Le multilatéralisme, souvent vu comme un mode de relations internationales, est-il dépassé ? N’est-il pas nécessaire pour relever les défis de demain ? Retrouve tout ce qu’il faut savoir dans l’analyse de ce sujet.
Définir le multilatéralisme
En géopolitique, le multilatéralisme désigne la concertation pacifique entre au moins trois États dans un cadre défini en commun. En d’autres termes, il s’agit d’une entente pluripartite, le plus souvent au sein d’une organisation interétatique.
Les premiers penseurs du multilatéralisme sont probablement les idéalistes du siècle des Lumières. Les premières négociations multilatérales sont anciennes (on peut penser aux traités de Westphalie de 1648, ou au Congrès de Vienne de 1814). Cependant, aucune institution multilatérale n’existe à cette époque.
Notre conception du multilatéralisme date plutôt du début du XXe siècle. C’est en effet Woodrow Wilson, avec son projet de Société des Nations (SDN), qui inaugure ce nouveau mode de relations internationales. Cependant, la SDN échoue car, à cette époque encore, les relations internationales sont de nature « hobbesienne » et restent gérées de façon bilatérale.
Ce n’est donc qu’après la Seconde Guerre mondiale que le multilatéralisme tel qu’on le connaît aujourd’hui s’impose. Suite aux massacres de cette guerre, le multilatéralisme s’impose comme une nécessité afin d’éviter de nouveaux conflits. Après la création de l’ONU par 50 États en 1945, différentes organisations multilatérales sont inaugurées. C’est le cas du FMI, de l’OMC, de l’OMS…
Pourquoi parle-t-on de fin du multilatéralisme ?
Cela part de différents constats. Le retour de la compétition entre puissances entraîne un retour de l’unilatéralisme. Les États préfèrent négocier de manière bilatérale en défendant leurs propres et uniques intérêts. C’est ainsi que certaines organisations multilatérales sont devenues des coquilles vides.
C’est le cas de l’OMC
Ce gendarme du commerce international est paralysé par la décision des États-Unis de ne pas nominer les arbitres de son organe d’appel (Organe de règlement des différends, ORD), et ce, depuis Obama.
Dans un contexte de tensions commerciales avec la Chine, on comprend donc que le multilatéralisme n’est plus une priorité. L’OMC a malgré tout permis la levée des brevets du vaccin de la COVID-19 dans un accord en 2022. Cet accord comprend aussi des négociations sur la pêche. L’ORD n’en est pas moins à l’arrêt.
Un autre exemple est le Conseil de sécurité de l’ONU
Les décisions y sont aisément paralysées par l’utilisation par un des cinq membres permanents du droit de veto. Cela n’a rien de nouveau, et la guerre froide fut la période où ce droit de veto a été le plus utilisé. Les États-Unis l’ont utilisé 43 fois concernant le conflit israélo-palestinien.
Depuis 2011, la Russie de Poutine l’utilise afin de bloquer les résolutions en Syrie. Au conseil de sécurité de l’ONU, on pourrait parler de multilatéralisme marchandé. Cette année, la Russie a par exemple voté pour étendre l’embargo à tous les rebelles houthistes (pas uniquement ceux du Yémen), en échange de quoi les États-Unis se sont abstenus dans les votes concernant l’Ukraine.
Le multilatéralisme a subi de plein fouet la crise de la COVID-19 et ses conséquences
La pandémie a été révélatrice de ce manque de concertation entre les États, lesquels sont entrés en compétition pour des masques ou des vaccins.
Par ailleurs, dans la crise économique déclenchée par la COVID-19, les investissements publics affluent. Ces subventions augmentent encore la compétition entre États. Le Build America, Buy America Act de Biden (2023) en est un exemple.
Enfin, concernant la crise climatique, le multilatéralisme ne semble plus être efficace.
Une référence résumant bien toutes ces inquiétudes est le livre de Julian Fernandez et de Jean-Vincent Holeindre : Nations désunies ? La crise du multilatéralisme dans les relations internationales.
Comment expliquer cette mort du multilatéralisme ?
Le regain de la compétition entre États et leur nécessité de défendre leurs propres intérêts et populations expliquent en grande partie le retour de l’unilatéralisme.
Cependant, les problèmes du multilatéralisme sont aussi systémiques
Les principales organisations multilatérales (souvent onusiennes) sont dominées par des puissances contestées (au premier rang desquelles les États-Unis). La représentativité des puissances émergentes (asiatiques notamment) n’est pas assurée.
Ces organes hérités de la Seconde Guerre mondiale ne se sont pas adaptés (ou très peu) au nouveau panorama géopolitique international. Malgré le fait que le Conseil de sécurité accueille 10 membres non permanents en son sein, le reste du temps, comme chaque pays vaut pour un vote à l’ONU, le Brésil et le Vanuatu ont le même pouvoir.
Par ailleurs, les institutions multilatérales ne sont pas adaptées aux défis actuels
Au sortir de la guerre, elles ont été créées et pensées pour défendre la paix, la sécurité et le développement. Aujourd’hui, elles se sont très peu adaptées aux défis démocratique, environnemental, sanitaire et numérique.
L’ONU, étant passée de 51 à 193 pays, ne s’est pas réformée. Quelques agences (comme la CNUCED ou le PNUD) ont bien été créées, mais cela n’est pas assez. C’est une des raisons pour lesquelles le multilatéralisme que l’on connaissait a laissé place à un régionalisme croissant.
À titre d’exemples, la Banque mondiale s’est vue progressivement éclipsée par la BA2I (banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, 2014, Pékin), la BAD (banque africaine de développement, 1964, Abidjan) ou la NBD (nouvelle banque de développement des BRICS, créée en 2014).
Le multilatéralisme n’a-t-il pas toujours été qu’un mythe ?
Les institutions multilatérales ont bien existé. Cependant, elles n’ont que très rarement été efficaces. Durant la guerre froide, les relations étaient plutôt bilatérales, puisque le monde était bipolaire. Depuis 2001, les États-Unis ne jouent plus le jeu du multilatéralisme. Washington a refusé de ratifier les statuts de Rome pour la création de la Cour pénale internationale (CPI, 1998). De même, ils se sont retirés des accords de Kyoto en 2001.
Le seul moment où le multilatéralisme a réellement fonctionné fut les années 1990. Au sortir de la guerre froide, le 11 septembre 1990, George W. Bush annonce l’avènement d’un « nouvel ordre mondial », fondé sur le droit international, la promotion de la paix et de la démocratie. Ce nouvel ordre s’appuie sur l’ONU, dont le fonctionnement n’était plus paralysé par la rivalité avec l’URSS. Le symbole de ce nouvel ordre fut l’intervention dans la première guerre du Golfe, en 1991. L’intervention en Sierra Leone en 1991 (MINUSIL) en est un autre exemple.
En dehors de cette courte période faisant office d’exception, le pragmatisme des États empêche l’ordre multilatéral de s’imposer. Au sein du Conseil de sécurité, les cinq puissances ont, par le droit de veto, le droit de s’émanciper de cet ordre international et donc du multilatéralisme.
Quel avenir pour le multilatéralisme ?
Comme déjà évoqué, il semble que l’on tende aujourd’hui vers un régionalisme croissant. Le multilatéralisme devient un multilatéralisme marchandé et parfois déclaratoire. Cela désigne un multilatéralisme qui ne contraint pas. C’est le cas des COP (les États s’engagent, mais ne sont pas obligés) ou du pacte de Marrakech de 2018 (pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières).
Dans le même temps, les défis du XXIe siècle ne peuvent être résolus que par des discussions multilatérales. Le défi climatique en est l’exemple le plus évident. Le défi migratoire (lié au défi climatique) en est un autre tout aussi pressant.
Pourtant, l’espoir est encore permis : certaines institutions multilatérales semblent renaître. Ce pourrait être le cas de l’OTAN, « grâce » à la guerre en Ukraine, alors même que l’institution était en « état de mort cérébrale ». De plus, le « multilatéralisme social » de Kofi Annan semble survivre : des institutions onusiennes comme le PAM, le PNUD ou encore le HCR ne pâtissent pas des compétitions de puissances.
Le mot de la fin
Ainsi, les principales institutions multilatérales pâtissent du retour de la compétition entre États. Si certaines sont en panne, c’est aussi pour des raisons systémiques, puisque le multilatéralisme actuel est un héritage de l’après-guerre. Le multilatéralisme tend à devenir marchandé et déclaratoire, et se voit remplacé par un régionalisme croisant porté par certaines puissances émergentes comme la Chine, qui défend son propre ordre international.
Les défis du XXIe siècle ne peuvent être relevés que par le multilatéralisme, d’où la nécessité d’engager de profondes réformes. Le point de départ de ces réformes pourrait être les quelques institutions onusiennes qui ont survécu au temps, celles dites du « multilatéralisme social ».
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