Ses 4300 km de long, son dénivelé de 5216 m, son débit moyen de 15 000 m3/s (avant travaux) et surtout les 60 à 90 millions d’habitants qui en dépendent font du Mékong un des fleuves les plus impressionnants de la planète. Il forme un bassin de 795 000 km2 soit la surface d’un pays comme le Pakistan, il prend sa source en Chine et traverse tous les pays de la péninsule indochinoise : Myanmar, Thaïlande, Laos, Cambodge, Vietnam. La Chine détient donc une position préférentielle en amont du fleuve.
Comment le pays remet-il en cause par sa politique actuelle une situation stable depuis longtemps ?
Nous verrons que le Mékong était jusqu’à récemment le dernier des grands fleuves « libres » de la planète. Toutefois, malgré une tentative de gestion commune des ressources, les politiques d’aménagement chinoises ont mis fin à cette situation d’équilibre en matière de partage des ressources.
I – Le Mékong, dernier des grands fleuves « libres »
Le Mékong était jusqu’à récemment le dernier des grands fleuves « libres » de la planète ; en effet, plusieurs décennies de conflits géopolitiques ont empêché la construction de barrages ou autres aménagements.
Depuis sa source dans la région du Yunnan en Chine jusqu’à son delta à l’extrême sud du Vietnam, le fleuve a permis à de nombreuses sociétés depuis la nuit des temps de survivre. Aujourd’hui, plus de 60 millions de personnes vivent dans le bassin inférieur (Cambodge, Laos, Vietnam et Thaïlande) et en dépendent directement pour l’eau potable, l’alimentation, le transport et l’énergie. Les Chinois et les Birmans tirent eux aussi parti, directement ou indirectement, des eaux et des ressources du fleuve.
Il est d’ailleurs nécessaire de ne pas sous-estimer son apport économique. Par exemple, dans les plaines de Thaïlande, le bassin du Mékong rassemble la moitié des terres arables ; au Cambodge, le lac Tonlé Sap constitue l’une des zones de pêche en eau douce les plus importantes de la planète. Les Cambodgiens sont ainsi parmi les mieux nourris au monde même si le pays reste l’un des plus pauvres. La pêche est d’ailleurs pratiquée tout au long du fleuve pour atteindre 3 % des captures de poisson au niveau mondial.
Enfin, riche de 40 000 variétés de riz, le delta du Mékong est le grenier à riz du Vietnam. Il est responsable d’un tiers de la production et d’un tiers du PIB du pays.
De grandes métropoles ont lié leur développement au fleuve et font reposer leur puissance sur sa présence comme Vientiane au Laos, Ho Chi Minh Ville au Vietnam ou encore Phnom Penh au Cambodge.
II – Une tentative de gestion commune
Le Mékong fait l’objet depuis les années 1950 d’une mise en valeur des ressources en eau en faveur du développement économique et social. Un volet environnemental est rajouté au programme en 1995 avec la fin de la crise cambodgienne et l’ouverture du Vietnam.
Ce programme est soutenu dès le début par les Nations Unies, les États-Unis et de nombreux bailleurs de fonds européens. Il consiste en la mise en place d’un mécanisme institutionnel regroupant les pays du sous-bassin du Mékong : Laos, Thaïlande, Cambodge et Vietnam.
L’organisme en charge de ce programme se nomme la Mekong River Association (MRA). Elle repose sur le Mekong Agreement de 1995. Selon les textes, l’association est un organe intergouvernemental de coopération visant à assurer aux pays membres des bénéfices mutuels et à minimiser les effets négatifs sur les populations. Particulièrement, elle se focalise sur la quantité des eaux en saison sèche.
En revanche, dans les faits, les considérations éthiques à propos de la gestion du fleuve et de ses ressources restent principalement soutenues par des associations pro-environnement et des bailleurs de fonds extra-régionaux.
Le Mékong reste néanmoins depuis les années 1960 un fort vecteur de divergence en matière de sécurité régionale, de coopération et de représentation. Ainsi, les décisions de constructions hydrauliques sur le fleuve et sur ses affluents sont souvent prises unilatéralement par les États.
III – La politique volontariste chinoise d’aménagement du territoire met en péril cette gestion commune
En raison des conflits qui ont embrasé la région depuis la Seconde Guerre mondiale, le Mékong était resté épargné par les grands aménagements hydroélectriques. Il demeure encore aujourd’hui un réservoir unique de la biodiversité.
Toutefois, la paix et la prospérité que connaît la région depuis 25 ans sont en train de changer les choses. À l’heure actuelle, deux menaces principales pèsent sur les écosystèmes du fleuve et par la même occasion sur les moyens de subsistance de millions de personnes : la construction de barrages et les travaux visant à rendre navigable la partie amont du fleuve (destruction à l’aide d’explosifs, dragage de bancs de sable, etc.).
C’est la Chine qui a initié ces deux développements : il s’agissait d’une part de faire évoluer son bouquet énergétique vers plus d’énergie hydroélectrique et, d’autre part, de développer les voies commerciales qui la relient au sud-est asiatique, tout en affirmant sa position dominante dans la région.
Le premier barrage mis en service fut celui de Xiaowan dans le Yunnan. C’est le second plus puissant du monde derrière le barrage des Trois-Gorges, lui aussi situé en Chine. Le fleuve devient l’instrument d’une volonté chinoise de rayonnement et de profondeur stratégique mis en place avec le dixième plan quinquennal chinois (2000-2005). Par ce biais, des investissements conséquents ont été réalisés dans le Yunnan : construction d’un chemin de fer, dragage du fleuve, installations hydroélectriques, le tout dans le but de créer un « Rhin asiatique sous dominance chinoise ». Les objectifs de cette « Grande Stratégie de développement de l’Ouest » sont la mise en valeur des ressources naturelles abondantes, la réduction des disparités économiques ainsi que l’amélioration du niveau de vie des populations locales, dont la majorité sont issues de groupes ethniques minoritaires.
Ces barrages sont souvent pointés du doigt par les principaux acteurs de la région comme les écologistes, les médias et les populations riveraines. On les accuse en effet d’être responsables des phénomènes néfastes dont est victime la région : réduction de la population des poissons migrants, érosion des terrains riverains, augmentation des inondations, salinisation croissante des champs rizicoles.
Les dirigeants de la région critiquent notamment le manque de transparence du gouvernement chinois à propos de leurs installations hydroélectriques. Toutefois, la MRA se révèle bien incapable de contester ces décisions à l’heure actuelle.
Par ailleurs, les divisions et les rivalités au sein de la péninsule indochinoise empêchent une cohésion entre les pays en aval pour pouvoir adresser une réponse politique franche au puissant voisin. En outre, le Laos et le Cambodge voient en la Chine un moyen d’échapper à l’emprise du Vietnam sur la péninsule ainsi qu’à l’influence thaïlandaise dans la région. De même, le Myanmar fait partie des satellites chinois dans la région.
Afin de lutter contre la domination chinoise dans la région, le Vietnam mise par exemple sur une stratégie de revers en approfondissant ses relations avec l’Inde, la Russie mais surtout les États-Unis (au travers du traité transpacifique notamment).
Conclusion
Le Mékong est comme tout grand fleuve vecteur de développement et de prospérité dans une région principalement constituée de pays émergents. Dernier des grands fleuves épargnés par l’activité humaine, il subit finalement depuis 25 ans la loi de la grande puissance régionale, à savoir la Chine qui n’a cessé de vouloir aménager son territoire afin de répondre à ses impératifs sociaux et économiques. Logiquement, les autres pays que traverse le fleuve tentent de lutter contre cette mainmise étrangère mais peinent à s’unir afin de proposer une réponse politique claire et efficace.