Sujet incontournable pour une étude de cas ou une sous-partie à part entière, les FTN font depuis longtemps partie des acteurs géopolitiques clés au même titre que les États, ONG, organisations intergouvernementales… Une entreprise, ou firme, est une organisation vouée à la production de biens ou de services marchands à des fins lucratives. Une FTN (firme transnationale) est une entreprise présente dans de nombreux pays par l’intermédiaire de filiales. Les FTN sont donc par essence connectées à la mondialisation. Quelles sont les relations entre les FTN et les territoires ? Entre les FTN et les États ? Entre les FTN ?
Perspective historique
Les entreprises se sont d’abord internationalisées, c’est-à-dire qu’elles ont cherché à écouler leurs stocks sur des nouveaux marchés. Pour cause, un marché national saturé ou hyperconcurrentiel arrivé à maturité. Ainsi, Ford a ouvert en 1908 à Paris, puis en 1909 à Londres, des espaces de vente pour écouler les Ford T produites aux États-Unis.
Puis, les entreprises ne se sont plus contentées de vendre hors de leur pays d’origine, mais ont également décidé d’y produire. Réduire les coûts de transport, contourner les barrières douanières, répondre au succès commercial… Toutes ces raisons ont ainsi poussé les entreprises à devenir multidomestiques.
Les firmes sont véritablement devenues transnationales le jour où elles ont décidé de ne plus produire sur les marchés de consommation. Le coût de transport des matières premières et des produits finis ayant fortement diminué, il est devenu possible de concentrer la production dans un seul lieu choisi selon les « avantages comparatifs » (Ricardo) offerts par cet espace : faible coût de la main-d’œuvre, normes sociales et environnementales avantageuses… Ce n’est plus la demande, mais l’offre (conditions de production) qui est devenue le critère de localisation déterminant. Rapidement, les ZES (zones économiques spéciales) chinoises créées en 1970 sont devenues les « usines du monde ».
Si la production est devenue davantage concentrée géographiquement, la commercialisation est devenue au contraire de plus en plus étendue. Le marché étant pensé à l’échelle globale, ces firmes sont qualifiées de globales, ou transnationales.
Relation entre la FTN et son pays d’origine
Commençons par étudier le rapport entre la FTN et son pays d’origine. La FTN doit-elle se soumettre à la législation du pays d’origine ? Le rapport de puissance entre la FTN et l’État n’est-il pas remis en cause, voire en train de basculer jusqu’à l’émergence de FTN souveraines ?
Un lien indestructible avec le pays d’origine
Selon Susan Strange, quelle que soit l’internationalisation de ses opérations (lieux de vente et de production), une société « appartient, psychologiquement et sociologiquement, à sa région d’origine ». Les directeurs des FTN acceptent les souhaits et les ordres des gouvernements ayant émis leurs passeports et ceux de leur famille.
Cet ancrage national des FTN s’explique par le fait que seul l’État est capable d’assurer aides, financements et appuis diplomatiques ou géoéconomiques (plans de sauvetage publics), selon Laurent Carroué.
Les FTN savent également que les États ont les moyens de faire pression sur elles (amendes, régulations de la Commission européenne contre les GAFAM) par le pouvoir d’édicter des normes. Les FTN conservent donc dans leur pays d’origine leur centre de gravité et l’État est souvent actionnaire.
Étude de cas : Suite à la fraude de Volkswagen sur les émissions polluantes (2015), la firme a subi des lourdes sanctions venues des États-Unis. Ceci témoigne d’une forme de protectionnisme normatif insidieux des États-Unis au profit de leurs entreprises nationales.
Une remise en cause du lien historique : de la firme nationale à la firme apatride ?
Cette question est relativement récente. Les firmes américaines ont très longtemps été des agents de l’impérialisme américain, par exemple. Mais les FTN ont bel et bien perdu progressivement le rapport privilégié qui les liait à leur pays. Le patriotisme économique des firmes a été mis à l’épreuve par les avantages comparatifs offerts à l’ère de la mondialisation. Les FTN occidentales ont ainsi été accusées de détruire des emplois au Nord, au bénéfice des travailleurs du Sud.
Selon Robert Reich, Honda (siège social au Japon) mérite plus d’être qualifiée d’entreprise états-unienne que General Motors (siège social aux États-Unis). Pour cause, Honda emploie bien plus de salariés américains.
En France, 45 % du capital des entreprises du CAC40 est aujourd’hui aux mains d’investisseurs étrangers. 70 % des employés de ces mêmes entreprises travaillent hors de France.
Finalement, le nom de l’entreprise est parfois l’un des derniers liens unissant la FTN à son pays d’origine. Et encore, ce nom peut être changé à l’occasion d’une opération de rebranding, détruisant encore plus le lien originel. Par exemple, la DCNS (Direction des constructions d’armes navales de systèmes stratégiques) a été rebaptisée Naval Group en 2017.
FTN et mise en concurrence des territoires
Les FTN mettent en concurrence les États et les territoires. Plus précisément, elles mettent en concurrence les territoires au détriment des États.
Le rapport de force s’est inversé et les États n’ont plus le pouvoir de contraindre les entreprises à obéir. Les États sont réduits à courtiser les entreprises en faisant preuve de dumping social, fiscal, et de « city marketing » pour attirer les activités de production (ou de conception).
Selon Hervé Théry, dans Mondialisation, déterritorialisation, reterritorialisation (2008), le territoire devient une marchandise que l’on vend à coup de promesses (de réduction d’impôts, d’infrastructures performantes) et de valorisation de la qualité de vie. Il en découle, selon Susan Strange, une « asymétrie grandissante entre les États forts dotés d’un pouvoir structurel et les États faibles qui en sont démunis ».
Pour les territoires, le critère de l’accessibilité est majeur. La spécialisation du territoire est également déterminante. Suzanne Berger, dans Made in Monde (2006), parle d’un « monde en Lego », où les pays sont spécialisés dans des segments spécifiques, motif de leur inscription ou non dans la DIPP.
« En deux décennies, on serait passé d’une géographie fondée sur la disponibilité en facteurs naturels de production à une géographie dictée sur les modes d’organisation des entreprises. » Pierre Veltz
Le processus de sélection des territoires est donc très sélectif
Le monde des FTN est un système global, mais la stratégie réside dans l’échelle locale. C’est le paradoxe des transnationales. On parle donc de « Glocal ». Selon Laurent Carroué : « Si les FTN sont des acteurs territoriaux essentiels, leur mondialisation est très sélective. »
Une FTN, pour survivre dans la compétition acharnée à laquelle se livrent les grands groupes, doit accéder à une vision et à un fonctionnement de type global (triadique) [Kenichi Ohmae : La Triade. Émergence d’une stratégie mondiale de l’entreprise (1985)]
Une thèse pour illustrer la contestation des FTN : selon Noam Chomsky, les FTN sont des « tyrannies privées » et des « institutions totalitaires », car elles exercent un pouvoir de plus en plus important et en dehors de tout contrôle démocratique.
Compétition des FTN
Les FTN sont encore largement issues des pays du Nord, mais une recomposition rapide s’opère avec des FTN issues de pays émergents (20 %). Selon le classement Fortune Global 500 de 2019 (classant les dix principaux pays d’origine des FTN selon le nombre d’entreprises et la part de chiffre d’affaires), on retrouve la Chine à la première place, suivie des États-Unis et du Japon. La Chine a doublé les États-Unis pour la première fois en 2019, avec 129 entreprises dans le top 500, contre 121 pour les Américains. Au total, plus de 103 000 FTN sont recensées dans le monde.
La compétitivité-prix et la compétitivité-produit
La concurrence des entreprises s’exerce au niveau de la compétitivité-prix (vendre ses produits moins chers que les concurrents) et de la compétitivité-produit (vendre des produits plus attractifs et attirer des talents). Pour gagner en compétitivité-prix, les FTN misent sur l’externalisation des tâches considérées comme secondaires (administratives ou productives). Elles scindent les activités de production (pouvant être délocalisées) et les activités « plus nobles » de conception, qu’elles conservent et préservent de l’espionnage (Apple).
Pour augmenter la compétitivité-prix, les FTN peuvent également fusionner, racheter leurs concurrents ou une partie de l’activité des concurrents (IBM a cédé sa branche PC en 2005 à Lenovo). Des partenariats mis en place par les FTN permettent aussi de diminuer les frais de recherche et développement (Fiat et PSA pour développer leur monospace respectif). Pour autant, les firmes restent en constante compétition dans la course à l’innovation (très forte sur le secteur des téléphones portables notamment).
Identifier une FTN et ses responsabilités n’est pas toujours évident. En effet, le modèle de la « fabless company » (entreprise sans usines) se développe de manière croissante. Il s’agit d’une FTN ayant recours à des sous-traitants et étant donc indirectement implantée à l’étranger. Ces « firmes creuses », « firmes réseaux », ou encore « hollow companies » commercialisent sous leur nom des produits qu’elles ont pensés, mais qu’elles n’ont pas fabriqués. Nike en est un exemple. L’entreprise n’emploie que 18 000 salariés, essentiellement dans les pays du Nord, mais ses sous-traitants en emploient 650 000, essentiellement en Asie.
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