année, sept militaires en patrouille ont trouvé la mort. Dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux, les criminels euphoriques dépouillent les cadavres qui gisent au sol.
En résumé la situation est plus que jamais préoccupante. Les écoles et hôpitaux sont désormais ciblés, tout comme la capitale touristique du Chiapas : San Cristobal de Las Casas.
Une statistique qui fait froid dans le dos mérite notre attention : les cas de disparitions au Chiapas ont augmenté de 285 % entre 2019 et 2023.
Une histoire qui se répète
Ce n’est pas la première fois que le Chiapas est en proie à des violences. À vrai dire, cela fait plus de 30 ans que la situation dure : violences, conflits, misère, disparitions, guerre contre l’État… On assiste juste à un changement des acteurs du conflit. Un petit rappel s’impose.
Dirigée par le sous-commandant Marcos, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN), un groupe révolutionnaire principalement composé d’indigènes, prend les armes en 1994 pour protester contre la marginalisation des peuples autochtones et les effets néfastes de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA).

Cependant, le soulèvement zapatiste a été sévèrement réprimé par le gouvernement mexicain (150 à 200 morts), entraînant une militarisation intense du Chiapas. Pour apaiser la situation, l’EZLN a cherché à établir un dialogue avec le gouvernement mexicain, notamment à travers les accords de San Andrés (1996), qui visent à reconnaître les droits des peuples indigènes. Les accords se basent sur quelques principes fondamentaux :
- Le respect de la diversité de la population indigène du Chiapas.
- La conservation des ressources naturelles dans les territoires utilisés et occupés par les peuples indigènes.
- Une plus grande participation des communautés indigènes dans les décisions fédérales.
- L’autonomie des communautés autochtones face à l’Etat fédéral.
Mais ces accords n’ont jamais été pleinement mis en œuvre
Ceci a laissé un profond ressentiment parmi les communautés indigènes. Cette répression a laissé un héritage de méfiance envers l’État, ainsi qu’une fragilisation des institutions locales.
La militarisation et la violence qui ont suivi cette répression ont ancré un climat d’instabilité et de division au sein des communautés rurales, créant un terreau fertile pour la résurgence des conflits. Un cercle vicieux a vu le jour. Cette militarisation a souvent exacerbé les tensions locales, renforçant les divisions entre les partisans de l’EZLN et ceux des forces gouvernementales ou paramilitaires.
Les cartels ne sont pas nécessairement liés directement au mouvement zapatiste, mais ils exploitent le climat d’instabilité créé par des décennies de répression et de marginalisation des populations indigènes.
La violence actuelle est donc liée, en partie, au prolongement de la militarisation initiale et au vide de pouvoir créé par les conflits non résolus.
Les Chiapanèques : entre désarroi et résilience
Face à cette flambée de violence, une partie des habitants est contrainte à l’exil. Chose inédite, des milliers de personnes fuient vers le Guatemala. En réalité, la majorité des locaux opte pour la résistance. Ne pouvant se fier aux policiers et aux militaires, des « gardes communautaires » voient le jour. Les hommes se réunissent et patrouillent armes à la main. Des barrages se mettent en place, le passage est filtré et les identités sont systématiquement vérifiées.
Dans la ville de Frontera Corozal, tous les hommes sont obligés d’y participer. Un couvre-feu a été décrété, l’alcool prohibé et les arrestations au faciès se multiplient. L’objectif est clair : empêcher que les cartels prennent le contrôle de la ville.

Partout dans l’État, les manifestations pour la paix se multiplient. A San Cristóbal de las Casas, ville relativement épargnée par les combats entre cartels, l’Église organise de grands rassemblements et met le gouvernement mexicain face à ses responsabilités. Pour le curé Marcelo Pérez, l’État doit restaurer la paix au Chiapas, car le temps presse. Il soutient que « Chiapas es una bomba de tiempo. Hay muchos desaparecidos, secuestrados y asesinatos debidos a la presencia del crimen organizado ».
Enfin, il convient de noter que, dans certaines villes, les cartels sont accueillis à bras ouverts, voire acclamés par les habitants. C’est sûrement en lien avec le passé conflictuel de cet État à forte connotation indigène. La défiance envers les militaires est toujours présente.
Le gouvernement central joue de ces exceptions, arguant à tort que tous les Chiapanèques sont de mèche avec les cartels. Le gouverneur du Chiapas déclare qu’au Chiapas, « on vit en paix ». Quant au président AMLO, il considère que la médiatisation de la violence au Chiapas n’est « qu’une simple campagne médiatique à son encontre ».
Quelles sont les issues possibles ?
Les espoirs de pacification sont maigres, voire inexistants. Si, pour le gouvernement, les choses se portent bien, la réalité du terrain diffère à bien des égards. Pour le moment, les mesures entreprises par México se résument à une simple augmentation des forces de l’ordre dans la région. On l’a vu, celles-ci aggravent les blessures mémorielles et ne participent en rien à l’amélioration des conditions de vie des habitants.
Dans un État où plus de 70 % de la population vit sous le seuil de pauvreté, les analystes s’accordent sur un point : il faut voir au-delà du spectre sécuritaire. Comme l’indique Manuel Balcázar, spécialiste des questions sécuritaires à l’université ITAM : « Este no es solo un tema de criminales, es un tema del Estado mexicano, de impulsar políticas de desarrollo económico y promoción social, porque estas zonas se han dejado en el abandono […] El Estado, al no brindar servicios básicos, provoca que surjan otros actores que puedan dar esos servicios. »
En résumé, l’abandon de cette région par l’État favorise l’implantation des cartels…
Vocabulaire
Los indígenas : les indigènes
Autóctono : autochtone
Escalofriante : terrifiant, effrayant, qui fait froid dans le dos
Cobro de piso : méthode d’extorsion qui consiste à exiger un « loyer » aux commerçants en échange de « protection »
La cana : le berceau
Las esperanzas : les espoirs
De lleno : de plein fouet
El párroco : le curé
Vivir bajo el nivel/umbral de pobreza : vivre sous le seuil de pauvreté
Una investigación : une enquête
Un tema candente : un sujet brûlant