mer Noire

Entre le 11 et le 15 septembre 2023, les marines roumaine et américaine ont organisé l’exercice Sea Breeze 23.3, une manœuvre militaire dont l’objectif est de « concrétiser une vision commune de l’OTAN et des pays partenaires sur les problèmes de sécurité dans la région de la mer Noire ». C’est que, en raison des provocations russes, la situation en mer Noire et dans le delta du Danube est très tendue. Focus sur la géopolitique d’un espace maritime, la mer Noire, aussi stratégique que conflictuel !

Présentation

La mer Noire, anciennement appelée Pont-Euxin, ou « mer amicale », est une mer d’une superficie de 417 000 kilomètres carrés (auxquels il faut ajouter 37 600 km2 pour la mer d’Azov). Onze millions d’habitants répartis dans six pays (Turquie, Géorgie, Russie, Ukraine, Roumanie, Bulgarie) vivent à moins d’un kilomètre de ses rives.

Cet espace maritime est alimenté par trois fleuves principaux : le Danube, le Don et le Dniepr. Bordée par la péninsule anatolienne au sud, le Caucase et la Russie à l’est, l’Ukraine au nord et des pays européens à l’ouest, la mer Noire, longtemps sous influence ottomane, est un carrefour stratégique, à mi-chemin entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie, qui a âprement été disputé au cours de l’histoire. Comme le dit Serge Sur dans la revue Questions internationales, la mer Noire est un « espace de confins sous domination grecque, romaine puis byzantine, lieu mythique de la Toison d’or, le Pont-Euxin a été aussi bien cul-de-sac des empires que champ d’affrontement entre eux, et objet de vagues successives d’invasions ».

Une interface commerciale stratégique

À l’écart des grandes routes maritimes du commerce mondial, cul-de-sac entre l’Europe et l’Asie, la mer Noire demeure un espace important pour le commerce mondial. En effet, elle est l’exutoire des productions céréalières russes et ukrainiennes, dont dépend la sécurité alimentaire d’une grande partie du monde.

Les navires marchands acheminent par la mer Noire près de 40 % de la production mondiale de céréales et une large proportion d’engrais minéraux et de gaz naturel. Selon la FAO, « près de cinquante pays dépendent de la Russie et de l’Ukraine pour au moins 30 % de leurs besoins en blé d’importation. Ce pourcentage atteint même 50 % pour vingt-six de ces pays ».

De plus, les détroits des mers Noire et d’Azov constituent un accès aux eaux fluviales de la Russie et à la mer Caspienne, dont les compagnies maritimes opèrent à travers toute la Méditerranée. Par exemple, le canal Don-Volga, qui relie ces deux fleuves, joue un rôle primordial dans le transit fluvial russe et fait partie du corridor de transport international Nord-Sud, qui relie Saint-Pétersbourg à Bombay.

L’enjeu des détroits du Bosphore et des Dardanelles

Au XIXe siècle, le tsar Nicolas I souhaite profiter des tensions religieuses entre catholiques et orthodoxes sur la protection des lieux saints pour s’emparer des détroits des Dardanelles et du Bosphore, qui sont alors des possessions ottomanes. Ce faisant, il s’assurerait un accès aux « mers chaudes ».

Ainsi, la France, l’Angleterre et l’Empire ottoman s’allient en 1853 contre cette poussée expansionniste russe lors de la guerre de Crimée. Le traité de Paris, signé en 1856 et qui met fin à ce conflit, entérine entre autres la défaite russe ainsi que la neutralisation et la démilitarisation de la mer Noire. En 1918, à la suite de la défaite de l’Empire ottoman, les détroits du Bosphore et des Dardanelles sont placés sous contrôle international. Le traité de Lausanne de 1923 instaure la démilitarisation et la liberté de circulation au sein du détroit.

La convention de Montreux de 1936 régit dès lors les bases du fonctionnement de ces détroits. En temps de guerre, les navires des belligérants n’ont pas le droit de circuler dans le détroit sauf pour regagner leurs ports d’attache. C’est à la Turquie que revient le contrôle de ces voies stratégiques. La libre circulation des navires de guerre peut dès lors être suspendue si la Turquie s’estime menacée ou si les détroits deviennent des interfaces stratégiques dans le cadre d’un conflit. Ce fut le cas le 28 février 2022, soit quatre jours après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, empêchant ainsi la flotte russe d’être renforcée dans le bassin de la mer d’Azov, mais également les navires occidentaux de passer.

L’activisme russe en mer Noire

Ce n’est que sous Pierre le Grand que l’Empire russe a accédé à la mer Noire et a ensuite progressé dans le Caucase, où il a affronté pour la première fois la Perse puis la Turquie. Après une série de guerres avec l’Empire ottoman, la Russie a réussi à prendre pied dans la région de la mer Noire, en s’emparant notamment de la péninsule de Crimée, mais aussi des côtes est et ouest. Ces conquêtes lui ont permis de créer pour la première fois une puissante flotte navale.

Après 1991, Moscou n’a conservé qu’une petite partie de la côte de la mer Noire avec le port de Novorossiysk. Au milieu des années 2000, trois des six États riverains de la mer Noire, à savoir la Roumanie, la Bulgarie et la Turquie, étaient membres de l’OTAN. Tandis que l’Ukraine et la Géorgie commençaient à se rapprocher de l’organisation en vue d’une éventuelle adhésion. C’est dans cette dynamique que le sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008 a été perçu par la Russie comme la provocation de trop. Si la promesse d’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’Alliance faite lors de ce sommet est tenue, le Kremlin verrait la mer Noire se transformer en un « lac otanien ».

Aujourd’hui, la Russie reste, outre en Crimée, tout de même très présente autour du bassin de la mer Noire

Une présence qui est d’abord et avant tout militaire, comme c’est le cas en Transnistrie, dans le port de Sébastopol, et en Abkhazie. Sébastopol, au sud de la Crimée, est le port le plus important et le mieux placé stratégiquement de la mer Noire. Bien que situé en Ukraine jusqu’en 2014, il est resté une base de la marine russe après la chute du communisme. À la suite de la division de l’URSS, l’Ukraine, au terme d’un long conflit territorial l’opposant à la Russie, qui concernait d’ailleurs toute la Crimée, a accepté que cette dernière forme une « république autonome » de langue russe et a laissé à la Russie l’accès au port militaire.

La Russie considérait que le port de Sébastopol, base militaire créée par la Russie, n’avait jamais vraiment appartenu à l’Ukraine. Un contrat signé en 1997 entre les deux nations avait prévu un bail de vingt ans, pour un montant de 100 millions de dollars par an. En 2010, l’Ukraine, menacée d’être privée du gaz russe, a accepté de prolonger le bail de la Russie sur une partie du port de Sébastopol jusqu’en 2042. En s’emparant de la péninsule, Moscou s’assure le contrôle de ses meilleurs ports ainsi qu’une présence militaire massive dans la base de Sébastopol.

Le rôle de l’Union européenne en mer Noire

L’Union européenne soutient en 1992 la création de l’Organisation de coopération économique de la mer Noire. Une organisation internationale régionale qui se donne pour principales missions la coopération multilatérale entre les 13 États membres (Albanie, Arménie, Azerbaïdjan, Bulgarie, Géorgie, République de Macédoine du Nord, Grèce, Moldavie, Roumanie, Russie, Serbie, Turquie et Ukraine), dans les domaines politique et économique.

L’organisation a notamment mis en place la banque de commerce de la mer Noire, qui a pour but de soutenir les projets d’investissements d’infrastructures, de transports et de télécommunications. À plus large échelle, la stratégie européenne pour la mer Noire est incarnée par le projet « synergie de la mer Noire – Une nouvelle initiative de coopération régionale », lancé en 2008, qui s’inscrit dans la politique européenne de voisinage.

L’intérêt européen pour la mer Noire date des années 1990 avec de multiples enjeux. Il s’agissait alors de préparer l’élargissement de l’Union européenne, de promouvoir la démocratie libérale dans l’environnement européen et de diversifier les approvisionnements énergétiques. C’est que, pour Bruxelles, la région de la mer Noire a besoin de politiques actives et de solutions durables pour relever les défis transnationaux de taille auxquels elle est confrontée. La région est en effet fragilisée par de nombreux conflits actifs, enlisés ou gelés, hérités pour une bonne part de la dislocation de l’URSS en 1991. La question de la Transnistrie, en suspens depuis la guerre du Dniestr en 1992, territoire russophone de l’est de la Moldavie sécessionniste et désireux de se rattacher à la Russie, n’est pour le moment pas réglée.

Étude de cas : les litiges territoriaux roumano-ukrainiens

Malgré les frontières fixes définies en 1947 lors de la conférence de paix de Paris, l’URSS profite de la vassalisation de la Roumanie dans le contexte bipolaire de guerre froide, pour annexer quelques territoires roumains, dont cinq îlots sur le Danube, et l’île des Serpents au large de la mer Noire.

Avec la fin du communisme et l’indépendance de l’Ukraine en 1991, c’est désormais auprès de cette dernière que la Roumanie fait pression pour récupérer ces six îles. L’Ukraine ayant hérité de ces territoires. En 1997, la Roumanie, intéressée à l’idée de rejoindre l’OTAN, se voit contrainte par l’organisation de régler son différend frontalier avec l’Ukraine, en renonçant notamment à sa souveraineté sur les cinq îles et en partageant les eaux territoriales de l’île des Serpents, courtisées par les deux pays pour leur richesse en gaz et en pétrole. Après intervention de la Cour internationale de justice de La Haye, les îles furent attribuées à l’Ukraine. Tandis que les eaux autour de l’île des Serpents furent partagées.

L’enjeu environnemental en mer Noire

Au regard de sa superficie notable, la mer Noire présente à la fois une grande richesse biologique et une importante fragilité. Très fréquentée et bordée par de nombreuses installations industrielles, elle est soumise à des sources de pollution telles que les rejets fluviaux des principaux fleuves qui se jettent dans la mer (Danube, Dniepr et Don), les marées noires, l’accumulation de plastiques ou de mercure, affectant des écosystèmes particulièrement remarquables (à l’instar du delta du Danube) qui se retrouvent dès lors piégés dans cette mer quasi fermée.

Le développement rapide de la « morve de mer » depuis la mer de Marmara inquiète les autorités turques et menace gravement la biodiversité côtière en Turquie. En effet, cette mousse visqueuse est un danger pour les écosystèmes en tant qu’elle bloque la lumière du soleil et prive la faune et la flore sous-marine d’oxygène. Malgré la signature de la convention de Bucarest en 1992 pour protéger la mer Noire, les enjeux environnementaux restent pour le moment largement au second plan.

Te voilà maintenant au point sur la géopolitique de la mer Noire. Tu peux également consulter toutes nos ressources en géopolitique.